Textes

Théogonie
Hésiode

Commençons (1) par invoquer les Muses de l'Hélicon (2), les Muses qui, habitant cette grande et céleste montagne, dansent d'un pas léger autour de la noire fontaine et de l'autel du puissant fils de Saturne, et baignant leurs membres délicats dans les ondes du Permesse, de l'Hippocrène et du divin Olmius, forment sur la plus haute cime de l'Hélicon des choeurs admirables et gracieux. Lorsque le sol a frémi sous leurs pieds bondissants, dans leur pieuse ardeur, enveloppées d'un épais nuage, elles se promènent durant la nuit (3) et font entendre leur belle voix en célébrant Jupiter armé de l'égide, l'auguste Junon d'Argos, qui marche avec des brodequins d'or, la fille de Jupiter, Minerve aux yeux bleus, Phébus-Apollon (4), Diane chasseresse, Neptune, qui entoure et ébranle la terre, la vénérable Thémis (5), Vénus à la paupière noire, Hébé à la couronne d'or, la belle Dioné, l'Aurore (6), le grand Soleil, la Lune splendide, Latone, Japet, l’astucieux Saturne, la Terre, le vaste Océan et la Nuit ténébreuse (7), enfin la race sacrée de tous les autres dieux immortels. Jadis elles enseignèrent à Hésiode (8) d'harmonieux accords, tandis qu'il faisait paître ses agneaux au pied du céleste Hélicon. Ces Muses de l'Olympe, ces filles de Jupiter, maître de l'égide, m'adressèrent ce langage pour la première fois :


"Vils pasteurs, opprobre des campagnes, vous qui ne vivez que pour l'intempérance, nous savons inventer beaucoup de mensonges semblables à la vérité ; mais nous savons aussi dire ce qui est vrai, quand tel est notre désir."
Ainsi parlèrent les éloquentes filles du grand Jupiter, et elles me remirent pour sceptre un rameau de vert laurier superbe à cueillir ; puis, m'inspirant un divin langage pour me faire chanter le passé et l'avenir, elles m'ordonnèrent de célébrer l'origine des bienheureux Immortels et de les choisir toujours elles-mêmes pour objet de mes premiers et de mes derniers chants (9). Mais pourquoi m'arrêter ainsi autour du chêne ou du rocher (10) ?


Célébrons d'abord les Muses qui, dans l’Olympe, charment la grande âme de Jupiter et marient leurs accords en chantant les choses passées, présentes et futures (11). Leur voix infatigable coule de leur bouche en doux accents (12), et cette harmonie enchanteresse, au loin répandue, fait sourire (13) le palais de leur père qui lance la foudre. On entend résonner la cime de l’Olympe neigeux (14), demeure des Immortels. D'abord, épanchant leur voix divine, elles rappellent l'auguste origine des dieux engendrés par la Terre et par le vaste Uranus (15), et chantent leurs célestes enfans, auteurs de tous les biens. Ensuite, célébrant Jupiter, ce père des dieux et des hommes, elles commencent et finissent par lui tous leurs hymnes et redisent combien il l'emporte sur les autres divinités par sa force et par sa puissance. Enfin, quand elles louent la race des mortels et des Géants vigoureux (16), elles réjouissent dans le ciel l'âme de Jupiter, ces Muses de l'Olympe, filles du dieu qui porte l’égide. Dans la Piérie, Mnémosyne, qui régnait sur les collines d'Éleuthère, unie au fils de Saturne, mit au jour ces vierges qui procurent l’oubli des maux et la fin des douleurs. Durant neuf nuits, le prudent Jupiter, montant sur son lit sacré, coucha près de Mnémosyne, loin de tous les Immortels. Après une année, les saisons et les mois ayant accompli leur cours et des jours nombreux étant révolus, Mnémosyne enfanta neuf filles animées du même esprit, sensibles au charme de la musique et portant dans leur poitrine un coeur exempt d'inquiétude ; elle les enfanta près du sommet élevé de ce neigeux Olympe où elles forment des choeurs brillants et possèdent des demeures magnifiques. Àleurs côtés se tiennent les Grâces et le Désir dans les festins, où leur bouche, épanchant une aimable harmonie, chante les lois de l’univers et les fonctions respectables des dieux. Fières de leurs belles voix et de leurs divins concerts, elles montèrent dans l'Olympe : la terre noire retentissait de leurs accords, et sous leurs pieds s'élevait un bruit ravissant tandis qu'elles marchaient vers l'auteur de leurs jours, ce roi du ciel (17), ce maître du tonnerre et de la brûlante foudre, qui, puissant vainqueur de son père Saturne, distribua équitablement à tous les dieux les emplois et les honneurs.


