Considérations morales
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Diogène

J'ai toujours pensé que Diogène avait subi, dans sa jeunesse, quelque déconvenue amoureuse : on ne s'engage pas dans la voie du ricanement sans le concours d'une maladie vénérienne ou d'une boniche intraitable.
Cioran

On suivra ici la lecture qu'en fait M Serres dans Détachement

Le récit est connu, presque trop, de ce Diogène suffisamment libre et sage, pour rejeter la sollicitude du pouvoir par un tonitruant Ecarte toi de mon soleil ! configurant - faussement d'ailleurs - une icône de la quête de la sagesse qui s'écarterait systématiquement des ors du pouvoirs et des séductions de la matière. 1

La chose n'est pourtant pas si simple et elle ne l'est manifestement pas depuis Platon qui se fourvoya dans l'illusion de Syracuse et concerne la propension supposée des philosophes pour la tyrannie plutôt que pour la démocratie. C'est que, si d'un côté, le philosophe cherche la vérité et la sagesse et s'essaie d'être le moins possible troublé par les illusions du monde, du temporel, si pour reprendre la parabole platonicienne, il répugne tant à redescendre dans la caverne après avoir eu tant de difficultés à s'en extirper, il n'empêche, que de l'autre côté, il n'est rien de plus logique mais aussi plus humain que de chercher à mettre en application dans le réel ce qui théoriquement semble juste et vrai. Et toute la question demeure de savoir si la pente si fréquente vers la tyrannie résulte d'une facilité à quoi eussent cédée les philosophes ou si au contraire elle est le fruit logique de la raison : comme le répétait sans cesse A Comte il n'y a pas de liberté de conscience en physique et le vrai s'impose de lui-même.

D'où deux prototypes en philosophie : celui d'une pensée qui ne s'écarte jamais de la seule recherche de la sagesse - quitte d'ailleurs à se faire complice ne fût ce que par omission d'une tyrannie en acte - celui d'une pensée qui irait jusqu'à la perdition encourir le danger de se mêler des affaires courantes, d'une philosophie qui s'engagerait soit par l'entremise de son auteur, soit en tant que telle, en tant que pensée. Bien entendu on pense à Sartre, mais aussi à Foucault et à toutes les philosophies tutélaires du type Voltaire voire Rousseau ; mais on peut aussi, évidemment, avec l'ère des totalitarismes qui n'a pas manqu" de provoquer des dégâts, à Heidegger ou Carl Schmitt.

L’affinité entre le philosophe et le tyran depuis Platon : quelle naïveté́ de l’expliquer par le manque de temps du philosophe (Kojeve dans Critique) ! La logique occidentale, qui passe pour pensee et rai-son, est tyrannique par définition. Contre la loi irrevocable de la logique, il n’est aucune liberté ; quand la politique est l’affaire de l’homme et de la constitution raisonnable de l’Etat, seule la tyrannie peut produire une bonne politique – La question est : Existe-t-il une pensee qui ne soit pas tyrannique ? 2

Le cynisme

Courant philosophique fondé par Antisthène dont Diogène éprouvera quelque difficulté à se faire admettre disciple, le cynisme se veut radicale philosophie de la liberté.

- se suffire à soi-même et donc choisir la frugalité pour pouvoir affronter toutes les difficultés

- se refuser à toute technique : le dénuement est la voie la plus courte vers la vertu

- se rapprocher le plus de l'animal qui est un modèle parce qu'il renvoie à l'universalité et s'écarte au mieux de la société perçue comme curruptrice

Pour le cynique, la liberté qui est un moyen pour atteindre sagesse et vertu et non pas une fin en soi permet d'être au minimum dupe des conventions sociales et de se rapprocher au maximum de la Nature.

Tout se joue ici qui concerne la question morale : le cynisme est bien cette philosophie qui tente de retrouver le chemin vers ce monde perdu tel que nous avons pu l'appréhender précédemment. Or, ce qu'il y a de plus révélateur de cette crise, c'est non seulement que ceci fut perçu dès le début de la pensée grecque, mais que surtout ceci fut entendu de manière provocatrice en abusant à la fois de l'ironie et de la transgression comme si la société - et donc le politique - était l'organisation même de cet oubli du monde ou que cet oubli fût la norme par excellence.

