Elysées 2012

Le déni du politique

Déni du politique : analyse en 4 parties
1 / Une si vieille histoire 2 / déni politique du politique
3 / déni philosophique du politique 4 / retour du politique ?

 

 

Une si vieille histoire

Petite réflexion qui m'est venue, presque par mégarde, en entendant le désintérêt chez les uns, le mépris chez les autres, la suspicion presque toujours que suscite le politique. Qui ne sont pas ceux des jeunes générations seulement, mais furent, de tout temps, ceux des philosophes aussi.

J'eusse aimé pouvoir écrire que ce déni fût le fait des jeunes générations, gavées de richesses et de technologies diverses, trop éprises de ses propres jouissances pour s'enquérir du destin commun ; trop individualistes et trop insoucieuses des leçons du passé pour rien entendre de ce qui se jouerait ici.

J'aurais aimé pouvoir écrire que ceci heurtât tellement cette vieille passion française nourrie à l'endroit du politique que c'en marquerait une rupture peut-être définitive, à nul doute douloureuse, avec ce qui en fut la grandeur, la noblesse enfouie - ou le rêve trop vite éteint. J'eusse préféré, vraiment, mettre ce déni sur le compte d'un mécontentement passager provoqué par la vacuité de nos politiques, leurs légèretés et parfois leurs désinvoltures contrastant si cruellement avec les échos désormais lointains de nos derniers grands hommes que nous ne parvenions même plus à le leur pardonner, encore moins à nous en attendrir.

Le déni philosophique du politique

Las ! C'est de bien plus loin, du plus profond de notre tradition philosophique, culturelle, religieuse aussi que sourde cet écart.

Un vrai paradoxe

D'un côté, cette évidence qu'il ne saurait y avoir de projet politique, d'organisation de la cité qui ne se fonde sur une conception de l'homme, sur une philosophie préalable. Que ce soit en terme d'égalité ou d'inégalité, de liberté ou d'indépendance, ou même seulement d'organisation spatiale de la cité, on imagine mal un projet politique qui ne suppose une philosophie qui la fonde - au moins implicitement.

Au même titre que pour le langage, il n'est de politique sans métaphysique implicite qui ne dispose du rapport de l'homme au monde, à l'être, à l'espace comme au temps. Cela est si vrai que, de Platon à Sartre, il n'est peut-être qu'un seul philosophe qui ne s'en préoccupa point : Descartes ! même si l'homme participa aux événements de son époque dans leur manifestation la plus crûe : la guerre. Platon, évidemment avec l'expérience de Syracuse; Aristote précepte d'Alexandre ; Sénèque ; tous les philosophes des Lumières, de Montesquieu à Rousseau en passant par Voltaire qui y inventa la figure de l'intellectuel engagé, Marx évidemment, mais aussi Kant, Hegel, Sartre ...

Comment d'ailleurs imaginer un philosophe qui, épistémologie mise à part, a pour métier de penser le rapport de l'homme au monde puisse s'écarter véritablement du politique ... qui en est quand même la traduction immédiate - ou médiate ? Comment douter que même le silence politique de certains bruisse du même fracas politique que les autres ?

D'un autre côté, pourtant, une extraordinaire méfiance, un déni profond du politique dont témoignent à la fois un Serge Cantin (1) mais aussi H Arendt dans cet extrait de son ITV de 62 à la TV allemande.

Il faut dire que les exemples ne sont pas véritablement probants que nous offrent ainsi nos grands ancêtres : c'est bien au service d'un tyran que Platon se sera placé - Denys ; fût-il éclairé c'est bien un despote - Frédéric II- que Voltaire servit ; que Robespierre se mît sous la tutelle de Rousseau eut de quoi en effrayer plus d'un ; et que dire d'un Hegel qui crut voir en Napoléon une incarnation de l'Esprit, même s'il se reprit rapidement ?

Que dire encore de l'inspiration nietzschéenne d'un Hitler même s'il est vrai que ce fut sur la base de textes tronqués par les mains, expertes, d'une Elisabeth Forster-Nietzsche mais que les concepts de forts ou de volonté de puissance rendirent en tout cas possibles.

Il faut néanmoins reconnaître que le plus grand traumatisme viendra d'Heidegger dont le ralliement au parti nazi laisse pantois. Quoi, toute cette intelligence, toute cette culture ne lui aurait servi de rien et pas même à reconnaître dans la démarche nazie un simulacre de pensée, une pantomime de la haine, une boursouflure de l'horreur, mais, surtout, une réalité politique monstrueuse ?