Voilà ce que chantaient les Muses, habitantes de l'Olympe (18), les neuf filles du grand Jupiter, Clio, Euterpe, Thalie, Melpomène, Terpsichore, Érato, Polymnie, Uranie et Calliope, la plus puissante de toutes, car elle sert de compagne aux rois vénérables. Lorsque les filles du grand Jupiter veulent honorer un de ces rois, nourrissons des cieux, dès qu'elles l'ont vu naître, elles versent sur sa langue une molle rosée, et les paroles découlent de sa bouche douces comme le miel. Tous les peuples le voient dispenser la justice avec droiture lorsqu'il apaise tout à coup un violent débat par la sagesse et l'habileté de son langage, car les rois sont doués de prudence afin que, sur la place publique, en proférant de pacifiques discours, ils fassent aisément restituer à leurs peuples tous les biens dont ils ont été insolemment dépouillés. Tandis que ce prince marche dans la ville, les citoyens, remplis d'un tendre respect, l'invoquent comme un dieu et il brille au milieu de la foule assemblée. Tel est le divin privilège que les Muses accordent aux mortels.


Les Muses et Apollon, qui lance au loin ses traits, font naître sur la terre les chantres et les musiciens ; mais les rois viennent de Jupiter. Heureux celui que les Muses chérissent ! un doux langage découle de ses lèvres. Si un mortel, l'âme déchirée par un récent malheur, s'afflige et se lamente, qu'un chantre, disciple des Muses, célèbre la gloire des premiers hommes et des bienheureux Immortels habitants de l'Olympe, aussitôt l'infortuné oublie ses chagrins ; il ne se souvient plus du sujet de ses maux et les présens des vierges divines l'ont bientôt distrait de sa douleur.  


Salut, filles de Jupiter, donnez-moi votre voix ravissante. Chantez la race sacrée des Immortels nés de la Terre et d'Uranus couronné d'étoiles, conçus par la Nuit ténébreuse ou nourris par l’amer Pontus. Dites comment naquirent les dieux, et la terre, et les fleuves, et l'immense Pontus aux flots bouillonnants, et les astres étincelants, et le vaste ciel qui les domine ; apprenez-moi quelles divinités, auteurs de tous les biens, leur durent l'existence ; comment cette céleste race, se partageant les richesses, se distribuant les honneurs, s'établit pour la première fois dans l’Olympe aux nombreux sommets. Muses habitantes de l'Olympe, révélez-moi l'origine du monde et remontez jusqu'au premier de tous les êtres.


Au commencement exista le Chaos, puis la Terre à la large poitrine, demeure toujours sûre de tous les Immortels qui habitent le faite de l'Olympe neigeux ; ensuite le sombre Tartare, placé sous les abîmes de la Terre immense ; enfin l'Amour, le plus beau des dieux, l'Amour, qui amollit les âmes, et, s'emparant du coeur de toutes les divinités et de tous les hommes, triomphe de leur sage volonté. Du Chaos sortirent l’Érèbe et la Nuit obscure (19). L'Éther et le Jour (20) naquirent de la Nuit, qui les conçut en s'unissant d'amour avec l'Érèbe. La Terre enfanta d'abord Uranus couronné d'étoiles et le rendit son égal en grandeur afin qu'il la couvrît tout entière et qu'elle offrît aux bienheureux Immortels une demeure toujours tranquille ; elle créa les hautes montagnes, les gracieuses retraites des Nymphes divines qui habitent les monts aux gorges profondes. Bientôt, sans goûter les charmes du plaisir, elle engendra Pontus, la stérile mer aux flots bouillonnants ; puis, s'unissant avec Uranus, elle fit naître l'Océan aux gouffres immenses, Céus (21), Créus, Hypérion, Japet, Théa, Thémis, Rhéa, Mnémosyne, Phébè à la couronne d'or et l’aimable Téthys. Le dernier et le plus terrible de ses enfants, l'astucieux Saturne, devint l'ennemi du florissant auteur de ses jours. La Terre enfanta aussi les Cyclopes (22) au coeur superbe, Brontès, Stéropés et l'intrépide Argès, qui remirent son tonnerre à Jupiter et lui forgèrent sa foudre : tous les trois ressemblaient aux autres dieux, seulement ils n'avaient qu'un oeil au milieu du front et reçurent le surnom de Cyclopes, parce que cet oeil présentait une forme circulaire. Dans tous les travaux éclataient leur force et leur puissance.


