Elysées 2012

Revoilà Juppé

Ceci sonne comme le énième épisode d'un blockbuster.

L'homme n'est pas un novice : ministre du Budget sous la première cohabitation, des Affaires Etrangères sous la seconde, il dirige le gouvernement au début du premier mandat de Chirac jusqu'à la dissolution ratée de 97. On le retrouve fugacement Ministre de l'écologie au début du mandat de Sarkozy mais se retire suite à sa défaite aux législatives de juin 2007. Il réintègre le gouvernement en Novembre 2010, d'abord comme ministre de la Défense et, depuis le dernier remaniement de février, ministre des Affaires Etrangères.

Une carrière en dents de scie

Celui que Chirac avait présenté comme étant le meilleur d'entre nous, celui qu'autrefois on surnommait Amstrad du nom de ces ordinateurs des années 80 comme pour mieux souligner la rapidité - mais aussi la froideur - de la machine intellectuelle qu'est Juppé, aura surtout été l'homme des occasions manquées.

A trois reprises au moins son envol aura été brisé net : après un parcours remarqué aux affaires étrangères où il sut se faire apprécier même de Mitterrand, sa direction du gouvernement est fortement entachée par les grandes grèves de 95 et la raideur souvent hautaine avec laquelle il y répondit. Elan brisé par la dissolution ratée et la longue troisième cohabitation. Second coup de canif à une carrière qui aurait pu être bien plus brillante, l'affaire des emplois fictifs de la Ville de Paris, où non sans crânerie, il couvrit Chirac et assuma - seul ou presque - une condamnation suivie d'inéligibilité. Après un exil canadien, une relative discrétion où il sembla s'être refait une image, plus humaine, plus sage, moins roide, il réintègrera pour une très courte période le gouvernement qu'il doit quitter aussitôt faute d'avoir été elu aux législatives.

Ce sont bien là les deux grandes caractéristiques de cet homme : une fidélité sans partage et ceci dut bien lui en coûter parfois tant les pratiques chiraquiennes pouvaient prendre des libertés avec la légalité; une vraie stature d'homme d'Etat que personne ne lui conteste.

Plus avenant qu'autrefois, l'homme a changé qui ne se raidit plus à la moindre critique, semble s'être plutôt adouci.

Droit dans mes bottes, tel il était tant dans sa manière de diriger le gouvernement, d'affronter les conflits sociaux que d'humilier ses interlocuteurs par quelque phrase assassine qui pointait l'écart intellectuel avec son interlocuteur ; tel il était également dans sa fidélité à J Chirac notamment.

Deux leçons politiques ; deux observations

Fatalité du pouvoir ?

On y peut songer tant la tendance de la chiraquie aura finalement été la même que celle de la mitterrandie : le politique est ogre qui avale ses propres enfants. Chirac n'aura pas su préparer sa succession et aura finalement placé ses deux héritiers successifs (Juppé et de Villepin) dans des positions intenables au point que la majorité de droite n'aura su se succéder à elle-même qu'au prix de deux luttes fratricides successives ( Balladur vs Chirac en 95 ; de Villepin vs Sarkozy en 2007 ... et depuis d'ailleurs de manière souvent violente en prenant la justice à témoin).

C'aura été le cas aussi pour Mitterrand dont le triste- en tout cas bien décevant et bien inutile - deuxième mandat - aura consommé une série impressionnante et accélérée de premiers ministres (Rocard mais Cresson, Beregovoy) sans pouvoir faire émerger d'autre héritier qu'un Fabius décidément inéligible, ou un Jospin qui ne fera un score honorable en 95 que grâce à un droit d'inventaire resté dans les annales.

Mais après tout la succession de de Gaulle en 69 ne se fit pas non plus sans mal ni dégâts : si l'héritier présomptif (Pompidou) fut finalement élu ce ne fut pas sans une grogne gaullienne qui de 68, après son éviction du gouvernement au référendum raté, de déclaration potentielle de candidature à positionnement vis à vis du parti gaulliste de l'époque (UDR) froissa, gêna, et rafraîchit tant leurs relations qu'au décès de de Gaulle en 70, Pompidou ( président depuis 69) ne put se recueillir devant la dépouille de de Gaulle que cercueil déjà scellé.