1e acte

Voyant un jour un petit garçon qui buvait dans sa main, il prit l’écuelle qu’il avait dans sa besace, et la jeta en disant : « Je suis battu, cet enfant vit plus simplement que moi[13]. » Il jeta de même une autre fois son assiette pour avoir vu de la même façon un jeune garçon qui avait cassé la sienne faire un trou dans son pain pour y mettre ses lentilles *

L'épisode est loin d'être anodin mais il est trouble. Il illustre manifestement ce souci cynique d'être au plus loin de la cité, au plus près de l'universel et donc de se suffire à soi-même. L'écuelle, ici, ce n'est pas seulement l'objet technique, c'est l'intermédiaire où se jouent toutes les transactions mais aussi toutes les trahisons. Elle est au fond la représentation même du collectif. Nous l'avons déjà vu à propos de l'argent, nous l'avons repéré à l'occasion de l'épisode de la Tour de Babel, il n'y a pas de collectif qui se puisse former sans que circule en son sein un objet. Il n'y a oui de collectif qu'à partir de l'objet, et sans doute d'objet que par le collectif. Refuser l'écuelle est donc bien pour Diogène une manière, somme toute cohérence à la fois de refuser la norme sociale et de se rapprocher au plus près de la nature.

Pour autant, il y a bien ce je suis battu qui laisse, presque par négligence, entendre combien Diogène n'a pas tout à fait abandonné la logique de la compétition qui est quand même la conséquence logique de la circulation de l'objet au sein du collectif : le truchement, le moyen, l'instrument est bien vite l'enjeu de conflits par quoi se nouent les relations humaines. La sagesse s'est effondré en savoir : exit le souci de se transformer soi-même dans la quête même du monde ; la connaissance est devenue elle-même un enjeu, de pouvoir, de notoriété ou de gloire, qu'importe ! Alexandre a gagné !

2e acte : Alexandre le Grand

Plein de sollicitude, lui qui déclara un jour que s'il n'avait pas été Alexandre, il eût aimé être Diogène, Alexandre le Grand, qui représente le pouvoir à son apogée et donc de ce point de vue l'antithèse absolue de Diogène, se présente devant lui pour lui demander s'il était quelque chose qu'il pût faire pour lui. Sollicitude rejetée avec verve, on le sait. Second épisode où le sage manifeste son souci de s'écarter autant que faire se peut des tentations du pouvoir et des risques de corruption.

A sa façon, cet épisode dit l'idéal-type de la connaissance : recherche de la vérité, c'est-à-dire non pas recherche de ce qui, à un moment donné de l'histoire représente quelque intérêt pour telle ou telle partie du corps social, mais ce qui justement n'a pas d'intérêt.

Le voici le modèle, pour la connaissance, de ce qui est une fin en soi, et non le truchement vers une finalité extérieure, qui fait de la connaissance une théorie c'est-à-dire exactement l'heureuse disposition devant ce qui brille et doit se contempler ; d'une démarche désintéressée au moins deux fois : en s'éloignant d'abord de tout lobby ou de toute stratégie particulière ; une seconde fois en s'attachant à la causalité plutôt qu'à la finalité. Pour paraphraser A Comte, le philosophe cherche à répondre à la question comment ; pas à la question pour quoi ? Modèle encore que celle de cette connaissance nécessairement libre qui doit pouvoir dans ce temple, que représentera bientôt l'université, oeuvrer à l'écart de toute influence, de toute pression politique : la franchise universitaire n'a pas d'autre source !

Mais voici aussi le modèle - et pour longtemps - du pouvoir qui semble être à l'apogée ce qu'est la sagesse à son périgée : son exact antonyme. Le pouvoir passe, mais toujours entre le soleil et la sagesse, il est l'essence de ce qui interrompt, ou intercepte. Ce qui empêche d'être au plus près du monde, ce qui me détourne de lui en ce me donnant à voir que luttes et concurrences, conquêtes et défaites, en ne m'offrant que des marchandises pour prix de la vénération que je suis supposé lui vouer. Il est ce qui donne prix aux choses et les transforme en marchandises, celles-là même que Diogène affecte de mépriser. A bien y regarder, le pouvoir apparaît ici comme l'aune de la valeur, ce qui va donner du poids aux choses. La pesanteur. Le mépris cynique à l'endroit du pouvoir lui est nécessairement insupportable car signe sa limite : quelque chose lui échappe, quelqu'un : il est au moins un être, au moins une place, fût-elle sordide et sale, qui échappe à la logique du pouvoir : Diogène, la sagesse. On peut avec Serres faire le parallèle entre Diogène et Thalès : c'est bien à l'ombre de la sépulture du puissant que naît l'espace géométrique, cet espace où se rassemblent abstraitement les choses mêmes, sans médiation, sans intermédiaire. Autre façon de dire qu'il n'est pas de lumière sans quelque part d'ombre projetée : la connaissance se déploie à l'ombre du pouvoir.