La Terre et Uranus eurent encore trois fils grands et vigoureux (23), funestes à nommer, Cottus, Briarée et Gygès, race orgueilleuse et terrible ! Cent bras invincibles s'élançaient de leurs épaules et cinquante têtes attachées à leurs dos s'allongeaient au-dessus de leurs membres robustes. Leur force était immense, infatigable, proportionnée à leur haute stature. Ces enfants, les plus redoutables de tous ceux qu'engendrèrent la Terre et Uranus, devinrent dès le commencement odieux à leur père. À mesure qu'ils naissaient, loin de leur laisser la lumière du jour, Uranus les cachait dans les flancs de la Terre et se réjouissait de cette action dénaturée. La Terre immense gémissait, profondément attristée, lorsque enfin elle médita une cruelle et perfide vengeance. Dès qu'elle eut tiré de son sein l'acier éclatant de blancheur, elle fabriqua une grande faux, révéla son projet à ses enfants et, pour les encourager, leur dit, consumée de douleur :
"Mes fils ! si vous voulez m'obéir, nous vengerons l'outrage que vous fait subir votre coupable père : car il est le premier auteur d'une action indigne."


Elle dit. La crainte s'empara de tous ses enfants ; aucun n'osa répliquer. Enfin le grand et astucieux Saturne, ayant pris confiance, répondit à sa vénérable mère :


"Ô ma mère! je promets d'accomplir notre vengeance, puisque je ne respecte plus un père trop fatal : car il est le premier auteur d'une action indigne."


A ces mots, la Terre immense ressentit une grande joie au fond de son coeur. Après avoir caché Saturne dans une embuscade, elle remit en ses mains la faux à la dent tranchante et lui expliqua sa ruse tout entière. Le grand Uranus arriva, amenant la Nuit, et animé du désir amoureux, il s'étendit sur la Terre de toute sa longueur. Alors son fils, sorti de l'embuscade, le saisit de la main gauche, et de la droite, agitant la faulx énorme, longue, acérée, il s'empressa de couper l'organe viril de son père (24) et le rejeta derrière lui. Ce ne fut pas vainement que cet organe tomba de sa main : toutes les gouttes de sang qui en découlèrent, la Terre les recueillit, et les années étant révolues, elle produisit les redoutables Furies, les Géants monstrueux, chargés d'armes étincelantes et portant dans leurs mains d'énormes lances, enfin ces Nymphes qu'on appelle Mélies sur la terre immense.


Saturne mutila de nouveau avec l'acier le membre qu'il avait coupé déjà et le lança du rivage dans les vagues agitées de Pontus : la mer le soutint longtemps, et de ce débris d'un corps immortel jaillit une blanche écume d'où naquit une jeune fille qui fut d'abord portée vers la divine Cythère et de là parvint jusqu'à Chypre entourée de flots. Bientôt, déesse ravissante de beauté, elle s'élança sur la rive, et le gazon fleurit sous ses pieds délicats. Les dieux et les hommes appellent cette divinité à la belle couronne Aphrodite, parce qu'elle fut nourrie de l'écume des mers ; Cythérée, parce qu'elle aborda Cythère, Cyprigénie, parce qu'elle naquit dans Chypre entourée de flots et Philomédée, parce que c'est d'un organe générateur qu'elle reçut la vie. Accompagnée de l'Amour et du beau Désir, le même jour de sa naissance, elle se rendit à la céleste assemblée. Dès l'origine, jouissant des honneurs divins, elle obtint du sort l'emploi de présider, parmi les hommes et les dieux immortels, aux entretiens des jeunes vierges, aux tendres sourires, aux innocents artifices, aux doux plaisirs, aux caresses de l'amour et de la volupté.