Il est peut-être impossible pour un pouvoir de préparer sa succession tant un monarque a de difficulté, quoiqu'il en sente la nécessité, à laisser émerger un successeur qui inévitablement fera de l'ombre au pouvoir finissant.

Il n'est pas sûr d'ailleurs que la réforme constitutionnelle qui interdit désormais la possibilité de plus de deux mandats successifs arrange les choses. Un président cessera désormais aussitôt réélu d'être un rival : et l'on peut supposer que la guerre de succession commencera dès le lendemain de sa réélection. Ne dit-on pas, par exemple, qu'un Copé (mais est-il le seul ? ) songe et prépare 2017 depuis longtemps ?

Impunité politique

Il n'est pas de descente aux enfers qui ne prépare une remontée spectaculaire. Il est vrai que la France a cette particularité de répugner à sanctionner les manquements de sa classe politique et d'offrir une large mansuétude qui hésite entre prompt pardon ou opportun oubli. (voir)

Même avec un peu de temps, et face pourtant à un pouvoir redoutablement efficace, Mitterrand n'eut finalement pas tant de mal à se reconstruire un espace après l'affaire de l'observatoire. Non plus, à un autre niveau, qu'un Carrignon etc... Pompidou, sarcastique, affirmait devoir toujours se méfier d'un Mitterrand qui, disait-il, à la même caractéristique qu'une balle de tennis, de toujours savoir rebondir plus haut que de là d'où il était tombé.

Il en va de même avec Juppé. D'aucuns s'écartèrent promptement de lui, après sa condamnation en 2004, le croyant politiquement mort. Ce n'est pas si sûr et son retour, plutôt réussi, au gouvernement où il succède à l'ombrageux Kouchner et à la calamiteuse Alliot-Marie, en témoigne plutôt bien.

Posture, sincérité ou tactique ?

Les trois à la fois sans doute. Il serait peut-être hasardeux de conclure que ces propos de candidature potentielle fussent un coup de poignard dans le dos. En réalité, manifestement, c'est aussi un espace que Juppé ouvre, un peu d'air qu'il offre à une majorité aux abois, qui s'affolle et se divise, après la succession de défaites électorales dont celle du Sénat n'est pas la moindre ; après celle de sondages qui montrent au moins que la cote de popularité présidentielle décidément ne décolle pas.

Recours, alternative ? C'est en tout cas souligner que le jeu n'est pas perdu d'avance et à ce titre Juppé offre la possibilité pour le camp majoritaire de s'offrir l'espoir d'un nouveau tandem Sarkozy/Juppé plus présentable, moins irritant, moins vulgaire que le tandem Sarkozy/Hortefeux.

Ce que semble confirmer le sondage dont Libération annonce pour ce lundi 3 oct la parution.

Où derechef compte l'image.

L'image présidentielle décidément compte qui ne relève pas de la posture mais de la stature. La question a déjà été évoquée. On peut seulement y rajouter que c'est peut-être moins le manque de culture qui aura hérissé le pays chez Sarkozy, que l'absence de sens de l'histoire dont il fait preuve, avec la brutalité, l'empressement qui l'accompagnent.

Où Juppé manifestement importe :

- un adoubement international dès 94 pour ses position et action au moment du génocide rwandais ; mais aussi du processus d'Oslo qui lui valurent reconnaissance dans la presse * et même à gauche. Il est remarquable de ce point de vue que ce sera le même processus qui présida à la montée en puissance de Villepin : son discours à l'ONU contre la guerre en Irak. Où l'on peut comprendre que la compétence sinon l'expérience des affaires étrangères, la reconnaissance des puissants fait partie de la panoplie des présidentiables. D'où l'on peut en tirer que les candidats socialistes, plutôt faibles de ce point de vue, iront inévitablement chercher cette reconnaissance dans les mois à venir.

