Elysées 2012

Platon

SOCRATE.—Et pourtant, si, dès l'enfance, on allège une telle âme de ces masses de plomb, si je peux m'exprimer b ainsi, qui s'apparentent au devenir (et qui, se développant par les festins, les plaisirs et autres appétits, tournent la vue de l'âme vers le bas) ; si donc, débarrassée de ce fardeau, elle se tourne vers les véritables réalités, cette même âme chez les mêmes hommes verra très nettement ces réalités, comme elle voit à présent les choses vers lesquelles elle se tourne.
GIAUCON. — C'est vraisemblable.
SOCRATE. — Mais quoi ? N'est-il pas aussi vraisemblable et ne ressort-il pas nécessairement de tout ce que nous c avons dit, qu'une cité ne peut jamais être bien gouvernée, ni par des gens sans éducation et ignorants de la vérité, ni par ceux qu'on laisse toute leur vie se cultiver ? Les premiers parce qu'ils n'ont pas de but unique, sur lequel régler tous leurs actes, dans la vie privée comme dans la vie publique. Les autres, parce qu'ils ne s'en chargeront jamais, de leur propre chef, persuadés qu'ils sont d'être, déjà de leur vivant, aux îles des Bienheureux.
GIAUCON. — C'est vrai.
SOCRATE. — Il nous faut donc, nous les fondateurs de la cité obliger les meilleures natures à prendre le chemin de l'étude que nous avons saluée comme la plus haute, d à voir le Bien et à effectuer cette ascension ; et lorsqu'ils l'auront effectuée, et qu'ils auront suffisamment vu le Bien, il ne faut plus leur permettre ce qu'on leur permet à présent.
GIAUCON. — Quoi donc ?
SOCRATE. — De rester là haut et de ne plus vouloir redescendre auprès des prisonniers ni partager leurs travaux et leurs honneurs, qu'ils soient méprisables ou dignes d'estime.
GIAUCON.—Mais, devrons-nous être si injustes avec eux et les faire vivre plus mal, alors qu'ils pourraient jouir d'une vie meilleure ?
SOCRATE. — Tu as encore oublié, mon ami, que la loi ne se soucie pas de garantir le bonheur d'une classe privilégiée de citoyens, mais qu'elle tente de le réaliser pour l'ensemble de la cité, en unissant ses membres par la persuasion ou par la contrainte, et en amenant les uns à faire part aux autres des avantages que chaque classe peut apporter à la communauté9. Tu as aussi oublié que si la loi s'applique à former de pareils hommes dans la cité, ce n'est pas pour laisser chacun se tourner où il veut, mais pour l'inciter à renforcer la cohésion de la cité.
GLAUCON. — Il est vrai ; je l'avais oublié.
SOCRATE.—Sache donc Glaucon que nous ne serons pas injustes envers les philosophes qui se seront formés chez nous. Mais nous leur expliquerons que c'est pour des raisons de justice que nous les forçons à prendre soin des b autres et à les protéger. Nous leur dirons en effet : " Il est naturel que ceux qui, comme vous, deviennent philosophes dans les autres cités ne participent pas aux charges de la vie publique. Car ils s'y forment euxmêmes, indépendamment de la volonté du gouvernement en place, et il est juste que ce qui pousse tout seul et ne doit sa subsistance à personne ne soit redevable à personne des frais de sa subsistance. Mais vous, c'est nous qui vous avons donné le jour pour jouer à l'égard de vousmêmes et du reste de la cité le rôle que jouent les chefs et les reines dans les essaims d'abeilles. Nous vous avons donné c une éducation meilleure et plus achevée que celle qu'ont reçue les philosophes des autres cités, et nous vous avons rendus plus aptes qu'eux à participer à la philosophie et à la politique. Chacun d'entre vous doit donc descendre, à son tour, dans la demeure commune et s'habituer à regarder ce qui est obscur. Cette accoutumance vous permettra en effet de voir infiniment mieux qu'eux, et vous reconnaîtrez chaque image pour ce qu'elle est et ce qu'elle représente, puisque vous aurez vu la vérité des choses belles, justes ou bonnes. Ainsi, le gouvernement de la cité deviendra, pour nous et pour vous, une réalité et non un rêve, comme le sont la plupart des cités actuelles d'où les chefs ne combattent entre eux que pour des ombres et se disputent pour s'emparer du pouvoir, comme s'il s'agissait d'un grand bien. Voici sur ce point la vérité : la cité que gouverneront ceux qui cherchent le moins à exercer le pouvoir aura nécessairement le gouvernement le meilleur et le moins susceptible de rébellions. La cité dont les chefs agiront autrement connaîtra la situation inverse. "
GLAUCON. — C'est parfaitement vrai.
SOCRATE.—Penses-tu donc que nos élèves, en entendant tout cela, nous désobéiront et refuseront de participer, à leur tour, aux charges du pouvoir ? Pensestu qu'ils préféreront passer entre eux la plus grande partie de leur temps dans la région des Idées ?
GLAUCON. — Cela est impossible, parce que ce sont des personnes justes et que ce qu'on leur demandera est juste.
Ce qui est certain, c'est que chacun d'entre eux ne gouvernera que par devoir, contrairement à ceux qui dirigent aujourd'hui toutes les cités.
SOCRATE. — Il en est en effet ainsi, mon ami. Si tu  découvres tous ceux qui doivent gouverner un genre de vie préférable à celui qu'assure le pouvoir, ta cité pourra être bien dirigée. Car, c'est seulement dans cette cité que les gouvernants seront les vrais riches, non en or, mais en vie sage et vertueuse, seule richesse dont l'homme heureux a besoin. Mais si viennent aux affaires publiques des gueux, avides d'accaparer des biens, convaincus que c'est là qu'ils saisiront le Bien, tu ne pourras pas avoir une cité bien gouvernée. Car le pouvoir devient ici l'enjeu de luttes, et cette guerre civile et intestine les détruit eux-mêmes comme le reste de la cité.
GLAUCON. — C'est tout à fait vrai.
SOCRATE. — Connais-tu donc une autre vie qui méprise le pouvoir politique mise à part celle de la vraie philosophie ?
GLAUCON. — Non, par Zeus.
SOCRATE. — Il faut donc que ceux qui vont au pouvoir ne le désirent pas inconsidérément ; sinon, les prétendants se feront la guerre.
GLAUCON.  Comment en seraitil autrement ?
SOCRATE. — Qui forceras-tu à assurer la protection de la cité sinon ceux qui, tout en connaissant les meilleurs moyens de gouverner une cité, jouissent d'autres honneurs et vivent mieux que l'homme politique ?
GLAUCON. — Personne d'autre.