palimpseste M Serres

Petite Poucette p 35-47

Voix

Jusqu'à ce matin compris,un enseignant, dans sa classe ou son amphi, délivrait un savoir qui, en partie gisait déjà dans les livres. Il oralisait de l'écrit, une page-source. S'il invente, chose rare, il écrira demain une page-recueil. Sa chaire faisait entendre ce porte-voix. Pour cette émission orale, il demandait le silence. Il ne l'obtient plus.

Formée dès l'enfance, aux classes élémentaires et préparatoires, la vague de ce que l"on nomme le bavardage, levée en tsunami dans le secondaire, vient d'atteindre le supérieur où les amphis, débordés par lui, se remplissent, pour la première fois de l'histoire, d'un brouhaha permanent qui rend pénible toute écoute ou rend inaudible la vieille voix du livre. Voilà un phénomène assez général pour que l'on y prête attention. Petite Poucette ne lit ni ne désire ouïr l'écrit dit. Celui qu'une ancienne publicité dessinait comme un chien * n'entend plus la voix de son maître. Réduits au silence depuis trois millénaires, Petite Poucette, ses soeurs et ses frères produisent en choeur désormais, un bruit de fond qui assourdit le porte-voix de l'écriture.

Pourquoi bavarde-t-elle, parmi le brouhaha de ses bavards camarades ? Parce que, ce savoir annoncé, tout le monde l'a déjà. En entier. A disposition. Sous la main. Accessible par Web, Wikipédia, portable, par n'importe quel portail. Expliqué, documenté, illustré, sans plus d'erreurs que dans les meilleures encyclopédies. Nul n'a plus besoin des porte-voix d'antan, sauf si l'un, original et rare, invente.

Fin de l'ère du savoir.

L'offre et la demande

Ce chaos nouveau, primitif, comme tout tohu-bohu, annonce un retournement, d'abord de la pédagogie, ensuite de la politique sous tous aspects. Jadis et naguère, enseigner consistait en une offre. Exclusive, semi-conductrice, celle-ci n'eut jamais le souci d'écouter l'avis ni les choix de la demande. Voici le savoir, stocké dans les pages des livres, ainsi parlait le porte-voix, le montrait, le lisait; le disait; écoutez, lisez ensuite, si vous le voulez. En tout cas, silence.

L'offre disait deux fois : Tais-toi.

Fini. Par sa vague, le bavardage refuse cette offre pour annoncer, pour inventer, pour présenter une nouvelle demande, sans doute d'un autre savoir. Retournement ! Nous autres, enseignants parleurs, écoutons à notre tour la rumeur confuse et chaotique de cette demande bavarde, issue des enseignés que, jadis, nul ne consultait pour apprendre d'eux s'ils demandaient vraiment cette offre-là.

Pourquoi Petite Poucette s'intéresse-t)elle de moins en moins à ce que dit le porte-voix ? Parce que, devant l'offre croissante de savoir en nappe immense, partout et toujours accessible, une offre ponctuelle et singulière devient dérisoire. La question se posait cruellement lorsqu'il fallait se déplacer pour découvrir un savoir rare et secret. Désormais accessible, il surabonde, proche, y compris en volumes petits, que Petite Poucette porte dans sa poche, sous le mouchoir. La vague des accès aux savoirs monte aussi haut que celle du bavardage.

L'offre sans demande est morte ce matin. L'offre énorme qui la suit et la remplace reflue devant la demande. Vrai de l'école, je vais dire que cela le devient de la politique. Fin de l'ère des experts ?

Les Petits Transis

Oreilles et museau plongés dans le porte-voix, le chien assis, fasciné par l'écoute, ne bouge. Sages comme des images depuis l'âge tendre, nous commencions, enfants, une carrière longue de corps sur leur séant, immobiles, en silence et en rangs. Notre nom de jadis, le voici : Petits Transis. Les poches vides, nous obéissions, non seulement soumis aux maîtres, mais surtout au savoir, auquel les maîtres eux-mêmes, humblement, se soumettaient.Eux et nous le considérions comme souverain et magistral. Nul n'aurait osé rédiger un traité de l'obéissance volontaire au savoir. Certains se trouvaient même terrorisés par lui, empêchés ainsi d'apprendre. Pas sots, mais épouvantés. Il faut tenter de saisir ce paradoxe : pour ne pas comprendre le savoir et le refuser, alors qu'il se voulait reçu et compris, il fallait bien qu'il terrifiât.

