Considérations morales
Préambule Livre 1 : Sur la ligne Livre II Trois leçons Trois questions  

(en forme de bilan provisoire)
Les trois leçons de la fondation

On pourrait penser que le détour par les rites nous aura fait perdre notre temps : rien ne serait plus faux car nous y avons appris au moins trois choses qui nous servirons à plusieurs reprises :

- d'abord que c'est le même acte que de fonder et de moraliser. Il y va des principes, c'est-à-dire précisément de ce qu'on met hors-jeu, hors du jeu et qui règlera tout le système ultérieur

- ensuite que toute morale se joue à l'aune de la communication même si elle ne s'y réduit pas. Elle est parole qui invite à l'acte mais elle est en même temps un acte qui pose le problème du statut de celui qui parle. Elle est parole sur l'acte princeps qu'est la fondation

- enfin il s'y joue toujours la question du rapport à l'autre, à l'objet ou à l'autre homme.

Fonder est un acte moral

Tout montre que la question ne doit surtout pas être entendue sous le prisme de la chronologie mais bien au contraire de la logique : les fondateurs sont tous des orphelins - ou presque ; ils n'ont pas de terre et s'en cherchent. La fondation est à la fois un acte de rupture et de continuité et c'est bien ainsi qu'il faut l'entendre ne serait-ce que pour comprendre l'apparente contradiction qui peut exister entre le je ne suis pas venu pour abolir mais pour accomplir qui jouxte le sermont sur la Montagne qui n'est jamais qu'une anaphore de la rupture.

Mais à l'inverse toute morale suppose une (re)fondation qui oblige à scruter les principes que l'on enfouit ou que l'on tait ! Dans tous les cas, que l'on prenne le modèle romain ou mosaïque, toujours il est question du rapport à l'autre et donc d'abord de la reconnaissance ou de la négation de l'autre. Renvoie ainsi au premier des principes que nous avions suggérés qui seraient enfouis dans les murs mêmes de la fondation : la réciprocité*. Je ne puis parler à l'autre, mais aussi le combattre, qu'à partir du moment où je le reconnais comme un autre moi-même, un alter ego.

Fonder c'est transmettre

Obsession sans doute plus de la culture juive que du fonds greco-latin pour ceci que le moment de la création y semble résumer d'un seul tenant tout ce qui pourra surgir demain, ouvrant grand le champ de l'interprétation et de la prise au pied de la lettre de la conception d'une Parole Vivante, la transmission se joue à la fois de l'espace social et du temps. Celui qi fonde n'a d'autre ambition que de laisser des traces, ce pour quoi il les enfouit, n'a d'autre exigence que celle de sa propre prospérité. Ce qu'inaugure explicitement le prophétisme tient bien au fait irrécusable que le fondateur n'est jamais un initiateur mais bien au contraire toujours/déjà un transmetteur : il n'est pas au début mais toujours au milieu - un intermédiaire, un messager ; un ange. Il est le lien ; le liant. Celui qui, sans doute, retient à bout de bras et de parole, toutes les forces centripètes. Ce pourquoi il a partie liée avec le second principe : la solidarité. Ce pourquoi il est à la croisée des deux lignes, horizontale et verticale, reliant à la fois le sacré et le profane, et les membres de ce collectif qui tente de s'ériger en société. S'il ne l'est, en tout cas il le devient : Moïse est l'intermédiaire de ce Dieu qui pour la première fois non seulement parle mais écrit ; Romulus le devient, par cette apothéose étrange qui le voit disparaître, c'est-à-dire rappeler par les dieux. Parce qu'il est à la croisée, le fondateur entremêle tous les périls et les opportunités : qu'il vienne à défaillir et tout s'écroule !

Le récit des quelques défaillances 1 est riche d'enseignements qu'il faudra analyser, qui concernent au moins autant la figure du Satan pas toujours clairement distincte de celle de Lucifer, mais tous ces récits où brusquement la communication se brouille et où l'on a déjà repéré celle de Babel mais aussi celle de l'épisode du Veau d'or ; mais où il faudra entendre celle de la tentation du désert ou encore le triple reniement de Pierre.