Comment oublier, au reste, ces grands intellectuels de gauche, organiques, comme on disait alors, qui mirent tellement de temps avant de cesser d'encenser le modèle stalinien ? qui, au nom du communisme furent prompts à avaler tant de couleuvres ... et parfois si tard (2) .

Risque de la tentation ou tentation du risque ?

Comment s'étonner alors qu'Arendt préférât le vocable de politilogue, de spécialiste des théories politiques plutôt que de dire qu'elle se préoccupait de philosophie politique ? de

Le contenu de cette page nécessite une version plus récente d’Adobe Flash Player.

Obtenir le lecteur Adobe Flash

se reconnaître même comme philosophe préférant affirmer qu'elle en avait abandonné les rives ?

Arendt pointe juste quand elle affirme combien les rapports entre philosophie et politique sont surchargés, sur-investis par la tradition et l'histoire. Mais c'est sans doute aussi une question de posture ...

En effet, comme Arendt l'indique dans cet extrait ci-contre, quand il se préoccupe de politique, le philosophe ne bénéficie pas de cette position d'extériorité dont il tire parti, au même titre que tous, quand il s'occupe de science voire de métaphysique ... : il y est, à la fois, celui qui cherche à prendre distance et qui est pleinement engagé dans l'objet même qu'il cherche à cerner. En sorte qu'il ne peut pas à l'instar de la philosophie des sciences, parler au nom de toute l'humanité, mais seulement de son propre point de vue ; engagé ! On pourrait croire, à première vue que ce fût ici le même reproche que celui qu'adressa en son temps A Comte à ce qui ne s'appelait pas encore sciences humaines et à quoi il déniait la moindre once de scientificité en ce que l'on n'y pouvait bénéficier de ce recul absolument nécessaire à l'analyse, et que l'on y fût obligatoirement juge et parti. Mais objection contournable et qui le fut - Comte se sera tellement trompé ! - par les sciences sociales .

En vérité il est question de bien plus dirimant que l'on soupçonne à la mention faite ici par Arendt de Platon : le philosophe se sera toujours déjà engagé dans le grand barnum politique et il ne peut pas ne pas le faire, ne serait-ce que par son silence. En dépit qu'on en ait, l'aboutissement logique de toute philosophie sera toujours le politique en quoi celle-ci ne peut que considérer la tentative de mise en pratique de sa démarche.

Et de la tentative à la tentation le chemin n'est pas si long : l'espace est si ténu de la coupe aux lèvres ! Le chemin est ardu, assurément, qui dénoue les liens et autorise la sortie de la caverne et la contemplation du Souverain Bien ... mais il est si pur ! Redescendre, parcourir les dédales ombreux du réel si frustre, si décevant ; fréquenter les ombrageux trabans du pouvoir tellement dangereux et ingrat ; mais si délicieuse la perspective de transformer ainsi le monde en laboratoire serf de ses hypothèses ! Il n'y avait pas sottise, dans l'esprit de Platon, à vouloir ainsi conférer le pouvoir à ceux qui étaient le moins enclins à le vouloir exercer ; mais maligne mégalomanie (3) à croire pouvoir dessiner ainsi une ligne parfaite et pure qui du savoir rejoindrait ainsi sans anicroche le pouvoir.

Principe de précaution ou veulerie ?

Alors oui : d'un côté la tentation du pouvoir qui progressivement aura glissé de son exercice pur au conseil, de l'inspiration à l'influence, voire au lobbying ; tentation qui aura suscité les vocations de l'engagement intellectuel (dont Sartre et Voltaire demeurent des paradigmes) ; de l'autre une méfiance passablement timorée qui produit le tonitruant silence actuel. Ne disait-on pas à une époque qu'il valait mieux avoir tort avec Sartre que raison avec Aron ? C'est qu'ils se seront tous tellement trompés ... Mais aujourd'hui avec quel Sartre pourrais-je courir le risque d'avoir tort ?

