Considérations morales
Préambule Livre 1 :
Sur la ligne
Livre II: Introduction Trois leçons Trois questions rapport au monde le monde perdu révolution scientifique révolution technique fin de l'agriculture Pandore

Disparition de l'agriculture

C'est assurément la plus étonnante mais aussi la plus brutale des ruptures de la période moderne. Pour ne prendre que l'exemple de la France, mais ces données sont connues, l'agriculture occupait encore plus de la moitié de la population active à la veille de la 1e guerre mondiale et en réalité jusque dans les années 30, pour ne représenter plus aujourd'hui qu'un pourcentage symbolique. L'honnêteté voudrait que l'on rajoute que la modernité aura dévoré en moins de temps encore l'industrie qui, née pourtant au milieu du XIXe, semblait devoir en être la caractéristique principale au profit d'un secteur tertiaire qui prend de plus en plus rapidement des allures virtuelles ou digitales.

Révolution ? Que non pas : il n'y a ici nul retour en arrière ! mais au contraire véritable rupture qui bouleverse notre rapport au monde et bouscule à peu près tous les items de la présence humaine au monde. Rupture brusque tant elle se sera déroulée en des temps rapides et ne laissant par voie de conséquence rien intact ; rupture profonde parce qu'elle met un terme à une configuration qui signait la spécificité de l'homme au monde depuis le néolithique.

Si l'on devait, à ce titre, user de la métaphore des trois temps telle que Braudel l'avait esquissée alors il faudrait admettre que ce soit bien la couche la plus profonde qui aura été atteinte : celle-là même que l'on crut immobile - ou presque.

Or, en l'affaire ce ne sont pas seulement les équilibres sociaux traditionnels qui se retrouvent mis en question quoiqu'ils ne comptassent pas pour rien. C'est un nouvel équilibre entre l'homme et le monde qui préside à un bouleversement du temps, de l'espace et nous plonge dans une logique de domination jamais à ce point atteinte.

- le temps de la terre est évidemment un temps cyclique et, pour ceci même, un temps presque immobile. Celui de ce qui se conserve et conserve. Au plus proche du temps grec dont il fut le modèle vraisemblable, il laisse peu de place au nouveau, à l'insolite et dessine plutôt le parcours d'une soumission à ordre plus grand que soi. Aride, scrupuleuse, chiche de ses bienfaits elle n'offre en tout cas rien sans contre-partie. Selon l'adage pétainiste elle ne ment pas et c'est (presque tout dire) : elle est le modèle, la référence ultime, le sol qui vous soutient, la mine qui vous nourrit et la tombe qui vous emporte. Référence originelle et ultime elle est la borne de toute certitude avec Dieu dont elle est l'expression. Forme à la fois de la pesanteur et de la grâce, symbole de la réciprocité, elle qui n'offre rien sans le prix du labeur, mais enfin signe de la solidarité. A l'opposé la ville, lieu de perdition, de tentation ou de mégalomanie (Babel, Sodome..) ou au contraire de progrès, de culture et d'invention va progressivement devenir la forme par excellence de la socialité. Abondance contre pénurie, promiscuité contre solitude, la ville deviendra vite l'espace de ceux qui n'ont pas d'identité et de cette proximité qui fait de l'autre un enfer. Mais évidemment aussi celui du mouvement, du tourbillon, de l'événement aussi vite surgi qu'oublié, qui pourtant change tout et fait ce flux moderne qu'Héraclite voyait dans le fleuve.

- l'espace de la terre est celui de la domination ; celui du serf qui ne la possède même pas mais la travaille. Car d'abord la terre est ode au travail sans qu'on sache jamais s'il vaut plutôt voir en ce dernier une grâce ou une sanction. Sueur, sang et souffrance, la terre est le signe même de la faute en même temps que du rachat de celle-ci. Les grecs l'avaient entrevu qui n'auraient pu imaginer glorifier ce qui signe justement la dépendance de l'homme : d'où le mépris pour le travail et l'évasion chaque fois que ce fut loisible pour la contemplation ; hors la caverne. Cet espace est celui d'un dialogue entre les mains et la terre - un dialogue où toutes les réparties sont écrites d'avance, certes, mais le seul dialogue où l'homme peut lever les yeux avec quelque fierté. Car, comment l'oublier, cet espace est aussi celui par quoi l'homme se fait homme et se surprend à rêver. A regarder juste un peu plus loin que la ligne d'horizon, à quêter d'autres sols, d'autres pacages. L'espace où il stocke, mais du coup aussi l'espace où il réside. L'homme tout à coup cesse de fuir, il s'installe et va quêter dans cette terre que désormais il réquisitionne quelque chose comme une identité. Tous portent le nom de leur terre parce que tous portent le nom de la terre - humus.

- l'espace de la terre est donc aussi celui de la libération : par le mariage ou la guerre, la conquête d'autres terres, la quête d'autres richesses, d'autres stocks ; il est donc aussi l'espace de la guerre, du champ de bataille. Forme de la puissance humaine autant que de sa fragilité extrême, lui qui peut être balayé par les rigueurs de l'hiver et d'une mauvaise récolte autant que par la destruction qu'il aura lui-même semée, la terre, le territoire, est la mesure de la grandeur, de la puissance - au fond l'unique objet du désir. Car il faudra longtemps avant que la terre cédât sa place à l'argent comme mesure de la richesse.

- la promesse de la Terre enfin : on songe évidemment à la sortie d'Egypte et à cette terre promise en conclusion de l'Alliance parce qu'il n'est de peuple que d'une terre, que de quelque part et que dieu n'eût pas accepté longtemps que son peuple pût être ainsi balayé aux quatre vents de la misère et de la mendicité.

