palimpseste Chroniques

2013

Préparer son cours est une chose. Se préparer à faire cours en est une autre. Imagine-t-on quelque acteur ou quelque chanteur d'opéra sauter en scène à peine sorti du métro, sans avoir dû ménager quelque transition entre le monde qu'il vient de quitter et celui qu'il a la charge de faire naître ? Ne lui faut-il pas disposer sa respiration et sa voix à attaquer la première phrase, se mettre en scène intérieurement, et installer en lui-même le rythme de ce qu'il veut exprimer ? Comment le pourrait-il sans quelques indispensables instants de recueillement ? Aussi est-il déjà dans sa partition avant d'entrer en scène et alors même que rien ne semble avoir commencé. Rien de cela à la Sorbonne. Le bureau qui aurait dû m'être destiné était toujours occupé. Pas une salle libre. En attendant que mon amphithéâtre se fût vidé de ses précédents occupants et qu'aient pu s'y installer les nouveaux auditeurs, je faisais indéfiniment le tour du pâté de maisons, traînant mon sac et ruminant intérieurement par quelles formules résumer le dernier cours et amorcer le nouveau.

Un jour d'octobre, j'y arrivai pour commencer le cours de licence. Avec des gens debout derrière les dernières travées et d'autres pelotonnés dans les escaliers, l'amphithéâtre était comble. Avant même d'y pénétrer j'en entendais la rumeur, comme lorsqu'on entre dans une gare ou qu'on approche d'un marché. J'entrai, posai mon sac, accrochait mon manteau. Le tumulte ne cessait pas. On se serait cru à Orly, à la veille de Noël. Je m'installai à la chaire, y disposai mes livres et mes notes. Indifférente, cette foule jacassante continuait son même brouhaha. Que faire ? Je sortis. Quelques retardataires se pressaient encore pour entrer. Se fût-il agi de ne pas rater une rame de métro déjà bondée que rien ne se fût passé autrement. Au bout de deux minutes, je pénétrai à nouveau dans la salle, montai à l'estrade, parcourus du regard tous ces visages dont il n'y avait guère pour m'observer que ceux de personnes qui depuis plusieurs années assistaient à mes cours. Outre une quarantaine d'auditeurs étrangers à l'université, étaient donc là cent cinquante étudiants. Ils étaient venus écouter leur premier cours. Tout se passait pourtant comme s'ils ne savaient pourquoi on les entassait là et comme s'ils y tuaient le temps en s'entretenant, sans rien attendre ni s'attendre à rien. Quelle sorte d'humanité pouvait être la leur ? Je n'en revenis pas. C'étaient des étudiants. Eux-mêmes s'étaient inscrits à l'université, y avaient choisi la philosophie, s'en étaient enquis des cours et des programmes. Encore qu'ils eussent partout ailleurs été mieux, pourquoi étaient-ils venus occuper ces bancs inconfortables si ce n'était pour écouter celui dont ils avaient vu le cours annoncé ? Je me sentais comme un camelot à la foire. Pour attirer l'attention et me faire un instant écouter, il m'aurait fallu cracher le feu, hurler dans un mégaphone ou à grand frcas briser quelques piles d'assiettes. Je ne disposais de rien de tout cela. L'envie de m'adresser à eux m'avait en outre p&ssé. Face à une telle situation, le plus honorable eût été de partir. J'en fus retenu par le regard soucieux de quatre ou cinq, qui devaient se demander comment j'allais tenir ma partie devant cette tourbe. La laissant une fois encore à elle-même, je quittai l'amphithéâtre et allai faire les cent pas dans le hall qui le précédait. J'y restais au moins trois minutes. Personne ne semblait en avoir rien remarqué lorsque je me dirigeai à nouveau vers ma chaire. Debout, je les regardai. Etait-ce donc cela, aujourd'hui, l'Université ? Si, de ma part, il était vain d'attendre leur attzntion, comme devait être encore plus vain ce qu'ils attendaient de moi, puisqu'il était clair qu'ils n'en attendaient rien ! Puisque je n'avais pas affaire à mes semblables, ils auraient donc affaire à un belluaire. Comme un torero humilie le taureau qui vient de sortir par des passes de châtiment, j'allai tenir à ma main cette masse rétive.

Ayant saisi le volume le plus épais parmi ceux que j'avais apportés, je le soulevai et l'abattis de toutes mes forces sur le bureau, à quelques centimètres du micro. Ce fut un tonnerre. Tout s'était mis à trembler. Effarés, éberlués, hagards, tous me regardaient. Ils en étaient presque bouche bée. Alors j'approchai le micro, et de la voix la plus sèche dont je fusse capable : "Je vous serais reconnaissant de bien vouloir faire comme si j'étais ici ." Puis, m'étant imposé de faire durer jusqu'à l'insoutenable le silence qui suit au théâtre l'extinction des lumières, je commençai mon cors. J'allai dès le lendemain matin demander qu'on préparât mon dossier de mise à la retraite à partir du jour même où j'aurais soixante ans.