Car, indéniablement, et au moins depuis 81 en France, et depuis le milieu des années 70 où avec Soljenitsyne et son Archipel du Goulag (1973), il devint impossible de défendre, ne fût-ce que du bout des lèvres, le système soviétique ; où il devenait criant que, par aveuglement passionnel ou paresse, trop nombreux furent ceux qui s'égarèrent, oui depuis 30 ans les intellectuels se turent - et notamment les philosophes qui, sous couvert de nouvelle philosophie s'acharnèrent à scier la branche sur laquelle ils étaient assis en ne se contentant plus tant de dénoncer le totalitarisme, ce qui en soi restait parfaitement honorable quoiqu'à cette date assez facile, mais en sapant avec sourde obstination la légitimité de toute pensée philosophique en dénonçant dans l'acte même de la pensée le risque totalitaire.

Ainsi aura-t-on abandonné la philosophie du soupçon pour entrer dans l'ère de la suspicion en s'offrant le plus systématique travail de déminage, de sape et de démolition qu'on eût jamais pu croire possible. Dès lors, ne restait plus à nos fonctionnaires de la pensée qu'à se replier sur des terrains moins minés, plus tranquilles ... On délaissa ainsi le politique pour se vautrer dans la morale, supposée moins compromettante ... ou dans la dénonciation des moindres prémices de totalitarisme dans la pensée des autres où excellent des contempteurs atrabilaires comme Finkielkraut ou dans le lobbying politique comme BHL quitte, parfois, à se compromettre avec le diable ... ou avec le ridicule. Ainsi, pour parler comme Marx, aura-t-on jeté l'enfant avec l'eau du bain ...

La question du politique pourtant toujours ouverte ...

Si la philosophie semble ne pas s'être (encore ? ) remise de son déni du politique ni de la trahison de ses clercs, il n'en va parallèlement pas beaucoup mieux du politique. C'est que les politiques paradoxalement, auront eux aussi, sempiternellement, obsessionnellement, oeuvré à dépolitiser leurs propres pratiques

Le déni politique du politique


1) Serge Cantin, Le philosophe et le déni du politique. Marx, Henry, Platon , Presse Unisersité de Laval, 1992

2)Est-ce cruel de rappeler ceci ?

Eluard Ode à Staline (1950)


Staline dans le coeur des hommes
Sous sa forme mortelle avec des cheveux gris
Brûlant d'un feu sanguin dans la vigne des hommes
Staline récompense les meilleurs des hommes
Et rend à leurs travaux la vertu du plaisir
Car travailler pour vivre est agir sur la vie
Car la vie et les hommes ont élu Staline
Pour figurer sur terre leurs espoirs sans bornes.

Et Staline pour nous est présent pour demain
Et Staline dissipe aujourd'hui le malheur
La confiance est le fruit de son cerveau d'amour
La grappe raisonnable tant elle est parfaite

3) Platon , République (lire)

Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et aille s'asseoir à son ancienne place : n'aura-t-il pas les yeux aveuglés par les ténèbres en venant brusquement du plein soleil?

Assurément si, dit-il.

Et s'il lui faut entrer de nouveau en compétition, pour juger ces ombres, avec les prisonniers qui n'ont point quitté leurs chaînes, dans le moment où sa vue 517 est encore confuse et avant que ses yeux se soient remis (or l'accoutumance à l'obscurité demandera un temps assez long), n'apprêtera-t-il pas à rire à ses dépens (462), et ne diront-ils pas qu'étant allé là-haut il en est revenu avec la vue ruinée, de sorte que ce n'est même pas la peine d'essayer d'y monter? Et si quelqu'un tente de les délier et de les conduire en haut, et qu'ils le puissent tenir en leurs mains et tuer, ne le tueront-ils pas (463)?

Sans aucun doute, répondit-il.

(...)

Chacun d'entre vous doit donc descendre, à son tour, dans la demeure commune et s'habituer à regarder ce qui est obscur. Cette accoutumance vous permettra en effet de voir infiniment mieux qu'eux, et vous reconnaîtrez chaque image pour ce qu'elle est et ce qu'elle représente, puisque vous aurez vu la vérité des choses belles, justes ou bonnes. Ainsi, le gouvernement de la cité deviendra, pour nous et pour vous, une réalité et non un rêve, comme le sont la plupart des cités actuelles d'où les chefs ne combattent entre eux que pour des ombres et se disputent pour s'emparer du pouvoir, comme s'il s'agissait d'un grand bien. Voici sur ce point la vérité : la cité que gouverneront ceux qui cherchent le moins à exercer le pouvoir aura nécessairement le gouvernement le meilleur et le moins susceptible de rébellions. La cité dont les chefs agiront autrement connaîtra la situation inverse.