Considérations morales
Préambule Livre 1 : Sur la ligne Livre II: Introduction Trois leçons Trois questions rapport au monde le monde perdu révolution scientifique révolution technique

Les trois questions fondatrices,
les trois principes fondateurs
ou
l'hypothèse du cube

Nous avons évoqué dans l'introduction l'idée que toute morale se fondait sur quelques principes fondateurs qu'elle cachait au moins autant qu'elle ne les révélait. Le détour par les rites de fondation avait pour unique but d'en poser la légitimité. Or, effectivement, qu'on l'entende du côté du versant latin ou du côté biblique, il y a bien, enfoui, sous les murailles et dans les murs eux-mêmes, une histoire, de guerre ou de vol ; de ruse assurément ; une histoire de substitution.

Le mythe suggère ce qui est au fondement ; dessine les valeurs que nous cherchons. Sur le mode de la parabole bien sûr comme n'importe quel mythe mais justement, ce décor une fois planté, l'histoire peut commencer et donc le dessin de la cité puis, après le temps, l'espace, sur fond de ce récit que subtilement l'on va partager. Ce récit est le fond commun ; l'action que l'on détient et qui incarne la communauté.

Trois lignes se croisent ici nous l'avons dit :

- celle, verticale qui sépare le sacré du profane, dessine par le haut la sortie de l'indécision : celle-là dit la condition de l'homme, dit l'angoisse qui le saisit dès lors qu'il réalise être seul et sans certitude ; celle qui dit à la fois la crainte et l'espérance. Cette ligne se joue toujours sur le mode sinon du contrat en tout cas de l'alliance - du testament. Elle est ce qui fait se tenir ensemble le monde d'en haut et le monde d'en bas ; ce qui donne cohérence et solidité. Cette ligne est celle de la solidarité. Celle qui indique que, même séparé, il y a toujours quelque chose en face de moi qui me garantit de n'être pas seul. Certes ma conscience n'a de sens que face à une autre conscience, et rien que pour cela, cette ligne me fonde mais c'est que surtout c'est elle qui donne consistance au monde et signification à l'acte. On le verra toute remise en question de cette solidarité revient à ruiner l'être et à miner jusqu'à la possibilité même d'une morale. De ce point de vue elle est la valeur qui conditionne les deux autres ; la valeur originaire. Et, pour cela a à voir essentiellement avec le temps.

- mais il y a ensuite la ligne horizontale, celle qui distingue d'entre le dedans et le dehors. Cette ligne est celle de l'acte, celle de la création ou de la fondation. Celle qui dit ici l'ordre, la collectivité en train de se former qui tente d'échapper à la multitude ou au chaos, celle du droit et de la politique. Car elle sépare le même de l'autre et envisage le rapport au prochain. Où se joue le rapport de force maisaussi le contrat dont on présume toujours qu'il n'est valide qu'à condition de réciprocité. C'est sur cette ligne que se jouela question de la violence bien sûr que droit et morale tentent sinon d'endiguer en tout cas de canaliser. Plus que de fondation cette ligne dit le moment de la propagation, celui de l'institution et de l'ordre.

- dernière ligne enfin, qui donne du volume à tout cela, où se jouent les interprétations que l'on donne aux deux premières lignes. C'est elle qui va de la Révélation pure, dans tout son éclat, au mystère le plus épais, de la lumière à l'ombre ou si l'on préfère de l'orthodoxie à la mystique. Celle qui, dans le champ social insistera sur la liberté sans quoi il n'est pas de morale possible et la responsabilité sans quoi aucun ordre ne peut tenir mais qui dans l'ordre des valeurs pèsera de tout son poids sur la culpabilité originaire. Nul plus que le christianisme n'aura ferraillé autour de ce véritable paradoxe d'un libre arbitre sans quoi toute morale s'effondre qui pourtant ne se peut sauver sans l'aide de la miséricorde divine. C'est bien pour cela que cette ligne dessine le partage entre la pesanteur et la grâce. Qu'elle place l'individu, seul ou presque, face à lui-même en même temps que dans une soumission absolue devant son dieu, avec le double risque d'un côté de la présomption agitée à vouloir prendre seul son destin en main, la passivité, l'attente ou la prière, de l'autre, puisqu'aussi bien seule la volonté divine peut sortir l'homme de la nasse où il se serait fourvoyé.

 

Ces trois lignes se croisent bien en un endroit (un moment ?) : cet endroit est au mitant de la boite noire ; il est peut-être le lieu même où s'enfouit le prisme ; s'enterrent le cadavre, la caisse, le cercueil ou tombeau - θήκη - qui fera l'objet de l'Alliance διαθήκη. Ce point est l'intégrale de tous les autres : que l'on s'en écarte et l'on glisse imperceptiblement de la fondation à l'histoire, de la responsabilité à la culpabilité, des principes aux faits. Il ressemble à s'y méprendre à ce point qu'avait entrevu Leibniz qui rassemble tous les mondes possibles et qui ne peut s'entendre que du point de vue de ce grand calculateur qu'est Dieu. Point nodal de toute morale, enchevêtrement comme en une boucle de rétroaction, de la réciprocité, de la solidarité et de la grâce, il est en même temps ce qui permet de comprendre ce qui se joue en toute morale qui peut revêtir un caractère d'universalité.

Ce point fera l'objet du Livre III mais notre hypothèse est qu'il puisse s'entendre sous l'aune du forfait qui désigne à la fois la transgression, la sortie et l'intégrale. Elle consiste à supposer qu'il y a toujours la possibilité d'une lecture dialectique mais que précisément cette lecture dialectique ne peut opérer qu'à condition de sacrifier ou bien la grâce, ou bien la solidarité ou bien enfin la réciprocité. Que ce soit ainsi en terme de pensée complexe, et donc de système qu'il faille entendre les prolégomènes de toute métaphysique des moeurs et surtout pas en terme dialectique, ce que nous tenterons de montrer dans le livre II.

Car il nous faut bien entendre la rupture d'avec ces trois principes si l'on veut entendre à la fois en quoi ils fondent la morale mais en quoi ils dessinent ainsi en même temps la configuration du mal.

Et montrer ainsi à la fois la crise de l'objet et celle du sujet !