Mais on pourrait tout aussi bien dire qu'il n'est pas d'ombre sans lumière : ce qui est une autre façon de proclamer que la connaissance ne se peut déployer qu'à l'ombre projetée du pouvoir. Or c'est bien aussi ce qui se produit sans qu'on y puisse toujours mais. Comment empêcher que la connaissance ne se transforme aussi en un fabuleux challenge, en une compétition où chacun se cherchera le fétiche qui consacrera sa gloire, son mérite, l'apport fabuleux à l'histoire de l'humanité. Et le pouvoir se satisfait de distribuer quolifichets et gratifications pour les méritants du siècle.

 

Vanité de la lecture dialectique

On peut comme à l'accoutumée y voir une relation dialectique où ce serait derechef l'opposition entre les deux termes qui serait le moteur de l'histoire : une relation où le pouvoir ivre de traces à laisser eût besoin des sciences et des lettres pour chanter ses louanges et perpétuer son influence : c'est bien après tout aussi le rôle des prismes. D'une relation où, à l'inverse, le savoir tirerait sa légitimité de son écart et/ou de son opposition au savoir en même temps que ses subsisdes.

Pourtant dans ce grand théâtre d'ombres, il y a fort à parier que de toute façon c'est la logique d'Alexandre qui l'emporte. Diogène ne peut se mesurer à Alexandre qu'en lui disant je vaux mieux que toi, qu'en acceptant la logique de la confrontation, la logique du négatif. Et il faut bien reconnaître cette logique prédispose toujours la victoire du même. Diogène joue la hiérarchie ; il ne joue pas les choses même. Entre lui et le monde, il y a bien Alexandre qui ne quittera plus la place : Diogène n'a pas le pouvoir de déplacer le pouvoir puisqu'en réalité il l'appelle. Les puissants d'autrefois pouvaient encore craindre Dieu et leur pouvoir s'arrêtait aux limites prescrites par lui à moins d'encourir le risque de l'excommunication. Désormais, il n'y a plus rien derrière Alexandre sur l'échelle des êtres et Dieu lui-même est devenu fétiche, objet de luttes et d'échanges.

Catastrophe dit, pour cela, le grec κ α τ α σ τ ρ ο φ η : on l'on retrouve le préfixe cata et σ τ ρ ο φ η qui désigne à la fois le fait de se détourner pour éviter un coup et ce mouvement de gauche à droite qu'esquissait le choeur en chantant. La catastrophe représente le dénouement, la fin, éventuellement la chute de l'histoire qui peut prendre des allures de bouleversement, elle est d'abord esquive, retournement de situation.

Et c'est bien ce qui se passe : même défunt, le pouvoir occupe toute la place ; il a réussi à esquiver le coup porté par Diogène en le retournant, comme un gant.

Signe même de l'oubli du monde : il n'est plus désormais qu'espace du pouvoir, de la hiérarchie, du conflit où c'est toujours le même qui gagne.

C'est qu'au fond les deux se ressemblent furieusement, ils sont jumaux jusqu'à satiété et leur conflit ne se peut résoudre que par le sacrifice du rapport direct au monde. Diogène quêtait le monde au plus près, il cherchait la relation la plus courte possible : il l'a fait exploser ; il n'y a plus de relation parce qu'il n'y a plus de monde du tout ! que des marchandises. Il a fait le choix de l'objet ! Il est devenu sujet ! Celui du pouvoir.

Une affaire de circonstance

Terme passionnant, s'il en est, qui dit le fait de se tenir autour, d'entourer. Qui rejoint pour cela même l'idée de catastrophe où l'on se retourne tout autant pour esquiver un coup, une menace. La circonstance est un subterfuge et l'on n'oubliera pas que dans ce circa là se joue à la fois la recherche et la trouvaille. Or, à plus d'un titre la dialectique est manoeuvre de ce type qui consiste plutôt qu'à observer deux forces de sens contraire s'anihiler de s'appliquer au même point, à les déplacer de telle sorte qu'elles produisent un mouvement, circulaire lui aussi, comme en spirale. La dialectique est ainsi une heureuse martingale où il s'agit de manipuler les forces dans une heureuse disposition, de les retourner de telle sorte que le négatif fasse son oeuvre, se pare des plumes du positif et permette au même de toujours gagner.

