Lévinas

Emmanuel Levinas
Ethique et infini. Dialogues avec Philippe Nemo, Paris, Fayard, 1982, p. 91.



Je ne sais si l'on peut parler de "phénoménologie" du visage, puisque la phénoménologie décrit ce qui apparaît. De même, je me demande si l'on peut parler d'un regard tourné vers le visage, car le regard est connaissance, perception. Je pense plutôt que l'accès au visage est d'emblée éthique. C'est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c'est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n'est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c'est ce qui ne s'y réduit pas. Il y a d'abord la droiture même du visage, son exposition droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d'une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle ; la preuve en est qu'on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps, le visage est ce qui nous interdit de tuer.

(...) Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu'autrui, dans la rectitude de son visage, n'est pas un personnage dans un contexte. D'ordinaire, on est un "personnage" : on est professeur à la Sorbonne, vice-président du Conseil d'Etat, fils d'untel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme, est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c'est toi. En ce sens, on peut dire que le visage n'est pas "vu". Il est ce qui ne peut devenir un contenu, que votre pensée embrasserait ; il est l'incontenable, il vous mène au-delà. C'est en cela que la signification du visage le fait sortir de l'être en tant que corrélatif d'un savoir. Au contraire, la vision est recherche d'une adéquation ; elle est ce qui par excellence absorbe l'être. Mais la relation au visage est d'emblée éthique. Le visage est ce qu'on ne peut tuer, ou du moins dont le sens consiste à dire : "tu ne tueras point". Le meurtre, il est vrai, est un fait banal : on peut tuer autrui ; l'exigence éthique n'est pas une nécessité ontologique. L'interdiction de tuer ne rend pas le meurtre impossible, même si l'autorité de l'interdit se maintient dans la mauvaise conscience du mal accompli - malignité du mal.

 

Visage et discours p. 92-93

 

"Visage et discours sont liés. Le visage parle. Il parle, en ceci que c'est lui qui rend possible et commence tout discours. J'ai refusé tout à l'heure la notion de vision pour décrire la relation authentique avec autrui ; c'est le discours, et, plus exactement, la réponse ou la responsabilité, qui est cette relation authentique. J'ai toujours distingué, en effet, dans le discours, le dire et le dit . Que le dire doive comporter un dit est une nécessité du même ordre que celle qui impose une société, avec des lois, des institutions et des relations sociales. Mais le dire , c'est le fait que devant le visage je ne reste pas simplement là à le contempler, je lui réponds. Le dire est une manière de saluer autrui, mais saluer autrui, c'est déjà répondre de lui. Il est difficile de se taire en présence de quelqu'un ; cette difficulté a son fondement ultime dans cette signification propre du dire, quel que soit le dit. Il faut parler de quelque chose, de la pluie et du beau temps, peu importe, mais parler, répondre à lui et déjà répondre de lui."

 

p. 93-94.

"Le "Tu ne tueras point" est la première parole du visage. Or c'est un ordre. Il y a dans l'apparition du visage un commandement, comme si un maître me parlait. Pourtant, en même temps, le visage d'autrui est dénué ; c'est le pauvre pour lequel je peux tout et à qui je dois tout. Et moi, qui que je sois, mais en tant que "première personne", je suis celui qui se trouve des ressources pour répondre à l'appel (...). Quelle que soit la motivation qui explique cette inversion, (dans le cas de la violence), l'analyse du visage telle que je viens de la faire, avec la maîtrise d'autrui et sa pauvreté, avec ma soumission et ma richesse, est première. Elle est le présupposé de toutes les relations humaines. S'il n'y avait pas cela, nous ne dirions même pas, devant une porte ouverte : "Après vous, Monsieur!" . C'est un "Après vous, Monsieur ! " originel que j'ai essayé de décrire."