Emmanuel LEVINAS
(1905-1995)
Ethique et infini
Le visage se refuse à la possession de mes pouvoirs. Dans son épiphanie,
dans l'expression, le sensible, encore saisissable, se mue en résistance
totale à la prise. Cette mutation ne se peut que par l'ouverture d'une
dimension nouvelle. En effet, la résistance à la prise ne se produit pas
comme une résistance insurmontable, comme dureté du rocher contre lequel
l'effort de la main se brise, comme éloignement d'une étoile dans
l'immensité de l'espace.
L'expression que le visage introduit dans le monde ne défie pas la faiblesse
de mes pouvoirs, mais mon pouvoir de pouvoir. Le visage, encore chose par mi
les choses, perce la forme qui cependant le délimite. Ce qui veut dire
concrètement: le visage me parle et par là m'invite à une relation sans
commune mesure avec un pouvoir qui s'exerce, fût-il jouissance ou
connaissance.
Et cependant, cette nouvelle dimension s'ouvre dans l'apparence sensible du
visage. L'ouverture permanente des contours de sa forme dans l'expression
emprisonne dans une caricature cette ouverture qui fait éclater la forme. Le
visage à la limite de la sainteté et de la caricature s'offre donc encore
dans un sens à des pouvoirs. Dans un sens seulement: la profondeur qui
s'ouvre dans cette sensibilité modifie la nature même du pouvoir qui ne peut
dès lors plus prendre, mais peut tuer (…)
Autrui qui peut souverainement me dire non, s'offre à la pointe de l'épée ou
à la balle du revolver et toute la dureté inébranlable de son pour soi avec
ce non intransigeant qu'il oppose, s'efface du fait que l'épée ou la balle a
touché les ventricules ou les oreillettes de son cœur. Dans la contexture du
monde, il n'est quasi-rien. Mais il peut m'opposer une lutte, c'est-à-dire
opposer à la force qui le frappe non pas une force de résistance, mais
l'imprévisibilité même de sa réaction . Il m'oppose ainsi non pas une force
plus grande - une énergie évaluable et se présentant par conséquent comme si
elle faisait partie d'un tout - mais la transcendance même de son être par
rapport à ce tout; non pas un superlatif quelconque de la puissance, mais
précisément l'infini de sa transcendance. Cet infini, plus fort que le
meurtre, nous résiste déjà dans son visage, est son visage, est l'expression
originelle, est le premier mot "Tu ne commettras pas de meurtre". L'infini
paralyse le pouvoir par sa résistance infinie au meurtre qui, dure et
insurmontable, luit dans le visage d'autrui, dans la nudité totale de ses
yeux, sans défense, dans la nudité de l'ouverture absolue du Transcendant.
Il y a là une relation non pas avec une résistance très grande, mais avec
quelque chose d'absolument autre: la résistance de ce qui n'a pas de
résistance - la résistance éthique.