Lévinas

Emmanuel Levinas
Ethique et infini. Dialogues avec Philippe Nemo, Paris, Fayard, 1982, p. 79-80- 82 & 85-86



"Dans la critique de la totalité que comporte l'association même de ces deux mots, il y a une référence à l'histoire de la philosophie. Cette histoire peut être interprétée comme une tentative de synthèse universelle, une réduction de toute l'expérience, de tout ce qui est sensé, à une totalité où la conscience embrasse le monde, ne laisse rien d'autre hors d'elle, et devient ainsi une pensée absolue. La conscience de soi est en même temps une conscience du tout. Contre cette totalisation, il y a eu, dans l'histoire de la philosophie, peu de protestations (...). C'est en effet toute la marche de la philosophie occidentale aboutissant à la philosophie de Hegel, laquelle, à très juste titre, peut apparaître comme l'aboutissement de la philosophie même. Partout dans la civilisation occidentale, où le spirituel et le sensé résident toujours dans le savoir, on peut voir cette nostalgie de la totalité. Comme si la totalité avait été perdue, et que cette perte fût le péché de l'esprit. C'est alors la vision panoramique du réel qui est la vérité et qui donne toute sa satisfaction à l'esprit." , p. 79-80- 81.

(...) Or, l'expérience irréductible et ultime de la relation me paraît être ailleurs : non pas dans la synthèse, mais dans le face à face des humains, dans la socialité, en sa signification morale. Mais il faut comprendre que la moralité ne vient pas comme une couche secondaire, au-dessus d'une réflexion abstraite sur la totalité et ses dangers ; la moralité a une portée indépendante et préliminaire. La philosophie première est une éthique.

Le non-synthétisable par excellence, c'est certainement la relation entre les hommes. On peut aussi se demander si l'idée de Dieu, surtout telle que la pense Descartes, peut faire partie d'une totalité de l'être, et si elle n'est pas, bien plutôt, transcendante à l'être. Le terme de "transcendance" signifie précisément le fait qu'on ne peut penser Dieu et l'être ensemble. De même, dans la relation interpersonnelle, il ne s'agit pas de penser ensemble moi et l'autre, mais d'être en face. La véritable union ou le véritable ensemble n'est pas un ensemble de synthèse, mais un ensemble de face à face." Ethique et infini, op. cit., p. 81-82.

 

Totalité et infini veut poser le problème du contenu de la relation intersubjective. Car ce que nous avons dit jusqu'à présent est seulement négatif. En quoi consiste positivement cette "socialité" différente de la socialité totale et additionnelle ? C'est cela qui m'a préoccupé dans la suite (...) car il ne faut pas déduire de ce que je viens de dire une sous-estimation quelconque de la raison et de l'aspiration de la raison à l'universalité. Seulement, je tente de déduire la nécessité d'un social rationnel des exigences mêmes de l'intersubjetif tel que je le décris. Il est extrêmement important de savoir si la société au sens courant du terme est le résultat d'une limitation du principe que l'homme est un loup pour l'homme, ou si au contraire elle résulte de la limitation du principe que l'homme est pour l'homme. Le social, avec ses institutions, ses formes universelles, ses lois, provient-il de ce qu'on a limité les conséquences de la guerre entre les hommes, ou de ce qu'on a limité l'infini qui s'ouvre dans la relation éthique de l'homme à l'homme ? (...) La politique doit pouvoir toujours être contrôlée et critiquée à partir de l'éthique. Cette seconde forme de socialité rendrait justice à ce secret qu'est pour chacun sa vie, secret qui ne tient pas à une clôture qui isolerait quelque domaine rigoureusement privé d'une intériorité fermée, mais secret qui tient à la responsabilité pour autrui, qui, dans son évènement éthique est incessible, à laquelle on ne se dérobe pas et qui, ainsi, est principe d'individuation absolue.., p. 85-86.