Emmanuel LEVINAS
(1905-1995)
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Bio
Emmanuel
Levinas est né en Lituanie, à Kovno, dans une famille juive pratiquante, en
1905, la même année que Jean-Paul Sartre, Raymond Aron ou Georges
Canguilhem. Très tôt, il lit la Bible, les auteurs russes (surtout
Dostoïevski) ou Shakespeare, dont il se nourrit. Durant la guerre de
1914-1918, ses parents émigrent en Russie et s'établissent, après un long
périple, à Karkhov (1915). Il y vivra la révolution russe avec un mélange de
crainte et de curiosité. En 1923, il émigre seul en France et commence des
études de philosophie à l'Université de Strasbourg où il aura pour
professeurs Georges Gurvitch et Maurice Pradines, et pour ami fidèle Maurice
Blanchot. En 1928, il va passer un an à l'Université de Fribourg-en-Brisgau
où il aura pour maîtres Husserl et Heidegger. Il traduira les Méditations
cartésiennes et rédigera une première thèse de doctorat d'université :
Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl (1930). Il va par
cet ouvrage introduire le premier en France la pensée de Husserl et de
Heidegger. Sartre, Merleau-Ponty et Gabriel Marcel reconnaîtront tous trois,
plus tard, la dette contractée envers lui à ce sujet. En 1930, il est
naturalisé Français. De 1930 à 1940, il sera le spécialiste incontesté de la
phénoménologie allemande. Il travaille à sa thèse d'État qu'il publiera
seulement en 1961 sous le titre : Totalité et infini. Mais dès 1940 il est
mobilisé ; il sera fait prisonnier et restera 5 ans en captivité, « protégé
par son uniforme français ». Toute sa famille périra, massacrée par les
nazis. Démobilisé, il va publier, en 1947, De l'existence à l'existant,
rédigé en grande partie dans son camp de prisonniers. Il est nommé cette
année-là directeur de l'École normale israélite orientale d'Auteuil, chargée
de former les enseignants de l'AIU (Alliance israélite universitaire). En
1961, il est nommé professeur à l'Université de Poitiers. En 1967, il est
appelé à Nanterre, et termine sa carrière universitaire à la Sorbonne (Paris
IV) grâce à l'influence de ses amis, comme Ferdinand Alquié.
Mais déjà depuis longtemps sa carrière ou sa vie se confondaient avec son
oeuvre. En 1949, il publie : En découvrant l'existence avec Husserl et
Heidegger. En 1963, ce sera Difficile liberté : essais sur le judaïsme. En
1968, ce seront ses Quatre lectures talmudiques, suivies d'Humanisme de
l'autre homme (1972) et surtout, en 1974, Autrement qu'être ou au-delà de
l'essence, l'un de ses plus importants ouvrages, qui lui attirera un succès
très mérité. Suivront Sur Maurice Blanchot et Noms propres (1976), De Dieu
qui vient à l'idée (1982), Éthique et infini (1982), Transcendance et
intelligibilité (1984). Il mourra en 1995, à l'âge de 90 ans, ayant survécu
à Sartre et à Raymond Aron, mais sans avoir connu la célébrité de ses
illustres contemporains.
L'Autre et son visage
C'est dans Totalité et infini (1961) que Levinas pose les principes d'une
éthique fondée sur la relation à autrui. La philosophie occidentale, depuis
ses débuts, est dominée par les catégories de l'être et de la totalité. Elle
évolue dans l'obsession de la synthèse, c'est-à-dire de la réduction du
divers à une totalité qui ne laisse subsister aucune altérité. À cette
pensée qui réduit violemment l'autre au même, Levinas oppose l'expérience
subjective de l'infini, telle qu'on peut la faire dans le face-à-face avec
autrui. La rencontre de l'Autre, en effet, constitue une « expérience
irréductible et ultime » qu'on ne peut dissoudre dans aucune totalité.
L'Autre, pour Levinas, c'est d'abord un visage. Non pas un masque qu'on
pourrait regarder comme on regarde un objet (en demeurant extérieur à lui),
mais une ouverture, un accès immédiat à l'Autre. Quand je regarde la
personne avec laquelle je parle, je ne vois pas ses yeux ; je suis
transporté par son visage dans un au-delà qui me révèle cette idée d'infini
que je ne peux trouver en moi-même.
Mais la relation au visage n'est pas seulement «transcendance vers
l'autre » ; elle est aussi l’expérience éthique par excellence. En effet, le
visage est en l'homme ce qu'il y a de plus pauvre et de plus vulnérable. Il
est aussi ce qu'il y a de plus nu, et comme offert à ma puissance. Mais dans
ce total dénuement, dans cette fragilité essentielle, s'inscrit l'impératif
éthique, le commandement suprême :
« Tu ne commettras pas de meurtre. » Le visage, parce qu'il est exposé à
toutes les violences, est ce qui nous interdit la violence. Le «Tu ne tueras
point », dit Levinas, est « la première parole du visage ». Ainsi l'Autre
est en même temps celui contre lequel je peux tout et celui auquel je dois
tout. Ma responsabilité envers lui, dès que son visage m'apparaît, est
infinie.
En réponse à la répudiation structuraliste de l'homme, Levinas se propose de
restaurer l'humanisme sur la base, non plus de la nature raisonnable de
l'humanité, mais de l'obligation dans laquelle chaque homme se trouve de
veiller sur son prochain sans pouvoir prétendre à une quelconque
réciprocité.