Le grand Uranus, irrité contre les enfants qu'il avait engendrés lui-même, les surnomma les Titans, disant qu'ils avaient étendu la main pour commettre un énorme attentat dont un jour ils devaient recevoir le châtiment. La Nuit (25) enfanta l'odieux Destin, la noire Parque et la Mort ; elle fit naître le Sommeil avec la troupe des Songes, et cependant cette ténébreuse déesse ne s'était unie à aucun autre dieu. Ensuite elle engendra Momus, le Chagrin douloureux, les Hespérides, qui par delà l'illustre Océan, gardent les pommes d'or et les arbres chargés de ces beaux fruits, les Destinées, les Parques impitoyables, Clotho, Lachésis et Atropos qui dispensent le bien et le mal aux mortels naissans, poursuivent les crimes des hommes et des deux et ne déposent leur terrible colère qu'après avoir exercé sur le coupable une cruelle vengeance. La Nuit funeste conçut encore Némésis, ce fléau des mortels, puis la Fraude, l'Amour criminel, la triste Vieillesse, Éris au coeur opiniâtre.  L'odieuse Éris fit naître à son tour le Travail importun, l'Oubli, la Faim, les Douleurs qui font pleurer, les Disputes, les Meurtres, les Guerres, le Carnage, les Querelles, les Discours mensongers, les Contestations, le Mépris des lois et Até, ce couple inséparable, enfin Horcus, si fatal aux habitans de la terre quand l'un d'eux se parjure volontairement.


Pontus engendra Nérée qui fuit le mensonge et chérit la vérité, Nérée, le plus âgé de tous ses fils : on l'appelle le vieillard à cause de sa sincérité et de sa douceur, et parce que, loin d'oublier les lois de la justice, il porte des arrêts équitables et modérés. Ce même dieu, uni avec la Terre, eut pour enfants le grand Thaumas, l'intrépide Phorcys, Céto aux belles joues et Eurybie qui renferme un coeur d'acier dans sa forte poitrine.


Nérée (26) et Doris aux beaux cheveux, cette fille du superbe fleuve Océan, engendrèrent dans la mer stérile les aimables nymphes Proto, Eucrate, Sao, Amphitrite, Eudore, Thétis, Galèné, Glaucé, Cymothoë, Spéio, Thoë, l'agréable Thalie, la gracieuse Mélite, Eulimène, Agavé, Pasythée, Érato, Eunice aux bras de rose, Dolo, Ploto, Phéruse, Dynamène, Nésée, Actée, Protomèdie, Doris, Panope, la belle Galatée, l'aimable Hippothoë, Hipponoë aux bras de rose, Cymodocé qui sur la sombre mer, avec Cymatolège et Amphitrite aux pieds charmans, calme sans efforts la fureur des vagues et le souffle des vents impétueux, Cymo, Eïoné, Halimède à la belle couronne, Glauconome au doux sourire, Pontoporie, Liagore, Évagore, Laomédie, Polynome, Autonoë, Lysianasse, Évarnè douée d'un aimable caractère et d'une beauté accomplie, Psamathe au corps gracieux, la divine Ménippe, Néso, Eupompe, Thémisto, Pronoë et Némertès en qui respire l'âme de son père immortel. Ainsi l'irréprochable Nérée eut cinquante filles savantes dans tous les travaux.


Thaumas (27) épousa Électre, née du profond Océan ; Électre enfanta la rapide Iris, les Harpies à la belle chevelure, Aéllo et Ocypétès qui de leurs ailes légères égalent la vitesse des vents et des oiseaux en volant sous la céleste voûte.
Célo aux belles joues donna à Phorcys (28) des filles blanches dès le berceau et appelées les Grées par les dieux immortels et par les hommes qui marchent sur la terre, Péphrédo au beau voile, Ényo au voile de pourpre, et les Gorgones (29) qui habitent par delà l'illustre Océan, vers l'empire de la Nuit, dans ces lointaines contrées, où demeurent les Hespérides à la voix sonore, les Gorgones Sthéno, Euryale et Méduse éprouvée par de cruelles souffrances. Méduse était mortelle, tandis que ses autres soeurs vivaient exemptes de vieillesse et de mort ; Neptune aux noirs cheveux s'unit avec elle dans une molle prairie, sur une couche de fleurs printanières. Lorsque Persée lui eut tranché la tête, on vit naître d'elle le grand Chrysaor et le cheval Pégase. Pégase mérita son nom parce qu'il était né près des sources de l'Océan, Chrysaor parce qu'il tenait un glaive d’or dans ses mains. Persée, quittant une terre fertile en beaux fruits, s'envola vers le séjour des Immortels, et il habite le palais de Jupiter, de ce dieu prudent dont il porte le tonnerre et la foudre.


