Considérations morales
Préambule Livre 1 : Sur la ligne Livre II Livre III solitudes  

Concevoir la morale comme un système complexe

En forme de second bilan

Le dieu dont l’oracle est à Delphes ne révèle pas, ne cache pas, mais il indique
Héraclite

De la lumière à l'ombre, de la Révélation au mystère, il y a une troisième ligne* : oblique, elle coupe les deux premières en un point précis qui doit bien en être l'intégrale. C'est en ce lieu précis, calculable sans doute mais insaisissable, assurément, que se situe notre point d'arrivée.

Reprenons : ce que nous cherchons depuis le début, c'est le coeur du système, ce sont les principes des principes comme si la morale était structurée comme le langage voire comme l'inconscient freudien. De couches en couches, le discours moral se couvre de préceptes, d'interdits, de dénégations et d'enthousiasmes qui tous tentent de trouver un sens mais ce faisant camouflent les fondations. Gratter chacune de ces couches revint dans un premier temps à repérer ce qui, d'un point de vue logique, et donc métaphysique, nous renvoyait au principe entendu comme Parole, Révélation. De ceci nous avons tiré que toute morale est oscillation autour d'un moment d'indécision.

Il est vrai que les morales traditionnelles s'appuyaient toujours sur une référence présentée comme absolue dont la révélation mosaïque demeure le paradigme ; mais vain de le répéter, car si les Tables de la Loi disent péremptoirement ce qu'il ne faut pas faire, elles laissent grand ouvert l'évantail de ce qu'il me faut faire et ne supprime pas, de loin pas, ce moment d'indécision où le sujet se demande quoi et comment faire dont il portera à jamais la responsabilité. La moralité, assurément est dialogue né de la confrontation d'entre sujet et objet, et ne réside exclusivement ni dans l'un ni dans l'autre. Il est vrai que les morales traditionnelles se sont effondrées sous le double coup de butoir de la mort de dieu d'une part, et de l'effritement de l'ego, d'autre part. Nos références ont cessé d'être absolues - et nos valeurs avec ; quant au sujet, même plus maître dans sa propre maison, tout entier traversé par l'intériorisation plus ou moins réussie des interdits sociaux, il paraît plus soumis que véritablement acteur. Mais écrire ceci est vain, tout autant, si ceci devait revenir à constater l'effondrement de toute morale : Nietzsche en demeure l'exemple parfait, lui qui, plus que d'autres, aura dit ce qui était bien ou mal.

La moralité est un territoire d'où l'on ne sort pas en sorte qu'il semble peu évident que l'idée d'amoralité puisse seulement avoir un sens : il n'est pas un acte que nous puissions perpétrer qui ne comporte, implicite ou explicite, une évaluation préalable ; agir revient toujours à poser - ou supposer - que la finalité de notre action soit bonne, souhaitable, désirable et élaborer une stratégie, une démarche ou une méthode pour y parvenir revient à poser ou supposer mauvais ce qui viendrait y contre-venir. L'immoralité est toujours l'acte de l'autre quand il me heurte.

C'est là sans doute le premier sens que l'on peut donner au forfait dont nous tentons ici d'établir la théorie : sortir de la question morale, franchir le sillon revient toujours à conquérir de nouveaux territoires, à se les annexer ; à faire donc rentrer ce qui était dehors. Le moraliste, peu ou prou, demeure un berger tentant de faire entrer ses agneaux au bercail. La moralité est un bloc ; un package comme on dirait aujourd'hui, où entrée et sortie, transgression et régression se disputent le respect.

La première ligne que nous avions dessinée fut celle, verticale, qui sépare le sacré du profane, dessine par le haut la sortie de l'indécision : elle configure la condition de l'homme mais dit en même temps l'angoisse qui le saisit dès lors qu'il réalise être seul et sans certitude ; c'est pour cela qu'elle révèle à la fois la crainte et l'espérance, ambivalence si bien décrite en ce Dieu qu'avec le même terme l'on aime en même temps que craint. Cette ligne se joue toujours sur le mode du contrat, de l'alliance - du testament. Elle est ce qui fait se tenir ensemble le monde d'en haut et le monde d'en bas ; ce qui donne cohérence et solidité. Cette ligne est celle de la solidarité. Celle qui indique que, même séparé, il y a toujours quelque chose en face de moi qui me garantit de n'être pas seul. Certes ma conscience n'a de sens que face à une autre conscience, et rien que pour cela, cette ligne me fonde mais c'est que surtout c'est elle qui donne consistance au monde et signification à l'acte. On le verra toute remise en question de cette solidarité revient à ruiner l'être et à miner jusqu'à la possibilité même d'une morale. De ce point de vue elle est la valeur qui conditionne les deux autres ; la valeur originaire. Et, pour cela a à voir essentiellement avec le temps.

