Elysées 2012

Déni politique du politique

Déni du politique : analyse en 4 parties
1 / Une si vieille histoire 2 / déni politique du politique
3 / déni philosophique du politique 4 / retour du politique ?

 

La politique a mauvaise presse ! On pourrait imaginer à première vue que ceci s'expliquât par la foire aux ambitions, le manège des vanités qui s'y étale parfois de manière si flagrante que c'en devient obscène. En réalité, non ! D'aucuns en viendraient presque à regretter les régimes monarchiques où la place du pouvoir était nativement tenue ! Las, ceci n'empêchait pas pour autant les servilités courtisanes.

En réalité, et d'emblée, le politique aura toujours usé de plusieurs biais pour se purifier des scories indignes qui le menacent.

L'argument de la nature

Assis sur le couple fallacieux que la philosophie connaît bien - nature vs culture - cet argument a le mérite de la simplicité - et le mérite populaire d'une redoutable efficacité. Déjà repéré en son temps par Marx, il se donne pour péremptoire et irréfragable, rejoignant, en outre, le sentiment spontané que nourrit toute classe dominante de la légitimité naturelle de sa position. Argument utilisé pour la propriété privée à quoi on affectera immédiatement un instinct pour la justifier, pour la maternité avec la même propension à y voir un comportement naturel, instinctif, quasi animal ; que l'on retrouvera même dans les discours répétés sur la théorie du genre, pour l'affirmation d'une identité sexuelle naturelle.

A chaque fois la même distribution le long d'une ligne idéologique qui sépare la cohérence de deux problématiques irréconciliables - sauf peut-être dialectiquement. D'un côté on fonde la légitimité de l'état actuel des choses sur un ordre supposé naturel ; de l'autre on s'attachera à montrer que ce qui passe pour instinctif ou produit par les lois de la nature est en réalité déjà produit par l'histoire, par les rapports que les hommes entretiennent entre eux et avec le milieu extérieur.

Sous les polémiques parfois oiseuses que les temps de campagne électorale peuvent produire - et ce fut bien le cas pour ces contenus pédagogiques faisant mention de la théorie du genre dans les manuels scolaires - demeure une véritable ligne de front, idéologique, certes mais épistémologique surtout, qui dessine une oscillation plusieurs fois répétée entre le tout nature et le tout culture. Et si le balancier penche désormais plutôt du côté du tout génétique, n'oublions pas que les sciences avancèrent toujours, non par le choix de l'un des deux termes de cette alternative, mais bien plutôt via la confrontation systématique, dialectique, entre ces deux termes.

Il n'y a donc pas à s'étonner de retrouver les ultimes rémanences de ce débat dans les luttes politiques, non plus que dans les fondements de ce que l'on nomme gauche et droite. A ce titre, tout à fait caractéristique demeure ce texte déjà ancien, qui repérait la tentative de dépolitisation du discours par le biais du langage.

Trois modalités écrivait F Brune en 95 :

- le langage de la nature : nous y voici ! avec des métaphores toujours savoureuses du type maladie du chômage ou l'inénarrable fracture sociale. A ce registre appartiennent aussi toutes les connonations biologiques voire génétiques : tissu social ; atomisation ; corps ou organisme social etc. Lui appartiennent aussi toutes les métaphores météorologiques du type tempête monétaire que l'on retrouve désormais sous la rubrique des catastrophes naturelles comme tsunami financier ...

- le langage de la morale : mis au goût du jour, lors de la campagne de 2007, on l'aura particulièrement repéré dans l'antienne sarkozyste sur la valeur travail. Revaloriser le travail donnera travailler plus pour gagner plus qui fustigeait, sans le dire, ceux qui privilégiaient la qualité de la vie, ou le temps libre en les croquant sinon en paresseux au moins en hédonistes peu scrupuleux du sort commun.

L'argument de la technique

Le troisième argument repéré relève de la technique que F Brune nomme

- langage de la fonction : à ce registre appartiennent tous les concepts pseudo-scientifiques, de préférences atroces anglicismes exhalant fort la domination géopolitique d'une mondialisation qui nous aura échappé. A l'évidence, la crise financière offre pléthore de ces subprimes, traders, benchmarcking ... auxquels répondent sans difficulté des mondialisation, taille critique, délocalisation, dégraissage, performance, lois du marché ...

C'est que la technique est neutre qui n'est jamais qu'un biais inventé par l'intelligence humaine pour rendre plus efficace l'action. La technique est l'essence même de la ruse mais le risque aussi de la démesure. Toujours est-il qu'il n'est pas une façon de gauche ou de droite d'uniner une pièce, de cultiver un champ... La technique devient ainsi le paravent pratique derrière quoi se protéger pour travestir un choix politique en un simple processus technique, anodin, sans enjeu et, surtout, incontournable. Pour peu, en effet, que l'on se rappelle que dans l'action, la volonté humaine n'est pas libre du but à atteindre - elle incline nécessairement vers le bien, le mieux pour soi - et que l'on présente conjointement le choix des moyens comme celui, invariable du processus récent le plus efficace, on observe qu'alors c'est effectivement le champ même de la liberté de la volonté qui se trouve réduit à sa plus simple expression : pas choix du but, pas vraiment des moyens ... en vérité l'argument flirte avec délices avec celui de la nature comme avec celui de la morale (la fin justifie-t-elle les moyens)