Chrysaor, uni à Callirhoë, fille de l'illustre Océan, engendra Géryon aux trois têtes ; le puissant Hercule, désarmant Géryon, lui enleva ses boeufs aux pieds flexibles dans Érythie entourée de flots, le jour on il conduisit ces animaux au large front jusque dans la divine Tirynthe, après avoir traversé la mer et immolé Orthos avec le pasteur Eurytion, dans une étable obscure, par delà l'illustre Océan.


Callirhoë, au fond d'une caverne, produisit un autre enfant monstrueux, invincible et nullement semblable aux hommes ou aux dieux, la divine Échidna au coeur intrépide, moitié Nymphe aux yeux noirs et aux belles joues, moitié serpent énorme et terrible, marqué de taches diverses et nourri de chairs sanglantes dans les entrailles de la Terre sacrée. Ce monstre habite un antre profond dans le creux d'un rocher, loin des hommes et des Immortels : c'est là que les dieux lui assignèrent une glorieuse demeure. Renfermée dans Arime, la fatale Echidna vivait sous la terre, toujours affranchie de la vieillesse et du trépas. Typhon, ce vent fougueux et redoutable, s'unit, dit-on, avec cette Nymphe aux yeux noirs, qui, devenue enceinte, enfanta une race courageuse, d'abord Orthos, ce chien de Géryon, ensuite l'indomptable Cerbère, qu'on ne nomme qu'avec effroi, ce gardien de Pluton, ce dévorant Cerbère à la voix d'airain, aux cinquante têtes, ce monstre impudent et terrible, enfin la fatale hydre de Lerne, que nourrit Junon aux bras d'albâtre, pour assouvir son implacable haine contre Hercule ; mais ce fils de Jupiter, armé du glaive destructeur et secondé du vaillant Iolaüs, immola cette hydre, d'après les conseils de la belliqueuse Minerve. Échidna fit naître aussi la Chimère qui, exhalant des feux inextinguibles, monstre terrible, énorme, rapide, infatigable, portait trois têtes, la première d'un lion farouche, la seconde d'une chèvre, la troisième d'un dragon vigoureux ; lion par le haut de son corps, dragon par derrière, chèvre par le milieu, elle vomissait avec un bruit affreux les tourbillons d'une dévorante flamme. La Chimère succomba sous Pégase et sous le brave Bellérophon. Échidna, s'accouplant avec Orthos, engendra la Sphinx, si fatale aux enfants de Cadmus, et le lion de Némée, que Junon, auguste épouse de Jupiter, nourrit et plaça sur les hauteurs de Némée pour la perte des humains. Ce lion, qui régnait sur le Trétos, sur Némée et sur l'Apésas, ravageait des tribus des hommes ;  mais il périt, dompté par le puissant Hercule. 


Céto, unie d'amour avec Phorcys, eut pour dernier enfant un serpent terrible qui, dans les flancs ténébreux de la terre, garde les pommes d'or aux extrémités du monde. Telle est la race de Céto et de Phorcys.


