Elysées 2012

Apple, Jobs et le mythe du progrès

Un homme est mort

Après la mort de Steve Jobs, une tristesse collective étonnante, titre le Monde ... effectivement.

Sans pour autant méconnaître les qualités de l'homme, surprennent assurément ces réactions déferlantes devant la disparition de celui qui ne fut, après tout, qu'un chef d'entreprise, habile peut-être, brillant sans doute, expert en communication commerciale, surtout ... mais un chef d'entreprise seulement.

Ne nous méprenons pas : la déferlante aura sans doute été démultipliée par l'effet Internet, par ceci même qu'y étaient engagés les objets mêmes de ce monde des nouvelles technologies. Sans doute est-il outrancier de déclarer comme certains le firent qu'il fut grand visionnaire, bienfaiteur de l'humanité ...

Alors quoi ?

De quoi cette dévotion post mortem est-elle le nom ?

D'une transformation profonde de notre vie quotidienne, évidemment. Il n'est qu'à se souvenir comment ceux de ma génération firent leurs études, rédigèrent leurs mémoires ou thèses et commencèrent à faire cours... Pas d'ordinateur, parfois pas même de machine à écrire électrique ; pas d'Internet qui facilite la recherche de références, de documents, d'images ou de vidéos pouvant illustrer, qui son propos, qui son cours ; pas de téléphone portable ; pas de musique embarquée sur des supports transportables, fluides ; pas d'outils pour projeter les supports de son discours ; pas d'ipod, pas d'ipad ....

Or curieusement ni Internet ni même l'invention de l'ordinateur personnel, ni letéléphone portable ne furent à l'initiative de cet homme. C'est donc d'autre chose dont il s'agit :

- d'outils pratiques, aisés à utiliser d'abord à l'âge où Windows offrait encore avec son Dos des lignes de commande invraisemblables et absconses.

- d'objets élégants, aussi, dont le design aura été d'autant plus important qu'il était clairement identifiable, qu'il contrastait avec la grisaille du monde PC . Ce qui aura été d'autant plus déterminant qu'il concernait des objets pratiques destinés à envahir la vie quotidienne ; d'autant plus efficace que le monde Apple aura souvent joué la stratégie du clivage : celui qui adhérait au monde Apple appartenait à une élite, presque une secte ; d'autant plus redoutable que la tendance allant vers des objets personnels (ordinateurs, téléphones ...) le besoin de s'y identifier, l'exigence d'un marqueur social allait s'y renforcer.

- d'une stratégie marketing où la personnification bat son plein, assez dans l'air du temps qui appelle des héros ; stratégie redoutable pourtant sitôt que le héraut disparaît : ce qui sera désormais le challenge d'Apple c'est bien de se réinventer un avenir quand il n'a plus désormais à égrener que la litanie d'une odyssée épique, certes, mais révolue.

- d'une logique, si caractéristique de notre temps, où le virtuel l'emporte sur le réel ; les services sur la production ; le soft sur le hard : à tout prendre Jobs n'aura été ni un scientifique, ni un ingénieur ; ni véritablement un concepteur. Mais un habile manager qui sut assurément stimuler ses équipes pour qu'elles inventent les produits correspondant à ses projets mais ... rien de plus, rien de moins.

Au delà une représentation du progrès

Deux images s'entrechoquent ici, résumant à leur manière, l'ambivalence du temps : d'un côté le formidable bond en avant des technologies dont il est vain de rappeler combien elles ont bouleversé nos manières de vivre, mais aussi amplifié la mondialisation des échanges économiques - cette étonnante spirale qui semble infinie et dont la progression géométrique donnerait le vertige à plus d'un ; le sentiment cruel de l'imminence des périls - écologiques, financiers, notamment - qui tout ensemble impriment le désarroi d'une époque à la fois fervente de son développement et menacée dans ses assises.

Ce que rappelle fort opportunément JC Michéa au début de son interview aux Matinales de France Culture : Jobs symbolise le héros de notre temps, c'est-à-dire celui qui promeut ce progrès que nous n'attendons plus que des innovations techniques et plus nécessairement de l'évolution de nos structures sociales, non plus que de grands mouvements émancipateurs.

Cette modernité ainsi entendue comme le fruit quasi exclusif des progrès techniques et industriels traduit en réalité le ralliement de la gauche, selon Michéa, à la logique libérale, qui permet, à un Montebourg près, au PS de proposer des perspectives, sans doute un peu plus généreuses sur le volet social, mais si proches de la rigueur économique classique que nombre de libéraux pourraient les signer. Partant, cette reconnaissance de la dynamique capitaliste, qu'un Marx avait vue, vaut abdication en rase campagne d'une gauche qui n'a plus aucune gêne théorique à se reconnaître dans un manager inventif, dérangeant parfois, pour la part de progrès esthétique qu'il autorise où une bourgeoisie éclairée, intellectuelle ou artiste se peut démarquer avec délectation. Mais où le culte de l'ego, de l'intime plaisir individuel cache mal l'oubli du collectif, le renoncement aux grandes aspirations sociales et, sans doute, la trahison du peuple.

C'est de ceci que le culte à Jobs - aussi massif que fugace assurément - est le symptôme : le repliement sur soi, l'isolement au sein même de la masse et la crainte, vite couverte par les petits plaisirs ordinaires et egolâtriques, devant les périls à venir.

Au temps ordinaires, petits héros ordinaires. Pour autant que la période soit plutôt aux fondations craquelées et aux mutations imprévisibles, je gage que celui-ci disparaîtra rapidement dans le maelstrom des périls à venir.