- une allure générale classique, posée, presque compassée, qui transpire le calme, la détermination à l'antipode exact de l'empressement sarkozyste, lui confère une dimension d'homme d'Etat plutôt classique où service de l'Etat, fidélité, sens du collectif se conjugent avec le sens de l'histoire qui sied bien aux attentes de l'électorat. (lire)

 



Libération du 7 mars 1995

Diplomatie et politique
AMALRIC Jacques


IL EST CLAIR, aujourd'hui, qu'Edouard Balladur avait raison d'écrire en 1993 qu'on ne pouvait être en même temps un Premier ministre crédible et un candidat à la présidence de la République. Le mélange des genres est manifestement détestable, y compris pour le Premier ministre. Et il ne se passe de jour sans qu'un nouveau dysfonctionnement de la République ne le souligne. Le dernier exemple de cette confusion ne remonte qu'à hier, lorsque Nicolas Sarkozy, représentant multicarte du balladurisme militant, a annoncé pour 1996 une réduction de soixante-dix milliards de francs du déficit budgétaire. Bonne nouvelle, sans doute, mais s'agit-il d'une promesse de ministre ou d'une promesse du porte-parole du candidat Balladur? Bien malin qui pourrait le dire.

Le même doute plane sur le comportement d'Alain Juppé, qui s'est pourtant révélé comme un des meilleurs ministres des Affaires étrangères de la France contemporaine. Peut-on être en même temps ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement d'Edouard Balladur et principal lieutenant du candidat Chirac dans un campagne dont la première phase consiste à éliminer le Premier ministre du second tour de la présidentielle? Alain Juppé, en public, répond positivement à la question. Mais il sait bien, en fait, que l'affaire ne va pas de soi et a entretenu, à la fin 1994, plusieurs de ses amis de ses interrogations sur le «grand écart» auquel il allait devoir se livrer. Avec la remontée de Jacques Chirac et les multiples provocations de Charles Pasqua, les rapports entre le ministre des Affaires étrangères et le Premier ministre (deux hommes qui ne se sont jamais portés dans leur coeurs) se sont dégradés au-delà du prévisible. Aujourd'hui, on est proche du surréalisme, lorsqu'on voit le Premier ministre s'approprier abusivement avec Charles Pasqua le mérite de l'issue du détournement de l'Airbus par des terroristes algériens, intimer le silence à son ministre des Affaires étrangères sur un sujet aussi secondaire que les rapports franco-américains ou le réprimander publiquement pour avoir dévoilé les conséquences d'un «gel» de crédits imposé au Quai d'Orsay. Ce climat de pétaudière est encore aggravé lorsque Alain Juppé, dans ses activités partisanes de président provisoire du RPR, est amené à accuser le Premier ministre-candidat de «jouer avec le franc» ou lorsque le ministre des Affaires étrangères n'est en rien associé à la visite de travail de deux jours qu'effectue à Paris, à l'invitation de Matignon, Victor Tchzernomyrdin, le Premier ministre russe.
La guérilla Matignon-Quai d'Orsay risque pourtant de continuer jusqu'au mois d'avril; le Premier ministre, qui fait figure d'agresseur de son ministre, n'a guère les moyens de le remercier, comme l'a reconnu implicitement le ministre­porte-parole Nicolas Sarkozy. Quant à Alain Juppé, il est «coincé» par l'évolution des événements: n'ayant pas démissionné lorsque la campagne de Jacques Chirac paraissait s'embourber, il ne peut guère le faire aujourd'hui, sous peine d'être accusé de tirer sur une ambulance et d'être soupçonné d'avoir profité de ses fonctions officielles à des fins politiques.

Reste à tirer une leçon, sous forme d'interrogation, de ces péripéties fort malvenues au moment où la France occupe la présidence européenne: est-il judicieux, en toute hypothèse, que le chef de la diplomatie française soit aussi celui d'une formation politique? On peut en douter pour plusieurs raisons, à commencer par la lourdeur des deux tâches, et on peut regretter que tel n'ait pas été l'avis d'Edouard Balladur, lorsqu'il a formé son gouvernement en 1993. Il était alors, il est vrai, soucieux d'associer, fût-ce insidieusement, les dirigeants des formations de la majorité à un projet présidentiel qui commençait à naître dans son esprit. Les proches du Premier ministre susurrent aujourd'hui que ce fut un tort, mais ils paraissent bien plus animés par la volonté de régler des comptes que par un principe vertueux.-