Téthys donna à l’Océan (30) des Fleuves au cours sinueux, le Nil, l'Alphée, l'Éridan aux gouffres profonds, le Strymon, le Méandre, l'Ister aux belles eaux, le Phase, le Rhésus, l'Achéloüs aux flots argentés, le Nessus, le Rhodius, l'Haliacmon, l'Heptapore, le Granique, l'Ésépus, le divin Simoïs, le Pénée, l'Hermus, le Caïque aux ondes gracieuses, le large Sangarius, le Ladon, le Parthénius, l'Évènus, l'Ardesque et le divin Scamandre. Téthys enfanta aussi la troupe sacrée de ces Nymphes (31) qui, avec le roi Apollon et les Fleuves, élèvent sur la terre l’enfance des Héros ; c'est Jupiter lui-même qui les chargea de cet emploi : Pitho, Admète, Ianthé, Électre, Doris, Prymno, Uranie semblable aux dieux, Hippo, Clymène, Rhodie, Callirhoë, Zeuxo, Clytie, Idye, Pasithoë, Plexaure, Galaxaure, l’aimable Dioné, Mélobosis, Thoë, la belle Polydore, Cercéis au doux caractère, Pluto aux grands yeux, Perséis, Ianire, Acaste, Zanthé, la gracieuse Pétréa, Ménestho, Europe, Métis, Eurynome, Télestho au voile de pourpre, Crisia, Asia, l’agréable Calypso, Eudore, Tyché, Amphiro, Ocyroë et Styx qui les surpasse toutes, telles sont les filles les plus antiques de l'Océan et de Téthys; il en existe beaucoup d'autres encore, car trois mille Océanides aux pieds charmants, dispersées de toutes parts, habitent la terre et la profondeur des lacs, race illustre et divine ! Autant de Fleuves, nés de l’Océan et de la vénérable Téthys, roulent au loin leurs bruyantes ondes : il serait difficile à un mortel de rappeler tous leurs noms ; les peuples qui habitent leurs rivages peuvent seuls les connaître.


Thia, domptée par les caresses d'Hypérion, fit naître le grand Soleil, la Lune splendide et l'Aurore qui brille pour tous les hommes et pour tous les dieux habitants du vaste ciel. Eurybie, déité puissante, unie avec Créius, mit au jour le grand Astrée, Pallas et Persès qui l'emporta sur tous par son habileté. L'Aurore, déesse fécondée par un dieu, conçut Astrée, les Vents impétueux, l’agile Zéphyre, le rapide Borée et Notus. Après, cette divinité matinale enfanta Lucifer et les astres étincelants dont le ciel se couronne.