En hautes majuscules, la philosophie parlait même parfois du Savoir Absolu. Il exigeait donc du dos une inclinaison soumise comme celle de nos ancêtres, courbés devant le pouvoir absolu des rois de droit divin. Jamais n'exista la démocratie du savoir. Non point que certains, détenant le savoir, détenaient le pouvoir, mais que le savoir lui-même exigeait des corps humiliés, y compris de ceux qui le détenaient. Le plus effacé des corps, le corps enseignant, donnait cours en faisant signe vers cet absolu absent, au total inaccessible. Fascinés, les corps ne bougeaient.

Déjà formaté par la page, l'espace des écoles, des collèges, des campus se reformatait par cette hiérarchie inscrite dans la tenue corporelle. Silence et prostration. La focalisation de tous vers l'estrade où le porte-voix requiert silence et immobilité reproduit dans la pédagogie celle du prétoire vers le juge, du théâtre vers la scène, de la cour royale vers le trône, de l'église vers l'autel, de l'habitation vers le foyer ... de la multiplicité vers l'un. Sièges serrés en travées, pour les corps immobilisés de ces institutions-cavernes. Voilà le tribunal qui condamne Saint Denis. Fin de l'ère des acteurs ?

La libération des corps

Nouveauté. L'aise de l'accès donne à Petite Poucette, comme à tout le monde, des poches pleines de savoir, sous les mouchoirs. Les corps peuvent sortir de la caverne où l'attention, le silence et la courbure des dos les ligotaient aux chaises comme par des chaînes. Qu'on les force à s'y remettre, ils ne resteront plus en place sur les sièges. Chahut, dit-on.

Non? L'espace de l'amphi se dessinait jadis comme un champ de forces dont le centre orchestral de gravité se trouvait sur l'estrade, au point focal de la chaire, à la lettre un power point.Là se situait la densité lourde du savoir, quasi nulle à la périphérie. Désormais distribué partout, le savoir se répand dans un espace homogène, décentré, libre de mouvements. La salle d'autrefois est morte, même si encore on ne voit qu'elle, même si on ne sait construire qu'elle, même si la société du spectacle cherche à l'imposer encore.

Alors les corps se mobilisent, circulent, gesticulent, appellent, s'interpellent, échangent volontiers ce qu'ils ont trouvé sous leurs mouchoirs. Au silence le bavardage succède-t-il et le chahut à l'immobilité ? Non, jadis prisonniers, les Petits Poucets se libèrent des chaînes de la Caverne multimillénaire qui les attachaient, immobiles et silencieux, à leur place, bouche cousue, cul posé.

Mobilité : conducteur et passager

L'espace centré ou focalisé de la classe ou de l'amphi peut aussi se dessiner comme le volume d'un véhicule : train, automobile, avion, où les passagers assis en rangs dans le wagon, l'habitacle ou le fuselage, se laissent conduire par celui qui les pilote vers le savoir. Voyez maintenant le corps du passager, avachi, ventre en l'air, regard vague et passif. Actif et attentif au contraire, le conducteur courbe le dos et tend les bras vers le volant.

Quand Petite Poucette use de l'ordinateur ou du portable, ils exigent tous deux le corps d'une conductrice en tension d'activité, non celui d'un passager, en passivité de détente : demande et non offre. Elle courbe le dos et ne met pas le ventre en haut. Poussez cette petite personne dans une salle de cours : habitué à conduire, son corps ne supportera pas longtemps le siège du passager passif ; elle s'active alors, privée de machine à conduire. Chahut. Mettez entre ses mains un ordinateur, elle retrouvera la gestuelle du corps-pilote.

