Considérations morales
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L'individu en crise

Mais, et de manière logique dans une perspective dialectique, ce n'est pas seulement le rapport au monde qui est en crise, mais aussi, en une boucle de rétroaction finalement assez logique, le sujet lui-même non seulement en tant que tel, en tant qu'individu mais aussi dans le rapport qu'il entretient avec lui-même et avec l'autre.

La crise de l'individu fut rapidement abordée à l'occasion de l'approche de la pensée nazie, il importe désormais de la prendre à bras le corps parce qu'elle engage à la fois la possibilité de la morale, du politique mais encore de la pensée.

L'émergence de l'individu

L'individu, ce qui ne peut être divisé, équivalent latin de l'ἄτομος grec qui a le même sens. La théorie atomiste dispose ainsi d'une réalité composée d'éléments premiers à l'opposé d'une représentation de la matière qui serait indéfiniment sécable. Si l'atome est lui-même composé d'éléments, il n'en reste pas moins un élément premier dans la mesure où il constitue la plus petite partie d'un élément chimique. Directement héritée des théories grecques d'un Démocrite qu'on trouve développée par Lucrèce dans son De rerum Natura la théorie des atomes permet à la fois de rendre compte de la permanence de la matière et du mouvement : de là naît à la fois l'idée de la combinatoire - le réel dans sa diversité et ses transformations est le résultat d'une combinatoire incessante - et celle de système.

Ici permanence et mouvement s'entremêlent : au fond, ce qu'il y a de permanent c'est justement le mouvement.

Mais l'individu prend un autre sens, à la fois psychologique, politique, social ; métaphysique, ontologique.

L'apport de Paul de Tarse

« Il n’y a plus, dit-il, ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni mâle ni femme » 1

C'est effectivement avec Paul de Tarse, lui-même révélateur par sa triple appartenance aux mondes juif, grec et latin de cette grande révolution, que débute la grande innovation du christianisme dans ce qu'il se voulut catholique c'est-à-dire universel. Résolue par le concile de Jérusalem, la question est cruciale qui va rapidement trancher l'histoire de l'antiquité en deux parties radicalement distinctes. Il n'est pas nécessaire pour le nouveau chrétien de se faire circoncire autrement dit la Parole s'adresse à tous et pas seulement aux Juifs. Sans en avoir l'air, on sort subitement de l'aire des religions nationales. Que le message christique enveloppe la loi mosaïque est une évidence et nombreuses sont les références dans le Nouveau Testament à l'Ancien pour mieux marquer la filiation

17 Ne pensez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes. Je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir.
18 En vérité je vous le dis, jusqu’à ce que le ciel et la terre passent, pas un seul iota, pas un seul trait de lettre de la loi ne passera, jusqu’à ce que tout soit arrivé.
19 Celui donc qui violera l’un de ces plus petits commandements, et qui enseignera aux hommes à faire de même, sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux, mais celui qui les mettra en pratique et les enseignera, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux.
20 Car je vous le dis, si votre justice n’est pas supérieure à celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux. 2

Mais en même temps, et de manière paradoxale autant qu'ostentatoire, il se veut aussi rupture : ce que l'anaphore (Vous avez appris ... mais moi je vous dis) du Sermon sur la Montagne illustre bien. Au Sinaï ce fut le peuple qui avait été exhaussé, c'est désormais l'individu qui est convoqué. C'est, assurément, question théologique que de mesurer ce qui d'ici à là réside de continuité ou de rupture et la question ne nous concerne pas. C'est, sans doute, question d'histoire autant que de métaphysique que de repérer ce qu'il y a de liberté ou d'obéissance requise : sans doute la Réforme mettra-t-elle plus aisément l'accent sur la liberté d'examen et de conscience quand Rome aura spontanément exigé plutôt l'obéissance à la loi. Question d'époque, d'interprétation sans doute mais le ver était dans le fruit dès le début et ce ver a un nom : l'individu.

