Considérations morales

La question de l'autre

De αλλοσ, en grec, qui désigne à la fois l’autre, mais aussi l’étranger, ce qui est différent du réel, et donc le faux ou le mauvais. Tout ce qui est le second élément d’un ensemble, à l’écart, tant le terme suggère la différence dans le temps comme dans l’espace ; ce qui vient après ou ce qui est ailleurs. Tout à fait révélateur en ce sens que le terme latin, alter donnera aussi bien autrui qu’altercation.

Etre c’est l’expérience de l’autre ; or l’expérience (perior) c’est d’abord celui qui a l’habitude, l’art de, qui sait pour en avoir eu la pratique ou la connaissance (peritus) . De cet essai, de cette pratique éprouvée naît aussi bien le danger (periculum) que la connaissance. L’expérience est un truchement, un biais pris (per) qui vous met à l’intersection entre le plein et le vide, l’expertise ou l’échec, la connaissance ou le danger. La langue fourmille de heurts et de périls, invariablement comme si l’acte par lequel quelque chose existe, c'est-à-dire étymologiquement est posé hors de impliquait nécessairement conflit : ιστημι qui signifie placer debout mais aussi demeurer, rester, donnera autant système que le foyer, εστια .

Comment être en face de l’autre, rester soi face à l’autre, et le rencontrer ? Double question à la fois du côté de la pensée et de la réalité, à la fois du côté du sujet et de l’objet mais ce serait oublier un peu vite ce que suggérait Heidegger dans l’introduction à la métaphysique : nous ne pouvons pas penser le problème autrement qu’en raison de la manière dont les anciens le pensèrent ; en tout cas nous ne pouvons pas nous dispenser de nous colleter avec celle-ci.

Or, d’emblée, elle est toute dominée par Parménide

Τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι

Car la pensée est la même chose que l’être

Et, sans doute, par la confrontation avec Héraclite :

Πόλεμος πάντων μὲν πατήρ ἐστι .

La guerre est mère de toutes choses, reine de toutes choses, et elle fait apparaître les uns comme dieux, les autres comme hommes, et elle fait les uns libres et les autres esclaves.

Ce semble paraître s’éloigner de la question morale que d’en revenir à cette antique controverse : elle est pourtant cruciale. En réalité, la question morale s’appuie toujours sur une position métaphysique, sur notre rapport à l’être. Avec tous les risques que ceci impose et notamment celui de l’obscurantisme voire de la vacuité. Risque d’obscurité sans doute, mais mise en perspective d’un être présenté d’abord comme ce qui change, fuit, échappe. Au point même de n’être pas vraiment connaissable. Rien ne s’y répète, tout y est donc toujours insolite, nouveau, autre. Comme une multiplicité d’où aucun standard ne se pourrait dégager, comme une foule chaotique : le désordre même. Si l’altérité a un sens c’est peut-être d’abord celui-ci : ce qui demeure dehors, étrange ou étranger, irréductiblement différent parce que si systématiquement muable qu’il resterait rétif à toute conceptualisation.

De l'autre au prochain