Martin HEIDEGGER (1889-1976) La question de la technique [1954] Extraits de Essais et conférences trad. André Préau, Paris, Gallimard, 1958, pp. 9 à 48.
La
représentation courante de la technique, suivant laquelle elle est un moyen
et une activité humaine, est la conception instrumentale et anthropologique
de la technique... Il demeure exact que la technique moderne soit, elle
aussi, un moyen pour des fins... On veut, comme on dit, "prendre en main" la
technique et l’orienter vers des fins "spirituelles". On veut s’en rendre
maître. Cette volonté d’être le maître devient d’autant plus insistante que
la technique menace davantage d’échapper au contrôle de l’homme.
La conception instrumentale de la technique, bien qu’exacte, ne nous révèle
pas encore son essence. Il nous faut chercher le vrai à travers l’exact. ...
En quoi l’essence de la technique a-t-elle affaire avec le dévoilement?
Réponse: en tout. Car tout "produire" se fonde dans le dévoilement. Dans son
domaine rentrent les fins et les moyens, et aussi l’instrumentalité. Ainsi
la technique n’est pas seulement un moyen: elle est un mode de dévoilement,
c’est-à-dire de la vérité.
Le mot "technique" vient du grec et désigne ce qui appartient à la technè.
Or ce mot ne désigne pas seulement le faire de l’artisan et son art, mais
aussi l’art au sens élevé. La technè est quelque chose de "poiétique".
Un autre point à considérer est que jusqu’à Platon, le mot technè est
toujours associé au mot epistemè. Tous deux sont des noms de la connaissance
au sens le plus large. Ils désignent le fait de pouvoir se retrouver en
quelque chose, de s’y connaître.
La technique est un mode du dévoilement. Elle déploie son être dans la
région où le dévoilement et la non-occultation (la vérité) a lieu. On
pourrait objecter que cette détermination de la technique est valable pour
la pensée grecque mais non pour la technique moderne, qui est motorisée. Or,
c’est précisément elle (la technique moderne) et elle seule l’élément
inquiétant qui nous pousse à demander ce qu’est " la " technique. On dit que
la technique moderne est différente de toutes celles d’autrefois, parce
qu’elle est fondée sur la science moderne, exacte, de la nature.
Qu’est-ce que la technique moderne ? Elle aussi est un dévoilement. Le
dévoilement qui régit la technique moderne est une provocation par laquelle
la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle
être extraite et accumulée ... Le travail du paysan ne provoque pas la terre
cultivable ...
Qui accomplit l’interpellation provocante? L’homme, manifestement. Mais
c’est seulement pour autant que, de son côté, l’homme est déjà provoqué à
libérer les énergies naturelles que ce type de dévoilement peut avoir lieu.
Où et comment a lieu le dévoilement, s’il n’est pas le simple fait de
l’homme? Nous n’avons pas à aller chercher bien loin. Quand l’homme à
l’intérieur de la non-occultation dévoile à sa manière ce qui est présent,
il ne fait que répondre à l’appel de la non-occultation, là même où il le
contredit.
Ainsi la technique moderne, en tant que dévoilement qui commet, n’est-elle
pas un acte purement humain. L’appel provoquant qui rassemble l’homme autour
de la tâche de commettre comme fonds ce qui se dévoile, Heidegger l’appelle
l’Arraisonnement (Gestell). Ainsi appelle-t-il le mode de dévoilement qui
régit l’essence de la technique moderne et n’est lui-même rien de technique.
L’essence de la technique moderne met l’homme sur le chemin de ce
dévoilement par lequel, d’une manière plus ou moins perceptible, le réel
partout devient fonds. C’est à partir de ce destin que la substance de toute
histoire se détermine.
L’Arraisonnement, comme tout mode du dévoilement, est un envoi du destin.
L’homme dans tout son être est toujours régi par le destin du dévoilement.
Mais, si le destin nous régit dans le mode de l’Arraisonnement, alors il est
le danger suprême.
La technique n’est pas ce qui est dangereux. Il n’y a rien de démoniaque
dans la technique, mais il y a le mystère de son essence. C’est l’essence de
la technique qui est le danger (Gefahr).
Mais là où il y a danger, là aussi Croît ce qui sauve (Hölderlin)
Ainsi - contrairement à toute attente - l’être de la technique recèle en lui
la possibilité que ce qui sauve se lève à notre horizon. C’est pourquoi le
point dont tout dépend est que nous considérions ce lever possible, et que,
nous souvenant, nous veillions sur lui. Ceci avant tout en apercevant ce qui
dans la technique est essentiel, au lieu de nous laisser fasciner par les
choses techniques. Aussi longtemps que nous nous représentons la technique
comme un instrument, nous restons pris dans la volonté de la maîtriser.
Si nous considérons enfin que l’esse de l’essence se produit dans "ce qui
accorde" et qui, préservant l’homme, le maintient dans la part qu’il prend
au dévoilement, alors il nous apparaît que l’essence de la technique est
ambiguë en un sens élevé. Une telle ambiguïté nous dirige vers le secret de
tout dévoilement, c’est-à-dire de la vérité.
L’irrisistibilité du commettre et la retenue de ce qui sauve passent l’une
devant l’autre comme, dans le cours des astres, la trajectoire de deux
étoiles.
L’être de la technique menace le dévoilement, il menace de la possibilité
que tout dévoilement se limite au commettre et que tout se présente
seulement dans la non-occultation du fonds. L’action humaine ne peut jamais
remédier immédiatement à ce danger. Les réalisations humaines ne peuvent
jamais, à elles seules, écarter le danger. Néanmoins, la méditation humaine
peut considérer que ce qui sauve doit toujours être d’une essence
supérieure, mais en même temps apparentée, à celle de l’être menacé,
Autrefois, technè désignait aussi la production du vrai dans le beau.
Qu’était l’art? Pourquoi portait-il l’humble nom de technè? Parce qu’il
était un dévoilement producteur et qu’ainsi il faisait partie de la poiésis.
Le nom de poiésis fut finalement donné, comme son nom propre, à ce
dévoilement qui pénètre et régit tout l’art du beau: la poésie, la chose
poétique. La poésie pénètre tout art, tout acte par lequel l’être essentiel
est dévoilé dans le Beau.
Le même poète dont nous avons entendu la parole:
Mais là où il y a danger, là aussi Croît ce qui sauve
nous dit :
... l’homme habite en poète sur cette terre. (Hölderlin)
Cette haute possibilité de son essence est-elle accordée à l’art au milieu
de l’extrême danger? Personne ne peut le dire. Mais nous pouvons nous
étonner de l’autre possibilité: que partout s’installe la frénésie de la
technique, jusqu’au jour où, à travers toutes les choses techniques,
l’essence de la technique déploiera son être dans l’avènement de la vérité.