Quand on analyse de très près le passage de la lettre aux Galates on repère en réalité trois données aussi importantes l'une que l'autre :

- l'opposition entre vivre selon la loi et vivre selon la foi

- un appel à la liberté

- l'érection de l'individu comme héritier

La première est une invite explicite à appliquer les préceptes de la loi et de n'en pas rester à leur seule observance formelle. Autant dire qu'il ne suffit pas, plus, d'être né de, et donc pas d'être circoncis et héritier de la longue lignée des Hébreux pour être sauvé ou seulement concerné par la Parole : encore faut-il la vivre. L'engagement est intérieur ; il est aussi individuel.

La seconde annonce un argument qu'on retrouvera beaucoup plus tard sous la plume de Rousseau : obéir aux lois qu'on s'est données c'est cela la liberté ! Tant que la loi n'est qu'un corpus extérieur à quoi l'on se soumet de manière formelle, l'on ne saurait être libre. Or c'est bien à la liberté que nous invite Paul ( 5,1). Ce que le grec appellerait sagesse par opposition à savoir, Paul l'appelle vivre selon la foi et non la loi. Or la foi n'est pas un engagement formel, elle est étymologiquement parole donnée, ce qui engage et suscite précisément la confiance. De la foi à la fidélité il n'y a qu'un pas : ce que Paul attend c'est précisément cet engagement total au service de Dieu, un engagement intérieur et non simplement l'observance de rites formels prescrits par la loi.

La troisième arrache l'homme a ses logiques d'appartenance et ce n'est pas pour rien que ce soit à propos de la circoncision que le propos s'enclenche : il ne s'agit pas, au nom de sa judéité, de se sentir héritier d'une parole, d'une promesse d'une alliance, mais au contraire de tenir sa part c'est-à-dire de s'engager. Ce qu'il est, le chrétien le doit être de lui-même et non par héritage et ne se définit ainsi que par son engagement. La référence à l'héritage est tout à fait intéressante (3,15) qui dit à la fois la rupture et la continuité. L'alliance n'est pas un contrat mais plutôt une promesse unilatérale par quoi Dieu donne tout mais ne reçoit rien en échange. Pour quoi le fidèle s'engage en tâchant de se montrer digne d'une promesse qui n'est pas biffable.

En germe, mais en germe seulement, on a ici réuni ce qui fera le grand apport de l'âge classique puis des Lumières : l'autonomie de l'individu.

Ce qu'est cet individu

On ferait presque mieux d'écrire ce qu'il n'est pas.

D'abord il ne se réduit pas à ses appartenances. Il est tout à fait remarquable que ces appartenances à la Loi, au Temple, à la Raison ne sont jamais présentées comme des facteurs de liberté mais au contraire de dépendance. Cet individu nouveau est un fils, mais adoptif. Il n'est pas héritier, mais choisi : c'est par son engagement qu'il devient. Ce je est d'abord un ensemble vide ; il n'a pas de nature préalable qui pré-déterminerait ses comportements ou ses choix ; ce je-là est hésitant : il croit, certes, mais avec toute l'hésitation de la foi et l'incertitude de la croyance.

Paul le relève de la Loi et le consacre à l'Esprit : il faut mesurer ce que ceci peut signifier au delà de l'engagement spirituel. Ce Je-ci est à l'intersection de tous les risques et finalement de toutes les tentations. Qu'il se plie à la loi, ne serait-ce que par conformisme et alors il risque d'être pris au piège de toutes les appartenances ; qu'il s'engage résolument du côté de l'Esprit et le voici, paria, méprisé voire persécuté, marginal dans un système qui n'entend que la conformité aux usages et à la Loi mais pis encore, incertain même de la validité du chemin qu'il emprunterait.

Ce qui est encore une autre manière de dire combien cet individu vaut la place qu'il occupe ou ne veut pas occuper dans le système. C'est ici toute l'aporie des premiers chrétiens qui durent bien inventer, à leur manière parfois rugueuse, souvent entêtée, une autre façon d'être au monde. S'en dégager totalement et risquer évidemment de ne pas faire souche ; s'y plier et risquer d'y perdre son âme. Son royaume n'est pas de ce monde mais comment y demeurer nonobstant ?

Il s'agit d'être une créature nouvelle (Gal ,6, 15)

dit Paul. Soit ! mais qu'est-ce à dire ?