Il n'y a plus que des conducteurs, que de la motricité ; plus de spectateurs, l'espace du théâtre se remplit d'acteurs mobiles ; plus de juges au prétoire, rien que des orateurs, actifs ; plus de prêtres au sanctuaire, le temple se remplit de prêcheur ; plus de maîtres dans l'amphi, partout des professeurs .... Et, nous aurons à le dire, plus de puissants dans 'arène politique, désormais occupée par les décidés.

Fin de l'ère du décideur.

La tierce-instruction

Petite Poucette cherche et trouve le savoir dans sa machine. D'accès rarissime, ce savoir ne s'offrait naguère que morcelé, découpé, dépecé. Page après page, des classifications savantes distribuaient à chaque discipline sa part, sa section, ses locaux, ses labos, sa tranche de bibliothèque, ses crédits, ses porte-voix et leur corporatisme. Le savoir se divisait en sectes. Ainsi le réel en éclats volait-il.

Le fleuve, par exemple, disparaissait sous des cuvettes éparpillées, de géographie, géologie, géophysique, hydrodynamique, cristallographie des alluvions, biologie des poissons, halieutique, climatologie sans compter l'agronomie des plaines arrosées, l'histoire des villes mouillées, des rivalités entre riverains, plus les passerelles, barcarolles et Pont Mirabeau ...En mélangeant, intégrant, fusionnant ces débris, en faisant de ces membres épars le corps vivant du courant, l'accès facile au savoir permettrait d'habiter le fleuve, enfin à plein et à niveau.

Mais comment fusionner les classements, fondre les frontières, réunir ensemble les pages déjà découpées au format, superposer les plans de l'université, unifier les amphis, empiler vingt départements, faire qu'autant d'experts de haut niveau, dont chacun pense détenir la définition exclusive de l'intelligence, s'entendent ? Comment transformer l'espace du campus, qui mime celui du camp retranché de l'armée romaine, tous deux quadrillés par des voies normales et distribués en cohortes ou jardins juxtaposés ?

Réponses : en écoutant le bruit de fond issu de la demande, du monde et des populations, en suivant les mouvements nouveaux des corps, en essayant d'expliciter l'avenir qu'impliquent les nouvelles technologies. Comment, de nouveau ?

Disparate contre classement

Autrement dit, comment ô paradoxe, dessiner des mouvements browniens ? On peut au moins les favoriser par la sérendipité de Boucicaut.

Fondateur du Bon Marché, il classifia d'abord les marchandises à vendre, selon des étagères et des rayons rangés. Chaque paquet bien tranquille sur son siège, classifié, ordonné, comme des élèves en rangs ou comme des légionnaires romains dans leur camp retranché. Le terme "classe" signifie à l'origine, cette armée en rang serré. Or, comme pour la première fois, son grand magasin, aussi universel pour le Bonheur des Dames que l'université pour le plaisir d'apprendre, groupait tout ce qu'un chaland pouvait rêver : alimentation, vêtements, cosmétiques, le succès n'attendit pas et Boucicaut fit fortune. Le roman que Zola consacre à cet inventeur raconte sa déconvenue, les jours où le chiffre d'affaires, plafonnant, reste longuement constant.

Un matin, saisi d'une intuition subite, il bouleversa ce classement raisonnable, fit des allées de la boutique un labyrinthe et de ses rayons un chaos. Venue acheter des poireaux pour le bouillon et devant, par ce hasard vigoureusement programmé, traverser le département des soieries et des dentelles, la dame grand-mère de Petite Poucette finit par acheter des parures en plus des légumes ... Les ventes alors crevèrent le plafond.

Le disparate a des vertus que la raison ne connaît pas. Pratique et rapide, l'ordre peut emprisonner pourtant ; il favorise le mouvement mais à terme le gèle. Indispensable à l'action, la check-list peut stériliser la découverte. Au contraire, de l'air pénètre dans le désordre, comme dans un appareil qui a du jeu. Or le jeu provoque l'invention. Entre le cou et la tête coupée apparut le même jeu.