Mais, et l'on ne saurait trop le souligner, cette ligne a partie liée avec l'angoisse, avec la solitude. Ligne métaphysique par excellence, elle révèle le fond de l'affaire, ce qui, enfoui, nous fonde et détermine, qui ressemble furieusement à un cadavre. Celui du meurtre primitif, de la crise oedipienne si l'on veut adopter un registre freudien - et si on devait le prendre dans cette acception-ci, la question morale se résumerait effectivement en un interdit de la violence et donc au statut de celle-ci, consubstantielle de l'homme ou au contraire accidentelle.

Je gage pourtant qu'il y retourne de quelque chose de bien plus essentiel, de plus profond, de plus engageant.

C'est ce qu'au fond aura révélé la seconde ligne, celle horizontale : celle-ci, parce qu'elle est celle de l'action et donc de la création, dit l'ordre et la collectivité en train de se former : c'est celle du droit mais aussi de la politique ; elle sépare le même de l'autre et concerne donc bien le rapport au prochain. C'est moins la ligne des fondements de la morale que celle de la morale proprement dite, en tant qu'elle s'institue dans les lois, les normes ; dans l'action politique enfin. C'est la ligne de la propagation ; de l'extériorisation. Ce qu'elle a révélé c'est combien, en dépit même de l'interdit de la violence qu'elle tente de canaliser, la relation dialectique n'est jamais que le déplacement du champ d'application de cette violence et donc son prolongement, sa propagation qui tour à tour engage la négation du monde ; de l'autre et enfin, risque suprême, la négation de soi. Cette ligne c'est celle de la sacralisation, et donc de la victime émissaire. Ligne désespérante, mais plus encore désespérée que celle qui avoue qu'il ne lui est pas d'extérieur comme si la totalité qu'elle forme devait à terme tout avaler. Cette ligne c'est celle de la réciprocité, aussitôt proclamée que pourfendue, mais qui forme néanmoins la frontière irréfragable d'entre ce qui est tenu pour bon et ce qui est prohibé.

Mais cette ligne laisse ouverte la question du bien en postulant un consensus préalable - un contrat - noué de gré ou de force ; celle des choses.

D'où la troisième ligne, diagonale : celle-ci est autant imprévisible qu'insaisissable. Du plus profond, celé, au manifeste le plus éclatant, elle suggère l'intégrale des deux premières qu'elle croise en un moment précis, qui est celui de la fondation ; en un endroit précis qui est celui de l'intimité. Cette ligne va de la Révélation pure, aveuglante, au mystère le plus épais ; de la lumière à l'ombre ; de l'orthodoxie à la mystique souvent si aisément sulfureuse. Cette ligne est celle du prisme, parce que du volume, mais aussi du palimpseste tant il semble qu'il demeure toujours, sous la signification offerte, une autre, cachée, grattée qui eût elle-même effacé une autre plus archaïque encore. Cette ligne va du champ social qui insiste sur le doublet liberté/responsabilité sans quoi il n'est aucune morale ni aucun ordre possible qui pussent tenir mais qui dans l'ordre des valeurs suprêmes pèsera de tout son poids - et c'est bien après tout le sens premier de valeur - pour affirmer la culpabilité originaire. Nul plus que le christianisme n'aura ferraillé autant autour de cet incontournable paradoxe d'un libre-arbitre, condition de toute morale, qui ne saurait pourtant se sauver que par le truchement de la miséricorde divine ; autour de cette aporie invraisemblable d'un dieu tout puissant qui laisse pourtant filer le mal.Augustin

On ne comprendrait rien à l'acharnement de Saint Augustin à pourfendre Pélage si l'on oubliait que s'y jouait l'origine du mal- mais ceci relève de la classique théodicée qui n'a d'autre but que d'en innocenter dieu - mais que s'y joue aussi, sans doute surtout, ce que l'on attend de l'homme, ce sur quoi doit s'appuyer sa moralité, la puissance de son arbitre, ou la fidélité de sa soumission. Nul doute qu'avec le péché originel, le christianisme aura cru trouver l'équilibre entre liberté et soumission nécessaire ; mais tout aussi certain qu'il aura laissé, ce faisant, la question sinon ouverte, en tout cas pendante : ce qui fonde la moralité de l'homme, ce qu'il y a tout au fond, dans la boîte de l'alliance - διαθήκη - qui demeure, on le sait un cercueil, un tombeau. Alors oui, cette ligne va du contrat social à la surface à l'alliance, aux tréfonds : c'est bien pour cela que cette ligne dessine le partage entre la pesanteur et la grâce. Dessine toutes les nuances qui vont de la solitude radicale d'un homme, criblé de culpabilité face à lui-même, réduit à la soumission la plus absolue face à son dieu, à la présomption agitée à vouloir prendre en main son destin, en passant par toutes les nuances de la passivité, de l'attente et de la prière.

Cette ligne, intégrale des deux premières, est effectivement celle de la grâce : quelle que soit l'interprétation qu'on en donne, du sociologique au politique, de l'anthropologique au métaphysique, cette ligne trace, surtout à l'endroit où elle recoupe les deux premières, cet instant privilégié où, seul face à lui-même, le sujet détermine les principes de son action.

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