palimpsesteConsidérations morales

 

Préambule Livre 1 : Sur la ligne Sortir aux confins

2) Fonder c'est sortir

Ce peut sembler paradoxal mais demeure néanmoins cohérent : il n’est pas de système qui ne soit axiomatique, qui ne comporte au moins un principe qui ne lui soit extérieur. Si donc, fonder revient à instituer, et donc à faire appliquer des règles dans un espace donné, si donc fonder revient à dessiner cet espace et ainsi à créer une intériorité, il n’empêche que ce principe vient toujours du dehors de l’extérieur.

Ainsi fonder revient d’abord à sortir 1 ! Et ensuite seulement à dessiner un nouvel espace. Sortir renvoie étymologiquement au sort, au destin, à l’aléatoire. Le sortilège revient à savoir lire le destin, l’oracle

Ce que l’on peut observer plusieurs fois :

- Le temps de l’initiation correspond au séjour dans le désert. Le temps de la mission suivra, mais pour qu’il puisse avoir lieu, il aura préalablement fallu que le Christ sorte de la ville. Sortie qui succède à une autre, inaugurale, qui est la naissance à Bethléem ! Naissance parmi les bêtes, dans l’étable, au lieu de la lignée qui n’est pas celui de la mission à venir. Il entrera à Jérusalem après pérégrinations, mais il aura fallu préalablement qu’il en sorte.

- Le temps de la fondation sera précédé de celui de la consultation des augures. Romulus et Rémus se retirent chacun sur une des collines : ils sortent du champ où peut commencer l’histoire ; ils s’éloignent et cette sortie est en même temps une montée

- Même mouvement pour Moïse : on pourrait penser évidemment à la sortie d’Egypte ; on pensera plutôt à la montée vers le Sinaï dont il ne faut jamais oublier qu’elle se fait en deux temps. La parole vient d’en haut ; les principes sont délivrés d’en haut : le décalogue.

- Même mouvement encore dans le récit de la Genèse, s’il est vrai qu’on peut lui donner de multiples sens, l’expulsion du Paradis qui est en somme le vrai début de l’histoire, qui certes est subie et non pas volontaire, qui est présentée comme une sanction signifie pourtant en même temps qu’il n’est pas de fondation sans écart.

Comment dire autrement que penser une morale de l’entreprise ou dans l’entreprise, que fonder les prémisses d’une éthique du management suppose préalablement une sortie de l’entreprise et peut-être même de la morale elle-même.

Celui qui est premier est prince : à la fois rhéteur et archonte.

a) Sortir d'abord de la confusion

A l’intersection de la pensée et de l’action : le partage.

Je ne puis penser que ce qui est clair et distinct. En conséquence avant même que de pouvoir entamer une quelconque démonstration, il me faut poser l’objet et le ramener au simple. C’est la seconde règle de la méthode. Penser avec rigueur c’est procéder par ordre, et donc inventer un chemin ( ce que suggère l’étymologie ) et disposer de part et d’autre de la ligne ce qui est évident, que l’on tiendra pour vrai, et ce qui ne l’est pas, que l’on rejettera. De la même manière, je ne puis agir sans me fixer un objectif et choisir les moyens appropriés. Sans me choisir allié ou ennemi.

Ce que l’étymologie nous apprend c’est combien le moment qui précède la fondation est d’ambivalence qui entremêle tout – et d’abord pensée et action. Dans les secondes qui précèdent l’acte fondateur c’est même chose que de penser et agir. Le big bang fondateur est justement le tracé de cette ligne de partage.

Pour que l’histoire puisse commencer il faut sortir de la soupe initiale et donc délier ce qui était entremêlé.
αναλυσισ dit cela : la solution d’un problème est d’emblée une dissolution et débouche sur une libération. D’en haut, ou en remontant , ce que dit ana, défaire les liens c’est affranchir. Sortir de l’indécision, c’est donc à la fois se libérer mais aussi prendre de la hauteur.

C’est exactement ce que font Romulus et Rémus en se retirant qui sur le Palatin qui sur l’Aventin attendant des dieux et donc des signes la réponse à l’indécision que leur gémellité ne pouvait trancher. Pour que le temps puisse commencer il faut d’abord trancher (tempus vient de τεμνω qui dit la même chose que λυω mais aussi que νεμο ) il faut ensuite répartir, partager ce qui fut distingué.

