Textes

Il nous manque une culture
Réflexions sur l’enseignement hébraïque*

 

1.


levinasJ’ai voyagé cet été en Israël en compagnie d’éducateurs juifs d’Amérique.


Monsieur BEN-GOURION nous fit l’honneur d’une audience. Elle fut transfor- mée en séance de travail. Le Chef du Gouvernement tenait à s’instruire, mais cela ressemblait à une heure de classe [où l’on était élèves]. Monsieur BEN-GOURION mène admirablement les élèves. « Je vais vous poser deux questions auxquelles vous aurez à répondre après réflexion», déclare malicieusement le Président du Conseil devenu maître d’école. L’examen a duré une heure et demie.
« Pourquoi, dans le Golan n’arrive-t-on pas à enseigner l’hébreu ? », demanda le Président. « Nous rencontrons bien des difficultés », risque un pédagogue de New York. « Vous ne m’apprenez rien » – coupa sèchement BEN-GOURION.


« – Pourquoi cet échec ? Voilà la question ».

Personne ne conteste l’échec lui-même. Les efforts déployés partout en vue de l’enseignement hébraïque dépassent de beaucoup les résultats obtenus. L’insuffisance de maîtres, de budgets, d’heures de classe – explique-t-elle, à elle seule, ce fait ? Je n’ai pu pour ma part placer un mot. On est peu de chose à côté de 20 Américains. Écoutera-t-on ici mon discours rentré ?

2.


Une expérience de plusieurs années à la tête d’une école secondaire juive m’amène à penser que la difficulté principale des études hébraïques ne dépend pas seulement de la qualité des maîtres – dont quelques-uns sont excellents, – ni de leur petit nombre, ni du peu d’heures consacrées à l’hébreu dans les programmes surchargés. Le mal profond tient au peu de prestige de ces études qui ne s’adossent pas à une culture pouvant rivaliser avec celle de l’Occident. Affirmation sacrilège qui demande explication.

L’histoire du judaïsme pendant les derniers siècles a en effet creusé un abîme entre la culture juive déposée dans les Grands Livres et sa modeste vie dans les intelligences. Une culture, on le sait, n’est pas un ensemble de curiosités archéologiques auxquelles la piété confère une valeur et un attrait. Elle est un corps de vérités qui répondent aux problèmes des hommes vivants. Mais l’homme est ainsi fait que les valeurs culturelles ne lui parlent que si elles enveloppent leur propre évolution et si, d’autre part, elles sont interrogées par des Raisons.

Or, dans son expression délibérément laïque, la culture hébraïque moderne veut des vérités sans histoire. Nulle part cela n’est plus visible que dans ses rapports avec la Bible. Elle semble révérer un passé, mais un passé immédiatement donné, « à partir de la terre » comme on dit là-bas, un passé donné sans transition et qui, par conséquent n’est plus historique.

Le “karaitisme” inconscient de cette attitude est certes inquiétant. Quand il commence à animer toute une culture, il produit des effets désastreux. Il marque par rapport à la civilisation foncièrement historique de l’Occident qui domine dans le Golan, une différence de niveau, sensible jusque sur les bancs de l’école. La culture occidentale fait une concurrence victorieuse à nos cours d’hébreu. Il faut que des adolescents qui réfléchissent et comparent, restent derrière les vérités élémentaires que leur apporte leur maître d’hébreu, la présence de grandes réalités spirituelles que la simple mystique de la terre ne remplace pas.

Reste la religion. Elle assume certes tout le passé du judaïsme. Mais par la faute de quelques générations sans exigences intellectuelles, elle a cessé d’être cette source de pensée et de vie, cette civilisation intégrale qu’elle est si éminemment. Aborder les valeurs historiques sans exigences intellectuelles – cela s’appelle, peut-être, piété. Les formes religieuses du judaïsme ne s’imposent plus guère qu’au nom de la tradition qui n’est pas une raison d’être, au nom de la piété qui n’est pas une raison. Traditionalisme et piétisme – ce sont des orthodoxies, ce ne sont pas des doctrines.

Pour que les valeurs permanentes du judaïsme contenues dans les grands textes de la Bible, du Talmud et de leurs commentateurs puissent nourrir les âmes, il faut qu’à nouveau, elles nourrissent les cerveaux. La confiance dans ces valeurs précisément nous invite à leur demander cette alimentation substantielle. Tant que la présence d’une véritable vie intellectuelle juive – laïque ou religieuse – ne sera pas sentie derrière les cours d’hébreu de nos écoles secondaires et même primaires – l’hébreu malgré le temps qu’on lui aura consacré et la propagande qu’on lui aura faite – demeurera le parent pauvre du programme.

3.