On comprends mieux pourquoi Alexandre eût aimé être Diogène s'il n'avait été Alexandre : c'est la même position. Sub specie aeternitatis ! C'est celle du pouvoir qui se perpétue, se propage ! celle de l'anathème et de la valeur négative qui traverse toutes les relations. Pour l'éternité, Diogène dit que le pouvoir ne vaut rien , qu'il vaut mieux ! Je ne suis pas sûr que le plus violent, finalement, ne soit pas Diogène. Son royaume n'est pas de ce monde ? il se dit de la race des dieux ? n'est-ce pas pire encore que cette tombe éternelle-ci ?

Tout ce joue dans ce tropisme-ci, dans cette torsion. Qui est ravageuse ! Car elle est oubli de la sagesse ! oubli de l'être !

La dialectique nous l'avais appris : il n'est de sujet que face à un objet et de conscience que face à une autre conscience. L'être, tout de relation incrusté ne pouvait s'affirmer que dans un rapport de force entretenu avec tout ce qui n'était pas lui. Nous avons construit nos représentations, on l'a vu, dans cette logique où, de dominé, nous tentâmes de devenir dominants.

Tout dans nos mythes disent cette confrontation - et jusqu'au déluge de violence qui accompagne systématiquement son interdiction.

- celui de Prométhée

- celui de Pandore

- celui de Diogène

- le récit de la Genèse enfin, qui est aussi, et sans doute avant celui du péché originel, celui de l'avènement de la conscience. Celle d'un homme qui ne peut exister sans prendre conscience d'abord de lui-même et n'y parvient qu'en se posant à l'écart, en face et en réalité contre Dieu. Cet arbre, qui est celui de la connaissance, ce fruit qui est celui de la connaissance du bien et du mal, représentent d'abord tellement la condition de possibilité de toute morale qu'on peine à y voir un péché. Récit étrange mais passionnant qui dit combien il ne peut y avoir de conscience que de quelque chose et que ce quelque chose doit préalablement se tenir devant, distinct de qui tente de le saisir. Où conscience et désir se rejoignent c'est bien dans cet écart créé puis maintenu qui les conditionnent. Il n'est de Je que face à tout ce qui ne l'est pas, que pour un Je qui doit créer l'écart, la distinction d'entre lui et le reste le mettant dans cette position que Hegel avait deviné tragique où il n'est plus seulement du monde, mais devant le monde. On peut toujours à l'instar de la Phénoménologie, augurer qu'à la fin de l'histoire la grande synthèse pourra s'opérer et l'Esprit triompher qui rassemblerait ses éclisses éparses, il n'empêche que le processus ne semble devoir se réaliser que sur le mode de la négation, du heurt, de l'écart. L'éviction du paradis le dit assez joliment comme s'il n'était pas possible pour un être qui eût conscience de soi, de demeurer en face de Dieu. Il n'est pas, d'ailleurs de récit qui ne dise l'impossibilité pour la conscience de l'homme de regarder Dieu en face sans immédiatement se consumer.

Cet écart qui semble ne pouvoir se maintenir que sous l'aune de la négation ou du conflit se révèle ainsi une opportunité et c'est bien tout l'art de la dialectique de parvenir ainsi à faire de la négation un truchement positif. La ruse ourdie par Adam pendant que Dieu avait les yeux détournée est ainsi perçue comme le biais que prend l'histoire pour constituer le sujet.

 

 

 

 

 


1) lire Laërce

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2)H. Arendt, Denktagebuch 1950-1973, Herausgegeben von Ursula Ludz und Ingeborg Nordmann, Munich, Piper Verlag, 2002, Erster Band, p. 45.

voir aussi au début l'interview de 62 où Arendt distingue très nettement philosophie et théorie politique

On lira notamment cet article de

P Bouretz, Le tyran et le philosophe

mais aussi ce que nous avions commencé d'écrire à l'occasion des présidentielles à propos du déni du politique (en 4 parties)