Cette entreprise nouvelle de propagation universelle d'une subjectivité non référée à une culture, non liée à une langue au moins depuis la Pentecôte, non rattachée à quelque généalogie, non obligée par contrat... je ne dis pas que saint Paul la domine totalement, ni qu’il n’eut aucun prédécesseur, comme Socrate, Joël ou les Stoiciens, ni qu'il la réalise aussitôt dans le concret social et historique, je dis seulement que je lis dans ses Épîtres la plus puissante apparition de son projet. Projet si originaire et à si long terme que son geste dépasse sa date et son inscription locales pour participer au destin de l'humain depuis son émergence ; car ladite «nouvelle créature» bifurque ici du passé. Cet avènement participe, en amont, au temps évolutif de l'hominisation ; en aval, sa nouveauté reste toujours vierge depuis deux mille ans, encore et surtout de notre temps, où conduites et discours débordent toujours de l'archaïque libido d'appartenance, si puissante, si aveugle qu'au risque de racisme, tout le monde s'y réfère sous le nom d'identité ! 1

 

Rien, justement ! Sans aller chercher du côté de Sartre une réponse qui ne vaudrait que par analogie, on peut néanmoins avancer en tout cas que cette créature est totalement contingente. Elle n'a pas de nature ; seulement un engagement ! Elle n'a pas de certitude ; seulement des doutes et une espérance ! Tout au plus peut-on avancer qu'en récusant la logique d'appartenance elle répudie ce qui pouvait s'y trouver de mortifère et ce n'est certainement pas un hasard que ce soit les liens d'Amour qui soient ici mis en avant plutôt que la surenchère de gloire et de mérite. L'homme, dans la caverne de Platon suit peut-être un chemin difficile fait d'aveuglements, d'éblouissements, à l'aller comme au retour, mais il y a bien, au dehors, un modèle, une forme, une Idée à quoi se conformer. Exister pour lui, revient à poser ses pas dans des traces intangibles, ineffaçables. L'essence, oui, y précède toujours son existence.

A l'inverse exact, ici, une relation totalement unilatérale, sans contre-partie prévisible, sans gain assuré, qui est tout le contraire du contrat. Qui dit l'essentiel, c'est-à-dire le rapport à l'autre, où précisément l'on cherche au contraire de la dialectique, à échapper à toute spirale de la négation qui ne ferait que reproduire les conflits sans véritable espoir d'un quelconque retour.

C'est encore dire que cet individu n'existe que dans sa différenciation par rapport à tout ce qui n'est pas lui ; n'existe que dans la relation. Que ce soit avec Dieu dont il tente de prolonger la promesse, ou avec l'autre à qui il tend la main ou la joue, cet individu est tout sauf seul. Et pourtant ... !

Ce que Paul préfigure c'est bien cet homme qui marche et se construit dans sa relation à l'autre. Sans programme préétabli, sans instinct ou nature, sans code non plus qui lui fixerait la conduite à adopter, il fluctue ou décline tel l'atome de Lucrèce et fabrique sa différence dans cette chute même.

Au (tout petit premier !) bilan

On aura finalement assez peu avancé si l'on considère que l'émergence de cet individu ne règle aucunement ni sa nature ni la place qu'il occupe dans le système. Tout juste savons-nous que, dans une telle perspective, l'individu à la fois n'existe que dans sa relation à l'autre et ne se construit que dans cette relation elle-même.

Ensemble presque vide, ceci signifie-t-il que sa place serait déterminée au global par le système lui-même ? Non justement !

Ce qu'affirme Paul, et qui signifie l'exact avènement de l'individu c'est son autonomie qui implique sans doute de se mettre sous la Lumière de la foi et de la promesse, mais suppose que ceci provienne non pas d'un influx extérieur mais d'un mouvement intérieur - l'acte de foi. Le credo.

On retrouve ici une remarque de Nietzsche laissant à comprendre combien la morale était affaire de faibles et non de forts, d'individus si peu assurés de la moralité de leur comportement qu'ils eussent besoin de la bride de la Loi. Autre façon de dire que la moralité était affaire d'intériorité et non d'obéissance à la loi quelle qu'elle fût.

Ce que l'on aura en tout cas compris c'est ce qui gît ici de dynamique d'un ego qui se construit et qui jamais ne saurait être figé, à moins d'être écrasé. L'essentiel se joue ici, dans ce qu'on pourrait appeler un système ouvert. Il faut y revenir.

 

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1)M Serres