C'est tout cela que nous avons perdu en laissant disparaître le paysan. La terre n'est plus désormais qu'un lieu, de villégiature ou de consommation ; quelque chose que l'on achète pour un temps donné, que l'on puise, rapidement parce que le temps de la ville nous appelle. La modernité a tué le paysan et inventé le touriste ! Non qu'il faille pour autant regretter ces temps de pénurie, de souffrance et de conservatisme étriqué car il faut bien admettre que la période industrielle aura drainé avec elle, aisance et confort même si on peut toujours regretter que les richesses furent toujours inégalement réparties ; aura considérablement élargi le champ des possibles et ce tant dans le domaine technique que politique, et ouvert à l'individu les frontières de la liberté.

Mais le monde a cessé d'être un vis-à-vis, un objet pour n'être plus qu'un stock disponible, ce que Heidegger définissait comme Gestell - arraisonnement du réel comme stock. Il est assez révélateur que la nature comme la physique comportent étymologiquement quelque chose du devenir, de la naissance et de la croissance ; il l'est non moins que le double sens d'ordre d'un côté mais parure de femme et objet en général, de l'autre, se retrouve identiquement dans κοσμοσ et dans mundus. Mundus mais saurait-ce être un hasard est aussi le nom de la porte que dessine Romulus en traçant les contours sacrés de la ville.

Ce qu'il y a d'avéré, néanmoins, est combien dans cette configuration la relation homme/monde cesse d'être un système d'échanges réciproques où il faudrait autant donner que recevoir pour ne relever plus que du registre de l'exploitation. La perte du monde c'est d'abord cela : la dérogation absolue au principe de réciprocité. Elle a lieu sur la ligne horizontale : l'homme semble ne pouvoir vivre dans deux mondes : il substitue donc l'espace social - qu' il croit maîtriser - au monde naturel. Pour autant ceci concerne autant la ligne verticale - et donc le rapport au sacré - et donc le principe de solidarité.

Du tiers exclu

Tout a l'air de se passer comme si des trois termes qui président à la fondation (dieu - l'homme - le monde) l'un nécessairement fût de trop et qu'il fallût en évincer un pour que le récit prît sens :

- que Dieu dût nécessairement choisir d'entre l'homme et le monde

- que l'homme ne pût s'affirmer qu'en évinçant soit Dieu soit le monde (l'ironie voudra qu'à la fin il fit les deux)

- que le monde lui-même ne pût exister que dans un vis-à-vis exclusif avec soit Dieu soit le monde mais certainement pas les deux ensemble.

Ce qui revient à

- dans le premier cas à nier la spécificité humaine

- dans le second cas à nier Dieu pour affirmer sa suprématie sur le monde

- dans le dernier cas à réduire l'homme à la chose, à un vulgaire sujet

Tout aura en tout cas concouru à la dégradation du monde : les grecs d'abord, surtout à partir de Platon, qui posant l'existence séparée des Idées, ne pouvait que poser la juxtaposition de deux mondes dont invariablement l'un serait plus essentiel que l'autre ; le judéo-christianisme ensuite qui, dégradant le monde en lieu d'épreuve et de perdition, ne pouvait pas ne pas exhausser le paradis perdu et dégrader l'ici et maintenant.

Où d'ailleurs tous les mythes se rejoignent, des textes grecs aux récits bibliques, tient dans l'imaginaire d'un âge d'or qui eût précédé celui-ci, d'un âge perdu par la faute même de l'homme comme si travail, souffrance, incertitude et doute n'étaient jamais que le prix à payer d'une faute originelle.

On pourrait penser que l'éviction du monde soit la réponse du berger à la bergère : l'homme chassé hors du paradis, loin des dieux se vengerait en évinçant le monde où on l'aura reclus. Au pied de la lettre la chose est absurde et pourtant ... C'est tout l'honneur de Nietzsche, de ce point de vue, d'avoir compris combien tout dualisme métaphysique revenait invariablement à dégrader l'ici et maintenant au profit de l'arrière-monde, à supposer que l'un ne fut qu'apparence quand l'autre, parce qu'éternel, fût le seul vrai, le seul modèle. Ce qu'il y a de clair cependant reste que le rapport homme/monde n'aura jamais été serein ; que l'homme n'eut de cesse, dans ses actes autant que dans ses systèmes de représentation, de vouloir dégrader son environnement naturel et d'affirmer sa prééminence. Il ne pouvait le faire que de deux manières : soit en affirmant sa supériorité, soit en dégradant le monde ! Il fit les deux.

De ce point de vue, l'affirmation de l'homme, de sa liberté et donc de sa responsabilité revêt toujours un double aspect dont il n'est pas difficile de repérer la dimension dialectique : elle se joue dans une confrontation où travaille le négatif sans que pour autant cesse d'y apparaître l'arrière-fond d'une grandeur perdue.

L'homme, dans les récits, ne part jamais de rien mais au contraire toujours de très haut et tente de se refaire après la chute. Sa lutte prend toujours la forme d'une rébellion contre le divin. Enfin, la femme a toujours à voir dans la chute

C'est cet âge d'or, dont à plusieurs égards, la période des Trente Glorieuses peut apparaître comme une des configurations modernes qui ici nous intéresse, au moins autant que la relevée après la chute parce qu'il révèle au mieux le rapport dialectique de l'homme au monde.

Trois récits peuvent nous aider à comprendre ce qui se joue dans cette éviction du monde :

- le mythe de Pandore (et celui de Prométhée qui lui est lié)1

- la figure de Diogène telle en tout cas que Diogène Laërce la rapportera 2

- l'éviction du Paradis


1) lire ; mais aussi voir

2) lire

Jean-Pierre Vernant et Marcel Detienne, Les Ruses de l'intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974.