Elysées 2012

Le retour du politique ?

Déni du politique : analyse en 4 parties
1 / Une si vieille histoire 2 / déni politique du politique
3 / déni philosophique du politique 4 / retour du politique ?

Au fond, et si l'on comprend bien ce qui fut énoncé plus haut, le politique, systématiquement, se trouve écartelé entre déraison et technocratie, entre passions et totalitarisme sans qu'il lui semble possible de s'inventer d'autre espace que celui, subreptice et tellement provisoire, d'une inventivité révolutionnaire, ou encore condamnée à la sinistrose d'un despotisme mou ou la déception.

Si l'on comprend bien, le politique serait réservé au sacré ... ou au crises.

Vraiment ?

Deux dangereux oublis

On a tendance, désormais, à présenter la démocratie à la fois comme l'état normal et final de l'évolution de nos sociétés faisant ainsi preuve d'une étonnante amnésie politique et d'une ignorance trop massive pour être honnête. Ultime relent de l'après communisme où maladroitement on eût pu croire avec Fukuyama que l'histoire se fût enfin achevée ou bien encore effet technocratique de cette pensée unique qui a tendance toujours à considérer l'état actuel des choses pour son état normal, naturel ? Toujours est-il qu'une telle présentation est fautive deux fois.

D'abord parce qu'elle oublie que la démocratie n'a pas toujours eu cette connotation positive et que, bien au contraire, tant dans l'espace grec, qui pourtant l'inventa, que dans la société féodale et ce jusqu'en 89 qui la rejeta vivement, elle s'assimilait plutôt au vulgaire désordre de la populace qu'à une quelconque vertu libératrice ; que, même en 1870, pour des raisons certes circonstantielles tenant à la succession des révolutions de 89, 30 et 48, sans compter la Commune, la république était encore plutôt assimilée au désordre et à la guerre ce qui produisit aux premières élections de l'après défaite une forte majorité monarchiste et bonapartiste. Que c'est oublier aussi que la démocratie grecque était réservée aux seuls citoyens et que, en tout cas, ses rares modèles antiques ressemblaient assez peu au paradigme que la modernité s'en forme désormais.

En conséquence de quoi il faut toujours garder présent à l'esprit que la démocratie elle-même a une histoire, et donc une évolution très liée évidemment aux conditions historiques, idéologiques et politiques de son instauration - à partir de quoi elle reste seule compréhensible. Que c'est aussi une erreur monumentale de prendre le mot pour la chose parce que la compréhension de ce concept est très variable. Qu'enfin, pour reprendre le titre de cet ouvrage de Rosanvallon, la démocratie est toujours inachevée et, sans doute inachevable. Que c'est enfin une erreur non moins monumentale, qui fleure bon son ethnocentrisme, que d'imaginer que l'Europe en eût la définition et l'application seule valide, juste et universelle.

Ensuite, parce que c'est imaginer que la démocratie serait définitivement installée. Or c'est, de manière subreptice mais non moins insidieuse, se placer dans une philosophie non seulement de l'histoire mais de la fin de l'histoire qui ressemble par trop à l'Esquisse d'un Tableau historique des progrès de l'esprit humain de Condorcet pour qu'il ne faille point s'en méfier quelque peu. Que, même si nous avons abandonné depuis longtemps les sirènes d'un progrès nécessaire garanti par on ne sait quelle loi de l'évolution de l'esprit humain (cf: Comte) pour l'appréhender plutôt comme assise sur des déterminismes réels, concrets et, pour tout dire avec Marx mais pas seulement avec lui, économiques ; que même si nous savons que l'histoire avance à coups de conflits, de heurts, de contradictions pas toujours dépassées et qu'on peut ainsi la mieux penser de manière dialectique plutôt que continuiste, que demeure cette fugace tentation de penser une fin de l'histoire dont la démocratie serait la forme accomplie. Hegel, décidément, tu n'es pas mort !