C'est l'argument de la technocratie et il est ancien. Resurgi tout de suite après la Révolution Française, en même temps que la première révolution industrielle, il vise toujours à laisser entendre combien les processus économiques seraient désormais devenus tellement complexes qu'assurément ils échapperaient aux compétences du citoyen lambda. Argument que l'on retrouve chez un A Comte - la triade positiviste de l'entrepreneur, du banquier et du prêtre de l'humanité - mais qui n'est jamais que la reprise du projet platonicien de confier le pouvoir à ceux qui savent. C'est le gouvernement des experts, des savants ou des techniciens. C'est devenu aujourd'hui celui des gestionnaires. Le fascisme y a nourri son volet politique qui n'était qu'une technocratie, se révélant pour ce qu'elle était : un gouvernement des choses et non des hommes.

On remarquera qu'historiquement le projet politique technocratique est étroitement lié aux révolutions industrielles et économiques. Il n'est donc pas étonnant que l'offensive technocratique se fasse plus violente encore avec la mondialisation d'une part, le basculement du capitalisme vers le financier, d'autre part.

On remarquera enfin, que le libéralisme est la traduction contemporaine parfaite de cette tendance technocratique puisqu'il y s'agit invariablement de limiter le champ de compétence des Etats et donc du politique au profit d'instances autonomes : agences de notation, banques centrales indépendantes ... où l'expertise technique, supposée apolitique, se veut le garant même de l'indépendance.

Au reste l'argument de la technique ne se contente pas de dépolitiser de manière institutionnelle, organique ; il est surtout parfaitement, intrinsèquement, explicitement, antidémocratique. Dans la grande tradition démocratique le souverain populaire tient son autorité de sa place même et le citoyen a légitimité à porter sa voix en tant que tel, parce qu'il est citoyen, et certainement pas au nom d'une quelconque compétence ou d'un supposé savoir. Estimer que le pouvoir, parce que devenu trop complexe, ne puisse être exercé que par des spécialistes revient, ni plus ni moins, qu'à le confisquer au souverain populaire.

Ce que nous observons de plus en plus c'est alors effectivement des Etats qui auront conservé leurs rituels démocratiques, désormais vidés de leur sens, au profit des grandes conférences internationales et d'instances supranationales (G7, G20 ... ) qui exercent la réalité du pouvoir et sur quoi les électorats n'ont en fait plus aucune prise. Ce que nous observons c'est bien que, de réformes en toilettages constitutionnels, les transferts de compétence sont tels, et les effets de la mondialisation si puissants, que le pouvoir même de nos dirigeants s'en trouve considérablement réduit au point d'offrir l'argument retors et une égitimation a posteriori en forme de cercle vicieux : puisque le pouvoir est désormais une affaire d'expertise, confions-le à des experts.

Quand on veut se débarrasser d'un chien, on l'accuse de la rage, non ?

L'argument du héros

Sans doute l'argument le plus ambivalent. A première vue l'on pourrait penser que la personnalisation du politique, sa propension à laisser émerger des hommes d'exception, des hommes providentiels serait l'accomplissement de la politique parce que la parousie même d'une volonté se confrontant aux éléments et parvenant à les faire plier.

Le héros, chez Bergson, est bien celui qui parvient à renverser le cours des choses, de la pensée comme de l'histoire, de telle manière qu'il y introduise une telle coupure qu'on puisse la considérer irréversible.

Dans sa version militaire, c'est bien d'un tel système, d'une telle inspiration, que se classe le régime de la Ve République dont on ne peut rien comprendre si on oublie combien son fondateur se pensait lui-même - lui qui n'hésitait pas à parler de lui à la trosiième personne - comme tirant sa légitimité de l'histoire, des mille ans de la nation française, beaucoup plus assurément que du suffrage populaire, même si de Gaulle, indéniablement, sut toujours respecter aussi cette légitimité électorale, ce dont sa démission en 69 témoigne bien sûr autant que celle de 46.

Paradoxal parce que, si d'un côté il y a ici exhaussement de la volonté et prééminence affirmée du politique (ne pensons qu'au célèbre La politique de la France ne se fait pas à la corbeille ) d'un autre côté, en revanche, il y a bien confiscation de la volonté populaire au profit de la sagacité, du sens de l'histoire, du charisme ou de l'exceptionnelle compétence d'un seul - du chef.

Argument aux confins du mythe (quand il s'agit d'un de Gaulle, d'un Clemenceau) et du technocratique (quand il s'agit d'un acteur plus ordinaire ( souvenons-nous d'un Barre présenté comme le Joffre de l'économie ou d'un Giscard qui se sera présenté - à l'instar au reste d'un Juppé - comme une mécanique intellectuelle exceptionnelle, un économiste hors pair etc.