Parce que liant, en même temps que lien, que processus beaucoup plus qu'état stable, la transmission, acte toujours à recommencer où se joue autant la trahison possible que le salut promis, est un lieu - sans doute le croisement de la ligne horizontale et verticale de ce chemin de croix que nous avons évoqué - mais un lieu de tension où se joue la définition du mal. Et donc de la valeur. Mais donc aussi de la faute et de la transgression, toujours plus ou moins conçue comme une usurption de place, une sortie, par quoi l'on cesse d'entre au mieu pour s'ériger en fin.

Fonder c'est parler : changer de logiciel

Passer de la parole à l'acte semble être le lieu commun de toute sagesse et de toute morale ; ne pas ajuster l'acte à la parole être le signe de l'usurpation par excellence, de la tricherie même ; de la faiblesse en tout cas. Pourtant fonder revient presque toujours à changer de logiciel et, notamment, à passer du registre de l'acte à celui de la Parole. Ce qu'illustre à merveille le récit d'Evandre 2. Mais ce n'est pas que passer du matériel au logiciel, de l'acte à la parole, c'est aussi - mais surtout - poser une hiérarchie. Le fondateur est toujours un hiérarque, et le pâtre toujours marche devant.

Cette parole parce qu'elle fixe la valeur a partie liée avec la pesanteur ; parce qu'elle dessine une ligne de partage, non seulement d'entre le permis et l'interdit mais surtout d'entre le pardonnable et l'impardonnable, a partie liée avec la grâce. Or, pesanteur et grâce concernent la troisième ligne, celle qui donne de la profondeur à notre schéma. Puis-je trouver en moi-même les ressources propres pour me conduire vers le droit chemin ou suis-je au contraire systématiquement enclin à verser du mauvais côté, bref suis-je ou non dépendant de la grâce et de la miséricorde et donc amené oui ou non à me soumettre et obéir ou, au contraire, à faire miens ces principes, tels sont bien les enjeux de ce changement de logiciel.

Il n'est effectivement pas de morale, non plus que de droit qui en découlerait, qui ne puisse s'ériger sans se poser la question de la nature des valeurs qu'elle met en scène : absolues ? mais alors quoi ou qui les soutient et légitime ? historiques ? mais alors peuvent-elles être autre chose que la consécration provisoire et fragile d'un état des moeurs à un moment donné ? La morale n'est-elle qu'un système théorique visant à poser comme absolus les principes qu'elle se serait donnés ou bien au contraire n'y a-t-il pas tout au fond, caché, un autre système qui lui répondrait comme en une superbe boucle de rétroaction, un système qui ne se maintiendrait que par la seule nécessité axiomatique - ou par une volonté transcendante ?

Tite-Live, comme le récit mosaïque nous enseignent que ceci revient finalement au même : que c'est ce fond-ci qu'il faut traquer et dont les interprétations justifieront les diverses conceptions de la morale que l'on peut étudier par ailleurs. Il n'est pas d'autre question que celle-ci qui est le pendant moral de celle, épistémologique, de la certitude : y a-t-il quoi que ce soit, au fondement, qui soit suffisamment absolu pour que nous puissions ériger notre monde sur son promontoire ? pouvons-nous survivre longtemps sans au moins mimer que cette fondation fût absolue. Penser le bien c'est, au choix, ou en supporter le poids le plus lourd, ou bien, s'offrir le luxe d'une grâce que rien ne pourra jamais justifier.

A moins, ce que nous avons déjà suggéré, que la valeur soit ne cette tension constante entre le sujet et l'objet, perspective assurément plus féconde que de vouloir chercher l'origine dans le sujet lui-même, ou dans l'objet seulement. Ce qui sera l'objet du livre III.

 

 


1) on pense évidemment à celui de l'ange déchu (Job ,1,7) qui inaugure le livre de Job mais aussi à ce moment si particulier où Moïse tente d'esquiver la mission à lui confiée (Ex 4,10)

2) lire