Lévinas

Emmanuel Levinas
Ethique et infini. Dialogues avec Philippe Nemo, Paris, Fayard, 1982, p. 103-104.



Dans ce livre, je parle de la responsabilité comme de la structure essentielle, première, fondamentale, de la subjectivité. Car c'est en termes éthiques que je décris la subjectivité. L'éthique, ici, ne vient pas en supplément à une base existentielle préalable ; c'est dans l'éthique entendue comme responsabilité que se noue le noeud même du subjectif. J'entends la responsabilité comme responsabilité pour autrui, donc comme responsabilité pour ce qui n'est pas mon fait, ou même ne me regarde pas ; ou qui précisément me regarde, est abordé par moi comme visage (...) "(Il est alors nécessaire de décrire) "positivement le visage et non pas seulement négativement. Vous vous souvenez de ce que nous disions : l'abord du visage n'est pas de l'ordre de la perception pure et simple, de l'intentionnalité qui va vers l'adéquation. Positivement, nous dirons que dès lors qu'autrui me regarde, j'en suis responsable, sans même avoir à prendre de responsabilités à son égard ; sa responsabilité m'incombe. C'est une responsabilité qui va au-delà de ce que je fais. D'habitude, on est responsable de ce qu'on fait soi-même. Je dis, dans Autrement qu'être , que la responsabilité est initialement un pour autrui. Cela veut dire que je suis responsable de sa responsabilité même. (...) La responsabilité en effet n'est pas un simple attribut de la subjectivité, comme si celle-ci existait déjà en elle-même, avant la relation éthique. La subjectivité n'est pas un pour soi ; elle est, encore une fois, initialement pour un autre. La proximité d'autrui est présentée dans le livre comme le fait qu'autrui n'est pas simplement proche de moi dans l'espace, ou proche comme un parent, mais s'approche essentiellement de moi en tant que je me sens - en tant que je suis - responsable de lui. C'est une structure qui ne ressemble nullement à la relation intentionnelle qui nous rattache, dans la connaissance, à l'objet - de quelque objet qu'il s'agisse, fût-ce un objet humain. La proximité ne revient pas à cette intentionnalité ; en particulier, elle ne revient pas au fait qu'autrui me soit connu. (...) Le lien avec autrui ne se noue que comme responsabilité, que celle-ci, d'ailleurs, soit acceptée ou refusée, que l'on sache ou non comment l'assumer, que l'on puisse ou non faire quelque chose de concret pour autrui. Dire : me voici. Faire quelque chose pour un autre. Donner. Etre esprit humain, c'est cela.L'incarnation de la subjectivité humaine garantit sa spiritualité (...). Diaconie avant tout dialogue : j'analyse la relation inter-humaine comme si, dans la proximité avec autrui - par delà l'image que je me fais de l'autre homme - son visage, l'expressif en autrui (et tout le corps humain, en ce sens, plus ou moins visage), était ce qui m'ordonne de le servir. J'emploie cette formule extrême. Le visage me demande et m'ordonne. Sa signification est un ordre signifié. Je précise que si le visage signifie un ordre à mon égard, ce n'est pas de la manière dont un signe quelconque signifie son signifié ; cet ordre est la signifiance même du visage.'" Ethique et infini, op. cit.,