C’est exactement ce que fait Moïse qui dans le désert de l’indécision s’invente un chemin, une méthode  avant que de fonder un peuple et pouvoir recommencer le temps en gravissant le Sinaï. 

En montant chacun sa colline, Chacun de leur côté, Romulus et Rémus font exactement ce que nous appelons une analyse et, bientôt en érigeant un temple réservé ils fondent le temps.

Il faut bien comprendre ces deux temps de la fondation : il ne peut y avoir de partage que s’il y a eu préalablement dénouement de l’indécision. Il ne peut y avoir de temps si n’a pas eu lieu préalablement sortie de l’indécision et donc sortilège.
Ce qui est remarquable dans le récit de Tite Live c’est que la lecture des augures ne donne rien. La gémellité se duplique et l’indécision redouble.

Nous avions écrit que le mouvement était triple. Reprenons !

On peut aisément reprendre la lecture de R Girard et voir dans la gémellité la forme même du mimétisme lui-même source de la violence. Force est de constater dans le récit de Tite Live que c’est bien elle qui vient dénouer une situation indécidable. Et ceci dans les deux variantes de l’épisode : que ce soit la colère qui provoqua la lutte et la mort de Remus ou la provocation de ce dernier à franchir le sillon : qu’importe au fond, puisque ceci signifie que la violence est la réponse au silence des dieux.

Quel sens donner à ce silence ?

Logique, bien sûr, qui expose combien la morale n’est possible que sur fond de principes venu d’en haut, qu’il faut aller chercher en haut, sur la montagne. Pas de physique sans métaphysique, pas d’action sans principes, pas de cité sans loi ; pas d’éthique sans morale. Si le chemin d’escalade ne donne rien, alors vient le règne de l’anarchie, de l’absence d’αρκη: pas de commencement sans signe, ou sans parole initiale. Au commencement, est bien le Verbe ou, plus exactement pas de commencement possible sans le Verbe.

Anthropologique sans doute qui nous aide à comprendre les deux termes de l’alternative. Ou bien le Verbe ou bien la violence. Pas de solution mitoyenne, pas d’intermédiaire possible ici ! On comprend mieux alors pourquoi la parole va s’entendre comme interdiction ou régulation de la violence ; pourquoi aussi le pomerium trace précisément la limite à l’intérieur de quoi la violence est proscrite.

Métaphysique encore : la fondation procède ni plus ni moins qu’à une inversion radicale. Faire descendre ce qui est au sommet. Faire descendre le Verbe, faire remonter la violence.

Politique enfin : la ligne de partage entre violence/silence et cité/verbe engage hommes et dieux ; les hommes entre eux ! d’emblée quelque chose manque : l’espace, le monde. L’espace est fils du temps. Il vient toujours après : il faudra s’en souvenir. Nous l’avions écrit : la fondation est un moment. Pour qu’il y ait un espace il faut préalablement qu’il y ait un temps, celui du commencement ; or ce dernier ne peut avoir lieu, nous l’avons écrit, qu’à la sortie de l’indécision. On tourne en rond manifestement : c’est en ceci que consiste l’invention de l’espace. Parler de sortie (qu’elle soit descente ou remontée) suppose effectivement un espace : ceci s’appelle un cercle vicieux. Mais le cercle délimite lui-même un espace, il sera au choix politique ou géométrique. Mais ce ne sera jamais celui de la matière, toujours celui de la représentation. Au fond le grec privilégiera toujours l’intervalle (διαστασισ) à l’espace (χωριον) χρονοσ

Quand les dieux se taisent c’est aux hommes de parler. La parole humaine est substitutive, elle est un pis aller au pire, une hypostase au mieux. Elle est un doublet.

On remarquera que presque toujours l’acte fondateur s’opère en deux temps soit que le second soit le reflet dégradé du premier, soit qu’il vienne suppléer un silence, un ratage. La sortie de la caverne se fait en deux fois deux temps de la doxa à la noèse en passant par la pistis et la dianoia ! A chaque fois comme des épluchures d’oignon l’on se délie d’illusions et d’apparences avant d’accéder au principe. C’est bien une montée au principe, réservée à quelques uns qui dessine la figure triangulaire de la hiérarchie.

S’il est une différence, et elle semble radicale, entre le récit des fondations romaines et celui mosaïque, c’est qu’ici il y a bien parole mais elle n’est pas entendue. Au point qu’il faille la dupliquer.

