Penser? Dire non !

Emmanuel LEVINAS
(1905-1995)

Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 1963, pp. 28-30.

Pour le judaïsme, le but de l'éducation consiste à instituer un rapport entre l'homme et la sainteté de Dieu et maintenir l'homme dans ce rapport. Mais tout son effort — de la Bible à la clôture du Talmud au VIe siècle, et à travers la plupart de ses commentateurs de la grande époque de la science rabbinique — consiste à comprendre cette sainteté de Dieu dans un sens qui tranche sur la signification numineuse de ce terme, telle qu'elle apparaît dans les religions primitives où les modernes ont souvent voulu voir la source de toute religion. Pour ces penseurs, la possession de l'homme par Dieu, l'enthousiasme, serait la conséquence de la sainteté ou du caractère sacré de Dieu, l'alpha et l'oméga de la vie spirituelle. Le judaïsme a désensorcelé le monde, a tranché sur cette prétendue évolution des religions à partir de l'enthousiasme et du sacré. Le judaïsme demeure étranger à tout retour offensif de ces formes d'élévation humaine. Il les dénonce comme l'essence de l'idolâtrie.
Le numineux ou le sacré enveloppe et transporte l'homme au-delà de ses pouvoirs et de ses vouloirs. Mais une vraie liberté s'offense de ces surplus incontrôlables. Le numineux annule les rapports entre les personnes en faisant participer les êtres, fût-ce dans l'extase, à un drame dont ces êtres n'ont pas voulu, à un ordre où ils s'abîment. Cette puissance, en quelque façon, sacramentelle du divin apparaît au judaïsme comme blessant la liberté humaine, et comme contraire à l'éducation de l'homme, laquelle demeure action sur un être libre. Non pas que la liberté soit un but en soi. Mais elle demeure la condition de toute valeur que l'homme puisse atteindre. Le sacré qui m'enveloppe et me transporte est violence. (...)
Le monothéisme marque une rupture avec une certaine conception du sacré. Il n'unifie ni ne hiérarchise ces dieux numineux et nombreux ; il les nie. A l'égard du divin qu'ils incarnent, il n'est qu'athéisme. L'affirmation rigoureuse de l'indépendance humaine, de sa présence intelligente à une réalité intelligible, la destruction du concept numineux du sacré, comportent le risque de l'athéisme. Il doit être couru. A travers lui seulement l'homme s'élève à la notion spirituelle du Transcendant. C'est une grande gloire pour le Créateur que d'avoir mis sur pied un être qui l'affirme après l'avoir contesté et nié dans les prestiges du mythe et de l'enthousiasme ; c'est une grande gloire pour Dieu que d'avoir créé un être capable de le chercher ou de l'entendre de loin, à partir de la séparation, à partir de l'athéisme.