Argument aux confins du religieux, du métaphysique en tout cas, dont de Gaulle sut se jouer avec un indéniable talent et une faconde inoubliable, mais qui ne parvient pas à camoufler combien l'on se situe ici dans la théologie du chef, dans l'allégorie du Maître, dans une démarche quasi mystique où l'on n'hésite jamais vraiment à nous jouer la thématique de l'Incarnation ( de la France, de l'Histoire, de la Nation ) .

Que de Gaulle fût indéniablement démocrate n'ôte rien au fait que le régime qu'il inventa, s'il est démocratique, reste en revanche à la limite de la tradition républicaine laquelle est plus collective, et donc parlementaire, en ce qu'elle aspire à réaliser liberté et égalité, non à partir de l'excellence d'un seul, mais à partir des débats, des confrontations de ce qui exprime la diversité de la volonté du souverain populaire. Que de Gaulle fût éminemment légitime, n'ôte rien au fait - et il le dit dans ce passage de la conférence de 65 déjà cité - qu'il puise cette légitimité plus dans l'Histoire qu'il prétend incarner que dans la souveraineté populaire au point, précisément, de vouloir conférer à ses successeurs qui ne pourront pas s'appuyer sur cette légitimité historique, une assise populaire suffisante pour demeurer efficace.

D'où, au reste, le flop de Hollande à propos du président ordinaire parce que comme l'aurait souligné Sarkozy on ne fera jamais croire aux français que ce soit un job ordinaire. Remarquons au passage la traduction très technocratique de cette exception présidentielle.

L'argument du héros est effectivement dépolitisant parce qu'il suppose toujours, implicitement ou explicitement, que la nation s'en remette aux talents d'exception de cet homme providentiel et se laisse guider ( le mot guide est utilisé par de Gaulle). Vraiment pas loin de la logique messianique ou prophétique, décidément ! Nous n'y sommes jamais loin non plus du Sauveur, de celui qui rachète nos péchés ; jamais loin de Pétain et de sa logique de Père Fouettard - vous avez souffert, vous souffrirez encore... ces mensonges qui vont ont fait tant de mal ...)

A ce titre, la logique mystique du hérosflirte toujours avec celle plus soft, plus moderne de l'expert dont elle est la version légendaire. En réalité il ne saurait être un hasard, de ce point de vue, que le projet politique du fascisme soit technocratique. Au fond l'argument du héros est le volet mystique d'un argument plus séculier qu'est la technocratie.

Paradoxe politique du politique

C'est ainsi, peut-être, ce qu'il y a de plus étrange dans ce déni : paradoxal assurément parce qu'on voit mal à première vue ce qui peut pousser le politique à se dénigrer ainsi lui-même quitte à saper toute autorité ou légitimité dont il eût pu et du se prévaloir... alors qu'en même temps l'assaut mené contre lui sourde à la fois du bon sens populaire vite enclin à pourfendre l'impuissance, l'incompétence ou la prévarication de ces trop beaux parleurs pour être honnêtes ; mais sourde en même temps du côté des beaux quartiers de la rive gauche où l'on pense de plus en plus, avec la moue d'un mépris à peine policé, que, décidément, politique est chose à peine pensable, tout juste bonne à y tremper quelque inavouable ambition ou inévitable compromission.

Etrange, oui, cette propension du politique à ne jamais s'avouer tel, à la malheureuse exception de Sarkozy près, qui tenta bien en 2007 de réconcilier les français et la politique et y parvint, mais, est-ce un hasard, en se jouant à la fois de son image de marque d'hyper-actif et d'un lyrisme emprunté à Guaino qui lui permit de colorer d'un peu de rêve, de charisme un projet qui demeurait tout juste technocratique.

D'où l'on peut tirer trois leçons - provisoires :

- la Révolution n'est toujours pas finie, que la bourgeoisie bien pensante a toujours désiré clore avant même qu'elle n'eût réellement débuté. Elle consiste dans cette lutte incessante, toujours à recommencer, invariablement à poursuivre ; dans cette vigilance à sempiternellement exercer contre la tendance, pas du tout naturelle, contre la paresse intellectuelle, la défense systématique des puissants de leurs privilèges ou prérogatives visant invariablement à confisquer le pouvoir au peuple qui le leur eût ravi - quitte à maintenir les formes démocratiques - faute de mieux.

- l'irruption du peuple demeure vraiment la grande peur de la bourgeoisie que celle-ci tentera toujours de contenir ; qui y parvint parfois à coup de représailles politiques, parfois de projet social quand il devenait impossible de faire autrement ( on songe au projet de l'après guerre qui dut bien faire la part du feu au social après l'inavouable compromission avec le fascisme ) et qui ne manque pas d'y parvenir désormais en abusant de son cache-sexe technocratique.

- faire de la politique revient ainsi à lutter contre l'a-politique, contre la sourde propension des classes possédantes à toujours vouloir dépolitiser pour conserver ses positions et prérogatives.

 


1) N'oublions d'ailleurs pas que le référendum raté sur l'Europe n'avait pas d'autre sens que le refus de ce défivit démovratique de la Communauté Européenne.

voir à ce sujet et à l'occasion des crises répétées de la zone Euro ce texte de J Habermas