Car c'est oublier que la démocratie se sera, au moins au long de cet étonnant XXe siècle, épuisée au moins deux fois en occident, dans des formes avérées, et monstrueuses, du totalitarisme. Que c'est bien par les urnes qu'Hitler accéda au pouvoir, même si l'on peut considérer que les lâches accointances et illusions de la droite parlementaire allemande le facilitèrent, en même temps que l'imbécile division de la gauche accrue par l'intransigeance stalinienne ; que c'est bien sur la base d'une réelle aspiration à la liberté, d'un soulèvement prolétarien, certes limité, mais avéré, que l'autocratie russe fut renversée pour donner lieu si vite et si systématiquement au totalitarisme soviétique en dépit du si rapide intermède parlementaire Kerensky et de la NEP de Lénine. C'est oublier ainsi que la démocratie n'est pas un hâvre définitif et qu'à sa manière, elle demeure un projet à toujours reconstruire, revivifier, réinventer. Qu'en tout cas, et l'histoire l'aura ainsi cruellement prouvé par deux fois, elle ne saurait être un certificat de vaccination contre quelque dictature ou totalitarisme que ce soit, et peut même, à l'occasion, y introduire. Que le plus grand danger, pour la démocratie, consiste peut-être précisément dans la croyance fallacieuse que cette fois ça y est, que son instauration serait définitive.

Une fausse évidence

Elle a tenu dans les années 90, avec l'effondrement du bloc soviétique, en l'illusion que la démocratie était irrémédiable au point qu'on fît de la démocratisation non seulement un idéal politique mais une politique tout court. N'oublions pas, en effet, que la guerre contre l'Irak fut non seulement pensée comme une guerre contre l'axe du Mal, mais comme l'occasion de forcer par la guerre la carte politique du Moyen-Orient. Nul doute que de telles illusions refleuriront après ce qu'on a appelé le printemps arabe.

Il y eut sans doute autant de mépris post-colonialiste à avoir prétendu longtemps que certains peuples n'étaient pas faits pour la démocratie qu'il n'y a aujourd'hui d'ethnocentrisme présomptueux et furieusement hégémoniste à imaginer qu'en les y aidant un peu, pour reprendre l'expression de Woolsey, ce passage à la démocratie pourrait s'opérer sans embages. Jusqu'à la très récente intervention en Libye, dont on peut approuver en soi le principe quand il s'agissait de prévenir des représailles et des massacres qui ne fut en réalité justifiée que par le principe sacro-saint de la démocratie.

Aveuglement ? C’est bien le mot. L’histoire de ces trente dernières années a été vécue dans le monde occidental avec le présupposé satisfait que la démocratie était un bien qu’il possédait, qu’il avait adéquatement théorisé et réalisé. Le fait de devoir concéder que l’Inde était « la plus grande démocratie du monde » ne suffisait pas à entamer cette certitude et à faire sortir l’Occident de son nombrilisme. L’interroger, c’est-à-dire dénoncer l’écart de la réalité à l’idéal, noter l’inachèvement d’une promesse, a du même coup longtemps conduit à franchir le Rubicon et à adopter le catéchisme contraire du relativisme *

Ce que Rosanvallon montre parfaitement c'est combien peu la démocratie fut, en France ou aux USA le résultat d'un programme clair et prédéfini mais combien plutôt le résultat de réels tâtonnements tant sur la question de la souveraineté, de la citoyenneté que de la représentation. Combien la démocratie, présentée comme un idéal-type ne fait finalement qu'escamoter et son histoire et les contradictions qui ont structuré son histoire :

- les conflits sociaux d'abord que le projet politique républicain semble avoir oublié ou cru dissoudre dans l'unanimisme de ce peuple dont il proclamait et la fraternité et la souveraineté.

- le peuple, lui-même, entité abstraite qui ne semble pouvoir être acceptable que pour autant qu'il s'exprime au travers de représentations filtrées et redevient très vite l'ombrageuse menace du désordre sitôt qu'il fait irruption sur la scène

- le suffrage universel encore qui met tant de temps à s'imposer tant il semble contrevenir à l'idéal rationnel et positiviste d'une science triomphante qui ne saurait se compromettre avec l'opinion fût-elle majoritaire

- l'idéal de liberté enfin qui ne peut que légitimer l'individu - au risque de l'atomiser - alors même qu'il s'agit de faire oeuvre commune suscitant une inévitable contradiction entre le droit qui justifie l'autonomie et le politique qui cherche à le dépasser.