Suivons Petite Poucette dans ses jeux, écoutons de Boucicaut l'intuition sérendipitine, que tous les magasins pratiquent depuis., bouleversons le classement des sciences, plaçons le département de physique à côté de la philosophie, la linguistique en face des mathématiques, la chimie avec l'écologie. Taillons même dans le détail, hachons ces contenus menu, pour que tel chercheur, devant sa porte, en rencontre un autre, issu d'un ciel étrange et parlant une autre langue. Il voyagerait loin sans se déranger. Au castrum rationnel de l'armée romaine, écartelé de perpendiculaires et séparé en cohortes carrées, succéderait alors une mosaïque aux pièces diverses, une sorte de kaléidoscope, l'art de la marqueterie, un pot-pourri.

Le Tiers-Instruit rêvait déjà d'universités à l'espace mêlé, tigré, nué, chiné, bigarré, constellé ... réel comme un paysage ! Alors qu'il fallait courir loin pour aller vers l'autre, alors qu'on restait chez soi pour ne pas l'entendre le voici sans arrêt dans les jambes, sans que l'on ait à bouger.

Ceux dont l'oeuvre défie tout classement et qui sèment à tout vent fécondent l'inventivité alors que les méthodes pseudo-rationnelles n'ont jamais servi de rien. Comment redessiner une page ? En oubliant l'ordre des raisons, ordre certes mais sans raison. Il faut changer de raison. Le seul acte intellectuel authentique, c'est l'invention. Vive Boucicaut et ma grand-mère ! s'écrie Petite Poucette.

Le concept abstrait

Et que penser des concepts, si difficiles parfois à former ? Dis-moi ce qu'il en est de la Beauté. Petite Poucette de répondre : une belle femme, une belle cavale, une belle aurore .... Arrête voyons ; je te demande un concept, tu me cites mille exemples ; tu n'en finiras jamais avec tes filles et tes pouliches !

Dès lors, l'idée abstraite revient à une économie grandiose de pensée : la Beauté tient dans la main mille et une belles, comme le cercle du géomètre comprend des myriades infinies de ronds. Nous 'aurions jamais pu écrire ni lire pages ni livres si nous eussions dû citer ces belles et ces ronds, en nombre énorme, sans terme. Mieux, je ne peux délimiter la page sans en appeler à cette idée qui bouche les fuites de cette énumération indéfinie. L'abstraction fait le bouchon.

En avons-nous encore besoin ? Nos machines défilent si vite qu'elles peuvent compter indéfiniment le particulier, qu'elles savent s'arrêter à l'originalité. Si l'image de la lumière peut nous servir encore pour illustrer, si j'ose dire, la connaissance, nos ancêtres en avaient choisi la clarté, tandis que nous optons plutôt pour sa vitesse. Le moteur de recherche peut, parfois, remplacer l'abstraction.

Comme plus haut le sujet, l'objet de la cognition vient de changer. Nous n'avons pas un besoin obligatoire de concept. Parfois. Pas toujours. Nous pouvons nous attarder aussi longtemps que nécessaire devant les récits, les exemples et les singularités, les choses elles-mêmes. Pratique et théorique, cette nouveauté redonne dignité aux savoirs de la description et de l'individuel. Du coup le savoir offre sa dignité aux modalités du possible, du contingent, des singularités. Encore une fois, certaine hiérarchie s'effondre. Devenu expert en chaos, le mathématicien lui-même ne peut mépriser désormais les SVT qui, déjà, pratiquent le mélange à la Boucicaut, qui, déjà, doivent enseigner de façon intégrée, parce que si l'on découpe la réalité vivante de manière analytique, elle meurt. Encore une fois, l'ordre des raisons, encore utile certes, mais parfois obsolète, laisse place à une nouvelle raison, accueillante au concret singulier, naturellement labyrinthique ... au récit.

L'architecte bouleverse les partitions du campus.

Espace de circulation, oralité diffuse, mouvements libres, fin des classes classifiées, distributions disparates, sérendipité de l'invention, vitesse de la lumière, nouveauté des sujets aussi bien que des objets, recherche d'une autre raison ... la diffusion du savoir ne peut plus avoir lieu dans aucun des campus du monde, eux-mêmes ordonnés, formatés page à page, rationnels à l'ancienne, imitant les camps de l'armée romaine. Voilà l'espace de pensée où habite, corps et âme, depuis ce matin, la jeunesse de Petite Poucette.

Saint Denis pacifie la légion.