Considérations morales

M Heidegger La chose 1

 

Dans le temps et dans l'espace toutes les distances se rétractent. Là où l'homme n'arrivait jadis qu'après des semaines et des mois de voyage, il va par air en une nuit. Ce dont l'homme autrefois n'était informé qu'après des années, ou dont il n'entendait jamais parler, il l'apprend aujourd'hui en un instant, heure par heure, par la radio. La germination et la croissance des végétaux, qui demeuraient cachées pendant tout le cours des saisons, nous sont maintenant présentées par le film en l'espace d'une minute. Le film nous met sous les yeux les centres lointains des civilisations les plus anciennes, comme s'ils se trouvaient aujourd'hui dans le mouvement même de nos rues. En outre il certifie ce qu'il nous fait voir en nous montrant en même temps, en plein travail, l'appareil de prise de vues et les hommes qui le servent. Mais ce qui supprime de la façon la plus radicale toute possibilité d'éloignement, c'est la télévision, qui bientôt va parcourir dans tous les sens, pour y exercer son influence souveraine, toute la machinerie et toute la bousculade des relations humaines.

L'homme dans le temps le plus court; arrive au bout des trajets les plus longs. II fait passer derrière lui les plus grandes distances et place ainsi devant lui toute chose à la distance la plus petite.

Seulement cette suppression hâtive de toutes les distances n'apporte aucune proximité: car la proximité ne consiste pas dans le peu de distance qui, grâce à l'image du cinéma, grâce au son de la T. S. F., est en distance le moins éloigné de nous, peut nous demeurer lointain. Ce qui en distance est immensément loin peut nous être proche. Petite distance n'est pas encore proximité. Grande distance n'est pas encore éloignement.

Qu'est-ce que la proximité, si elle demeure absente malgré la réduction des plus grandes distances aux plus petits intervalles'? Qu'est-ce que la proximité, si même elle est écartée par cet effort infatigable pour supprimer les distances? Qu'est-ce que la proximité, si en même temps qu'elle nous échappe, l'éloignement demeure absent?

Que se passe-t-il alors que, par la suppression des grandes distances, tout nous est également proche, également lointain? Quelle est cette uniformité, dans laquelle les choses ne sont ni près ni loin, où tout est pour ainsi dire sans distance ?

Dans le flot de l'uniformité sans distance, tout est emporté et confondu. Eh quoi? cc rapprochement dans le sans-distance n'est-il pas encore plus inquiétant qu'un éclatement de toutes choses?

L'homme ne peut détacher sa pensée des suites que pourrait avoir l'explosion de la bombe atomique. L'homme ne voit pas ce qui, depuis déjà longtemps, est arrivé : ce qui s'est produit comme ce qui projette hors de soi la bombe atomique et son explosion, mais dont ce n'est encore là que la dernière éjection. Pour ne rien dire de cette unique bombe à hydrogène dont la détonation initiale, pensée dans ses possibilités les plus éloignées, pourrait suffire à éteindre toute vie sur terre. Qu'attend encore cette angoisse désemparée, alors que l'effroyable a déjà eu lieu?

Ce qui terrifie est ce qui fait sortir tout cc qui est de son être antérieur. Quelle est cette chose qui nous met hors de nous ? Elle se montre et se cache dans la manière dont tout est présent : à savoir en ceci que, malgré toutes les victoires sur la distance, la proximité de ce qui est demeure absente.

Qu'en est-il de la proximité? Comment appréhender son être? On ne peut, semble-t-i1, découvrir la proximité d'une façon immédiate. Nous y arriverons plutôt en nous laissant conduire par ce qui est dans la proximité. Est en elle ce que nous avons coutume d'appeler des choses. Mais qu'est-ce qu'une chose? L'homme, jusqu'à présent, a considéré la chose comme chose aussi peu que la proximité. La cruche est une chose. Qu'est-ce que la cruche? Nous disons un vase: ce qui contient en soi une autre chose. Le contenant, dans la cruche, est le fond et la paroi. Ce tenant peut lui-même être tenu par l'anse. Comme vase, la cruche est quelque chose qui se tient en soi. Se tenir en soi caractérise la cruche comme quelque chose d'autonome. En tant que la « position autonome» (Selbststand) de quelque chose d'autonome, la cruche se distingue d'un objet (Gegenstand). Une chose autonome peut devenir un objet, si nous la plaçons devant nous, soit dans une perception immédiate, soit dans un souvenir qui la rend présente. Ce qui fait de la chose une chose 1 ne réside cependant pas en ceci que la chose est un objet représenté; et cette «choséité» ne saurait non plus être aucunement déterminée à partir de l'objectivité de l'objet.


 


1) Essais et Conférences, Tel