Une vraie question

Celle que pose Lefort : la prodigieuse attente que suscite la démocratie, attente qui oscille incessamment entre religieux et une dérive prométhéenne, quasi eschatologique, se proposant ni plus ni moins que la création d'un homme nouveau.

l’énigme que nous lègue le totalitarisme réside dans la conjonction de la violence et de la croyance. **

Où derechef on peut voir que la question n'est définitivement pas dans l'aveuglement de tel ou tel qui ne sut reconnaître dans l'URSS une illustration parfaite du totalitarisme, ou ne put se résoudre à l'y voir ; pas plus que dans l'égarement de tel autre qui crut voir dans le nazisme la forme moderne par excellence qui accomplît l'essence de la technique.

Non, décidément, c'est de quelque chose de plus profond dont il s'agit, qui structure même l'idée du politique.

Qui se joue dans les axes mêmes qui constituent la crise de la modernité, qui sont nés de cette modernité elle-même, la structurent autant que la menacent :

- le sentiment d'une puissance transcendante dominant tout et tous que l'on va entrevoir soit dans la technique, soit dans l'Etat - sous la forme de la bureaucratie - soit dans l'argent - sous celle des marchés, de la finance

- la crainte de l'éclatement de la communauté sous l'effet des conflits d'intérêts entre classes sociales

- la certitude, par l'interconnexion des relations économiques autant que politiques, que cette mondialisation réduit les marges de manoeuvre de chacun, ruine l'efficacité éventuelle des politiques en se soumettant au désordre mondial de l'économie mondialisée.

- l'effarement devant un temps qui se précipite et avec lui les cultures et traditions qui autorisaient au moins une identité

- la déception devant une démocratie dont on perçoit de plus en plus clairement qu'elle ne serait que formelle en nous soumettant en réalité à des contraintes économiques et des sujétions sociales de plus en plus criantes.

Qui se joue dans cette certitude de plus en plus criante qui les résume tous : qu'il n'est ni plus possible de revenir en arrière que de préparer le futur.

D'où ce sentiment, si caractéristique des périodes de crises, si éloquemment révélateur de notre époque - que la montée des périls ne fait que renforcer - que nous serions à la croisée, où la barbarie n'est plus si éloignée que cela, mais où la civilisation semble plus floue, incertaine et fragile que jamais.

Ce qui se nomme aporie

L'exigence démocratique

On pourrait de ceci reprendre l'analyse d'E Morin et supposer que c'est de la complexité même de la situation, de l'impasse même où nous nous sommes placés que naîtra la réponse.

Ce qui est sûr c'est qu'aucune société, atomisée comme elle l'est devenue désormais, n'a d'avenir. Qu'elle ne peut se dépasser qu'en se réunissant autant de ce qui la fonde, et qui, en république, se nomme reconnaîssance de la volonté générale, respect de la loi qui la garantit.

Nous ne saurions oublier les leçons philosophiques sur la liberté qui apparaît moins comme un état que comme un processus par quoi la volonté tente sinon de contre-carrer en tout cas d'utiliser les déterminismes pour asseoir sa position - n'est-ce pas, après tout exactement ce en quoi consiste la technique ? que la liberté ne saurait être une réalité garantie mais demeure un désir, si violent, qu'il anime la totalité de nos actions ; qu'en conséquence le politique est moins affaire de pouvoir que de puissance.

Dire de la démocratie qu'elle est une exigence c'est à la fois dire qu'elle n'est jamais réalisée mais aussi qu'elle demeure toujours à réinventer. Que l'essence du politique gît en ceci : le refus de la soumission, le rejet de tout fatalisme et la noblesse ambivalente de la révolte et de la sujétion à l'intérêt commun.

Oui la démocratie est histoire, est une création continuée que seule la soumission ou le repli lâche vers des certitudes apaisantes et protectrices peut interrompre.

Or, pour autant qu'il est de l'humain, il y a ce refus, cette révolte, cette rage d'inventer. Où, en toute logique, le désordre approche l'ordre ; le nouveau, l'ancien ; l'individuel, le collectif.

Le politique est cette croisée-ci ; improbable ; impossible ; nécessaire.

Ce pourquoi le politique, en dépit de tout, tel Phénix, renaît de ses cendres.

 

 

 


de Rosanvallon lire Universalisme démocratique

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Condorcet : le texte est accessible ici

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