Emmanuel LEVINAS
(1905-1995)

Ethique et infini

Je me demande si l’on peut parler d’un regard tourné vers le visage, car le regard est connaissance, perception. Je pense plutôt que l’accès au visage est d’emblée éthique. C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet; La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne même pas remarquer la couleur de ses yeux! Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas…
Le visage est signification et signification sans contexte. Je veux dire qu’autrui, dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage dans un contexte; D’ordinaire on est un “personnage“: on est professeur à la Sorbonne, vice-président du Conseil d’Etat, fils d’Untel, tout ce qui est dans le passeport, dans la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel de ce terme, est relative à un tel contexte: le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens, à lui seul. Toi, c’est toi En ce sens on peut dire que le visage n’est pas vu. Il est ce qui ne peut devenir un contenu, que votre pensée embrasserait; il est l’incontenable, il vous mène au-delà. C’est en cela que la signification du visage le fait sortir de l’être en tant que corrélatif d’un savoir. Au contraire, la vision est recherche d’une adéquation: elle est ce qui par excellence absorbe l’être. Mais la relation au visage est d’emblée éthique. Le visage est ce qu’on ne peut tuer, ou du moins ce dont le sens consiste à dire: “Tu ne tueras point”.