Considérations morales
Préambule Livre 1 : Sur la ligne Livre II Livre III solitudes suite

Solitudes

Déjà évoquée, la solitude me semble se présenter sous trois formes distinctes, qui, toutes, néanmoins signent ce moment si particulier de la morale en train de se fonder.

- la première, qui signe la détresse métaphysique, est bien celle que durent ressentir les victimes des camps : Dieu semblait avoir détourné le regard et, indifférent aux affaires humaine, laissé se commettre l'irréparable. Il ne fait aucun doute quz pour un croyant cette solitude est celle, radicale, d'une rupture de l'alliance, quand bien même dût-elle porter éventuellement l'espérance d'une nouvelle. 1

- la seconde, qui semble d'abord ne devoir être que celle méthodologique d'un doute maîtrisé (Descartes) porte toute l'espérance de l'humanisme mais signe en même temps l'impossibilité pour lui désormais de tremper ses certitudes à quelque source que ce soit, le condamnant à être, seul au monde de son espèce, l'unique et fragile donateur d'un sens, f'être finalement à la fois juge et partie.

- la troisième enfin, radicale, qui fait de chacun de nous une forteresse infranchissable qui nous empêche de ressentir jamais ce que ressent l'autre et nous condamne à une raison qui n'appréhende jamais que le même sans parvenir vraiment à saisir ce qui fait la spécificité de l'autre ; radicale parce qu'indépassable, sauf peut-être par le biais de l'art - et encore que de manière métaphorique - qui nous abandonne, face à la douleur, la mort ou tout simplement l'épreuve.

Celle-ci entraîne en réalité les deux premières. Revenons-y !

l'instant solennel et solitaire du jugement

C'est un point que nous avons déjà souligné : la moralité commence devant l'autre ; la question morale ne se pose pas dans la solitude de son intimité. 2

Qu'est-ce qui, finalement, oriente le sujet vers telle ou telle action ? Pour autant que Jaspers ait raison en affirmant que

Les actes que j’accomplis sont toujours, en derniers ressorts, individuels, et j’en suis moralement responsable ; cela est vrai de tous mes actes, mêmes politiques et militaires. 3

il y a bien un moment originaire où la volonté incline d'un côté ou de l'autre, où quoique déterminée par des motifs ou des mobiles, qui aggraveront ou atténueront sa responsabilité sans la suspendre vraiment, la volonté pèsera de tout son poids. Certes, parfois elle le fera en accordant son plein assentiment ; parfois seulement en se laissant entraîner par le cours des choses mais même ceci revient à approuver. Il y a bien, oui, un instant, où le sujet, explicitement ou implicitement par le cours où il laisse aller les choses, dit : je tiens ceci pour bien. Ce moment est intime, insaisissable et il l'est tellement qu'il faudra bien une instance extérieure pour l'attester, qu'il faudra bien un témoin, supposé neutre, qui donne à ce moment une réalité objective.

Rien n'est plus révélateur à ce titre que le récit du péché originel : 4

- Adam et Eve sont à ce moment précis, seuls : Dieu s'est éloigné. Tout a l'air de se passer comme si la dérogation à la loi, au principe, n'était possible que si ce dernier est absent, muet ou illisible. L'hésitation est marquée ici par la présence du serpent qui représente simplement le contre-pied systématique de l'injonction divine : tu ne mourras pas ; tu seras comme un dieu etc... Tout à l'air de se passer comme si la faute, tel l'enfant chapardant de la confiture, ne pouvait se réaliser que face à l'autorité absente, ou défaillante. Dans le récit de Tite-Live, ceci est représenté par l'incertitude des augures semblant donner raison, selon les critères, tantôt à Romulus, tantôt à Rémus. Eux aussi, pour sortir d'une indécision que la nature ne dénouait pas, n'eurent pas d'autre choix que de se retirer et d'attendre des cieux qu'ils donnent le la. Comment dire mieux qu'il n'y a pas d'évidence morale ? Suggérer de manière plus tragique qu'il n'est pas de bien - ou de mal - clairement visible et incontestable ? ou, plus exactement, que le choix se porte toujours entre un précepte qui se pose comme allant de soi et une raison ergoteuse, ratiocinante qui trouvera toujours des arguments allant contre. Tous les clichés illustrant, dans la tradition chrétienne, ce moment de l'hésitation viennent de là, présentant toujours ce dialogue impossible entre l'évidence du bien et l'argument du mal.