Première duplication que celle entre Moïse et Aaron : le messager étant bègue, il lui faudra à son tour un porte-parole. Seconde duplication que celle consistant à parler à Pharaon qui n’entendra pas la première fois mais devra bien se soumettre la seconde. Troisième duplication que celle du renouvellement de l’alliance après l’épisode du veau d’or impliquant une seconde mouture des tables après que les premières eurent été brisées.  2

Il faut y voir évidemment la prodigieuse inversion que suppose le prophétisme : la parole est ici descendante et nul rituel en soi ne pourrait faire qu’elle provînt d’une autre source que de la volonté divine. La parole est correctrice : elle vient sinon pour effacer au moins pour corriger une faute ; elle est méthode parce qu’elle ramène dans le droit chemin la brebis égarée alors que l’augure antique est là pour signaler la finalité de l’être, pour servir de modèle. Mais dans les deux cas, le principe même de la parole impliquera partage de l’espace qui érigera la montagne en espace sacré. La parole qui lie est en même temps ce qui distingue et donc partage.

Dans les deux cas également la violence est d’en-bas : fruit d’une parole qui n’eut pas lieu ou ne fut pas entendue. Violence que celle du Veau d’Or, que celle de la désobéissance ici ; violence que celle de la lutte colérique et fondatrice entre les jumeaux. Le principe que l’on cherche a toujours à voir avec la violence et le pacte noué va bien consister en une inversion des espaces de violence. Après l’alliance, la violence s’exhausse en colère divine ; ne peut plus être que le fait du principe en se conjuguant en justice et sanction ! La violence divine a nom colère et jalousie. Or celle-ci a nom exclusivité ! Ce qui renvoie encore au partage de l’espace.

Cette nécessité du partage se voit d’emblée dans l’exigence faite à Moïse d’avoir à choisir entre son ascendance hébraïque et son éducation égyptienne. Moïse assume seul la gémellité : l’ambivalence de son histoire doit être dénouée au même titre qu’il faudra bien trancher entre les deux fils de la louve.

Romulus et Remus sont d’ascendance royale et les aléas apparents de leur naissance ne sont là que pour mieux illustrer le destin qui les attend : d’emblée, ils sont fondateurs ; d’emblée, ils sont ambitieux :

À ces projets d'établissement vient se mêler la soif du pouvoir, mal héréditaire chez eux, et une lutte monstrueuse termine un débat assez paisible dans le principe. 3

La querelle initiale ne fait finalement que perpétuer celle de leur grand père et oncle Numitor et Amulius, ne fait que prolonger la fougue, le courage et la vertu de leur lointain aïeul : Enée !

Dénouer les fils du destin a un nom en grec : αναλυο ! Ceci une fois réalisé, peut commencer le moment de la fondation !

suite


1) Du lat. class. sŏrtῑri « tirer au sort, fixer par le sort, obtenir par le sort » en gén. « obtenir du sort, de la destinée » puis « choisir » (lui-même dér. de sors, v. sort); le développement du sens de « passer du dedans au dehors », propre au fr. et qui a évincé à partir du xvie s. issir*, est difficile à expliquer

2)

Moïse dit à l'Éternel: Ah! Seigneur, je ne suis pas un homme qui ait la parole facile, et ce n'est ni d'hier ni d'avant-hier, ni même depuis que tu parles à ton serviteur; car j'ai la bouche et la langue embar-rassées. L'Éternel lui dit: Qui a fait la bouche de l'homme? et qui rend muet ou sourd, voyant ou aveugle? N'est-ce pas moi, l'Éternel? Va donc, je serai avec ta bouche, et je t'enseignerai ce que tu auras à dire. Moïse dit: Ah! Seigneur, envoie qui tu voudras envoyer. Alors la colère de l'Éternel s'enflamma contre Moïse, et il dit: N'y a t-il pas ton frère Aaron, le Lévite? Je sais qu'il parlera facilement. Le voici lui-même, qui vient au-devant de toi; et, quand il te verra, il se réjouira dans son coeur. Tu lui parleras, et tu mettras les paroles dans sa bouche; et moi, je serai avec ta bouche et avec sa bouche, et je vous enseignerai ce que vous aurez à faire. Il parlera pour toi au peuple; il te servira de bouche, et tu tiendras pour lui la place de Dieu. Ex 4, 11-17

3) Tite Live Ab urbe condita I, 6

4) voir les premières lignes de la Théogonie d'Hésiode