La promotion de hautes études du judaïsme est donc la tâche la plus urgente du judaïsme moderne et en premier lieu du judaïsme israélien. C’est d’elle que dépend le succès de l’hébreu dans la diaspora. Il ne s’agit pas d’opérer un tri comme le veut le libéralisme, de comprimer les frais de gestion d’un héritage encombrant pour prévenir la faillite d’une maison honorable. Il s’agit de rendre à nouveau enseignantsles grands textes de notre peuple, de leur rendre la parole.

Quelle réalité spirituelle sentons-nous pour le moment derrière les cours secondaires reçus ou donnés ? La philologie.

Le XIXe siècle s’est épuisé en philologie du judaïsme. On ne saurait contester la valeur propédeutique de cette science ni la conscience qu’elle exige. Mais l’attitude du philologue qui aborde le texte comme document comporte une rançon qu’on a largement payée. On se place en face du texte juif comme s’il était périmé. Le philologue qui le soumet à l’appareil critique peut avoir de la tendresse pour tout ce folklore touchant, mais pour un instant, lui, esprit critique, est plus intelligent que son objet. Il risque de perpétuer cet instant. Il demeure comme un archéologue qui découvre un outil néolithique mais se garde bien de s’en servir.


Dans les universités européennes on aborde Platon, Montaigne ou Goethe, comme susceptibles d’orienter notre pensée, de modeler notre sensibilité. Points fixes où s’appuient nos jugements, normes de nos évaluations, ils nous parlent de très haut. Pauvre Talmud! Il continue à apparaître comme alluvion de l’histoire que des gens, souvent incapables d’en suivre le plus simple raisonnement, contemplent à vol d’oiseau et jugent avec leur cervelle d’oiseau. On lui cherche à la rigueur des justifications dans Platon, Montaigne et Goethe. Ou on en admet les vérités quand elles concordent avec le sens commun le plus commun. Mais alors nos écoliers ont raison. Pourquoi se fatiguer aux études hébraïques puisque le sens commun est partout et que l’on apprend en Occident [peut, mot barré] à lire directement Platon, Montaigne et Goethe ?

4.


Le guide qui nous montrait Israël fut un homme de valeur et un compagnon charmant. Le docteur VILNAY connaît en Israël chaque poussière. En quittant les ruines de l’ancienne Achkelon, il arracha une branche de thamarin et nous présenta le « Echel » – l’arbre du Neguev que, d’après la Genèse, Abraham planta à Beersheva. « Voici l’Echel. Le Talmud en fait les sigles de Akhila, Chtia, Lina – Le manger, le boire, le coucher. Mais vous connaissez les fantaisies du Talmud! L’Echeld’Abraham est un arbre ».

Nous avons alors parcouru le Neguev en long et en large et avons passé la nuit à Beersheva. Le lendemain devant un thamarin énorme le Docteur VILNAY est revenu à l’histoire de l’Echel. « J’ai envie de vous commenter à ma façon l’arbre que planta Abraham. Nous autres Israéliens, nous comprenons la Bible par la terre. Dans cette plaine désolée que fut le Neguevet qu’il redevient chaque fois que l’homme l’abandonne, dans cette terre de bédoins et de nomades, Abraham planta un arbre. Il a établi une nouvelle relation avec la terre. Il passa à la vie sédentaire, il fonda la civilisation ».

Docteur VILNAY, dis-je timidement, tu ne te doutes donc de rien! La fantaisie du Talmud qui t’a fait sourire hier, enseignait précisément cette sagesse et même davantage. Comme toi, elle nous apprend que l’arbre d’Abraham annonçait une civilisation. Mais pour cette civilisation, c’est le manger, le boire, le coucher que l’homme sur sa terre, l’homme satisfait, peut offrir à l’homme. Ni musique, ni littérature, mais homme satisfait ami de l’homme. Voilà pourquoi – voilà à quoi – la terre est bonne.

« Beseder gamour » (2)  – convint de bonne grâce le savant VILNAY.


Jamais assentiment ne fit davantage plaisir. La terre – même la terre chérie de nos rêves et de nos peines – n’était plus le seul Docteur en Israël.

 


1) Archives de l’Alliance israélite universelle, AM France E 002h, texte en français de l’article publié en langue anglaise dans la revue de l’Alliance aux USA, The Alliance Review, n° 28, janvier 1954, p. 3-6, sous le titre « We need a Culture ». Vifs remerciements à l’Alliance Israélite Universelle, notamment à Jean-Claude Kuperminc et à son équipe, pour l’autorisation donnée à la publication de ce texte et à l’ouverture des archives de l’ENIO.

2) « C’est bien fini »

 

Ce texte a été présenté par Denis Poizat dans la revue Télémaque N 40 Novembre 2011