On a ici toute l'ambiguité du verbe tenter - à la fois essayer et entraîner, séduire- déjà présente dans le latin tempto par le truchement de la mise à l'épreuve. Or, en quoi consiste précisément la tentation - dans les deux sens - sinon dans le fait d'envisager l'acte non pas en lui-même mais dans ses conséquences ? Dès le départ, dans les soubassements les plus profonds de notre culture, dans les textes les plus anciens ou en tout cas dans ceux évoquant le moment de la fondation, on retrouve cette hésitation entre deux morales - celle que l'on appelle conséquentialiste et éthique de la vertu, qu'autrefois l'on distinguait entre morale de l'intérêt et morale du sentiment - qui est en réalité une hésitation entre deux logiques, l'une cherchant la vertu dans le sujet, l'autre dans les conséquences prévisibles de son action. La tentation consiste ici dans le glissement subreptice d'une logique à l'autre.

Jusque là, Adam était dans une position relativement claire :

 

 L'Éternel Dieu prit l'homme, et le plaça dans le jardin d'Éden pour le cultiver et pour le garder. L'Éternel Dieu donna cet ordre à l'homme: Tu pourras manger de tous les arbres du jardin ; mais tu ne mangeras pas de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras.

Un interdit doublé d'une injonction. Sous la métaphore agricole c'est le statut de l'homme en tant que créature qui se joue : cultiver et garder. Contrairement aux jumeaux qui sont des exilés en quête de terre, Adam en possède une qui lui fut confié. Contrairement aux jumeaux, Adam a une origine précise : la situation n'est pas la même, elle revient néanmoins au même. C'est un processus de genèse à quoi nous assistons on se trove à l'instant même de la fondation.

On sait la divergence d'interprétation pouvant exister entre la tradition juive et chrétienne sur cet épisode et il n'est pas vraiment question ici de les détailler mais le fait d'y voir - ou non - une faute ; le fait, par ailleurs d'y considérer une faute transmissible à toute l'humanité empêche évidemment de le tenir pour accessoire. Qu'on le veuille ou non on a affaire ici :

- à la première parole que Dieu adresse à Adam qui se traduit par un interdit

- à un interdit qui prend place avant la création d'Eve

- à un interdit qui n'est pas général puisqu'il s'accompagne à la fois d'un précepte - garder et cultiver - et par un interdit

- que l'arbre en question n'est pas le seul : s'il est au centre du jardin, il en est un autre - l'arbre de vie - auquel Adam non seulement peut mais doit s'abreuver.

La question du péché originel se présente en réalité sous deux formes distinctes :

- en quoi est-ce un péché ?

- en quoi est-il héréditaire ?

Elle est révélatrice de cette logique du prisme où nous entrons désormais et qui devrait achever de pouvoir donner un sens aux fondements de la mmorale que nous cherchons : au fond, il est le pendant, au début de l'histoire humaine, du génocide. Aussi scandaleuse que l'affirmation puisse paraître au demeurant, tout a l'air néanmoins de se passer comme si notre histoire était bornée à ses deux extrémités par deux fautes aussi radicales l'une que l'autre, même si elles s'opposent en ce que la seconde est manifestement, évidemment une faute alors que la première ne laisse pas de susciter interrogations et incertitudes ; mais qui se ressemblent au mois en ceci qu'elles semblent aussi indépassables l'une que l'autre.

Tout le parcours depuis le début montre que l'on ne peut penser le fondement de la morale sans les interroger - ce que nous fîmes déjà - mais désormais de les interroger ensemble en scrutant ce que leur dialogue peut offrir de volumes ou d'épaisseur. Toutes les lectures sont ici possibles qui ne s'excluent pas nécessairement l'une l'autre mais ce qui est néanmoins certain est combien la solitude a partie liée de ce moment.

suite

 

 
 

1) on ne peut évidemment pas ne pas songer au Éli, Éli, lama sabachthani ? de Mt, 27,46 qui renvoie à

Ps, 22

Mon Dieu! mon Dieu ! pourquoi m'as-tu abandonné, Et t'éloignes-tu sans me secourir, sans écouter mes plaintes? 22.2 (22:3) Mon Dieu ! je crie le jour, et tu ne réponds pas ; La nuit, et je n'ai point de repos. 22.3 (22:4) Pourtant tu es le Saint, Tu sièges au milieu des louanges d'Israël. 22.4 (22:5) En toi se confiaient nos pères ; Ils se confiaient, et tu les délivrais. 22.5 (22:6) Ils criaient à toi, et ils étaient sauvés ; Ils se confiaient en toi, et ils n'étaient point confus. 22.6 (22:7) Et moi, je suis un ver et non un homme, L'opprobre des hommes et le méprisé du peuple.

2) relire plus haut intimité

3) Jaspers, la culpabilité allemande

4) Gn, 3,1

5) Gn, 2,15-17

6) on trouvera sur akadem une conférence vidéo de G Bernheim sur la question (en audio)