Après, cette divinité matinale enfanta Lucifer et Styx (32) fille de l'Océan, unie à Pallas, fit naître dans ses palais l’Emulation, la Victoire aux pieds charmants, la Force et la Violence, ces glorieux enfants, qui n'ont pas établi loin de Jupiter leur demeure et leur séjour, qui ne marchent pas dans une seule route où ce dieu ne les conduise et qui restent incessamment auprès du terrible maître du tonnerre. Telle est la faveur que leur obtint cette incorruptible fille de l’Océan le jour où Jupiter Olympien, dieu de la foudre, appela tous les Immortels dans le vaste Olympe ; il leur annonça que, reconnaissant envers tous ceux qui l’aideraient à combattre les Titans, loin de les dépouiller de leurs privilèges, il leur laisserait le rang que jusqu'alors ils avaient gardé parmi les dieux ; et même il ajouta que si l'un d'eux n'avait été ni honoré ni récompensé par Saturne, il obtiendrait les honneurs et les récompenses que son zèle lui mériterait. L'irréprochable Styx, docile aux conseils de son père, arriva la première avec ses enfants. Jupiter l'honora et la combla de dons précieux ; il voulut qu'elle présidât au grand serment des dieux et que ses enfants vécussent toujours dans son palais. Quant aux promesses faites à toutes les autres divinités, il les remplit fidèlement ; car il est tout puissant et règne sur l'univers. Phébé monta sur la couche désirée de Céus ; déesse fécondée par les embrassements d'un dieu, elle enfanta la douce Latone au voile bleu, Latone qui, toujours agréable aux Immortels et aux humains, apporta dès sa naissance l’allégresse dans l’Olympe. Elle engendra encore la célèbre Astérie que Persès autrefois amena dans son vaste palais pour la nommer son épouse. Devenue enceinte, Astérie donna l'existence à Hécate (33), que Jupiter, fils de Saturne, honora entre toutes les déesses : il lui accorda de glorieux privilèges et lui permit de commander sur la terre et sur la mer stérile. Déjà, sous Uranus couronné d'étoiles, elle avait obtenu cet emploi et jouissait des plus grands honneurs parmi les dieux immortels. Aujourd'hui, lorsqu'un des hommes, enfants de la terre, célèbre, selon l’usage, des sacrifices expiatoires, c'est Hécate qu'il invoque, et soudain la céleste faveur environne le suppliant dont la bienveillante déesse accueille les prières ; elle lui prodigue la richesse, car elle en a le pouvoir. Tous les privilèges partagés entre les nombreux enfants de la Terre et d'Uranus, elle seule les réunit. Le fils de Saturne ne lui a ni dérobé ni arraché aucune des prérogatives qui lui échurent sous les Titans, ces premiers dieux ; elle conserve tout entière la part d'autorité qu'elle obtint dans l'origine. Fille unique, elle n'est ni moins respectée ni moins puissante sur la terre, dans le ciel et sur la mer ; son pouvoir est encore plus vaste, parce que Jupiter l'honore. Quand elle veut favoriser un mortel, elle l'assiste avec empressement, et, selon sa volonté, elle le fait briller dans l’assemblée des peuples, lorsque les hommes s'arment pour le combat meurtrier, c'est elle qui, à son gré, se hâte de lui accorder la victoire et de prodiguer la gloire au vainqueur. Aux jours où l'on rend la justice, elle s'assied auprès des rois vénérables. Si elle voit des rivaux lutter dans l'arène, toujours propice, elle vient les encourager et les secourir ; l'athlète vainqueur par sa force et par sa constance mérite promptement un prix magnifique, et transporté d'allégresse, couvre de gloire sa famille. Quand elle le veut, elle protège les écuyers qui montent sur les chars ; également favorable aux navigateurs qui affrontent le trajet difficile de la mer azurée, elle exauce les voeux qu'ils adressent à Hécate et au bruyant Neptune : cette illustre déesse leur procure aisément une abondante proie ou ne la leur montre que pour les en dépouiller si tel est son désir. Occupée avec Mercure à multiplier dans les étables les boeufs, les agneaux, les nombreux essaims de chèvres et de brebis à la toison épaisse, elle peut, comme il lui plaît, accroître ou diminuer les troupeaux. Rejeton unique de sa mère, elle vit comblée d'honneurs parmi tous les Immortels. Le fils de Saturne la chargea encore d'élever et de nourrir les humains qui, après elle, devaient voir la lumière de l'aurore au loin étincelante. Ainsi dés le principe, elle devint la nourrice des enfants : tels sont ses nobles emplois.


Rhéa (34), amoureusement domptée par Saturne, mit au jour d'illustres enfants, Vesta, Cérès, Junon aux brodequins d'or, le redoutable Pluton qui habite sous la terre et porte un coeur inflexible, le bruyant Neptune et le prudent Jupiter, ce père des dieux et des hommes, dont le tonnerre ébranle la terre immense. Le grand Saturne dévorait ses enfants à mesure que des flancs sacrés de leur mère ils tombaient sur ses genoux ; il agissait ainsi dans la crainte qu'un autre des glorieux enfants du ciel ne possédât parmi les dieux l'autorité souveraine : car il avait appris de la Terre et d'Uranus couronné d’étoiles que, d'après l'ordre du Destin, un jour, malgré sa force, il serait vaincu par son propre fils et détrôné par les conseils du grand Jupiter. Loin de surveiller vainement son épouse, toujours habile à la tromper, il dévorait sa propre race, et Rhéa gémissait, accablée d'une douleur sans bornes. Enfin, prête à enfanter Jupiter, ce père des dieux et des hommes, elle supplia les deux auteurs de ses jours, la Terre et Uranus couronné d'étoiles, de lui suggérer le moyen de cacher la naissance de son nouveau fils et de venger la mort de tous ses enfans dévorés par l'astucieux Saturne. Prompts à exaucer les désirs de leur fille, ils lui apprirent le destin réservé au roi Saturne et à son fils magnanime ; ils l'envoyèrent à Lyctos, ville opulente de la Crète, au moment où elle allait mettre au jour le plus jeune de ses enfans, le grand Jupiter. C'est dans la vaste Crète que la Terre immense le reçut et se chargea du soin de le nourrir et de l'élever. Marchant à travers les ombres de la nuit rapide, elle le porta d'abord à Lyctos, puis, le prenant dans ses mains, elle le cacha sous une haute caverne, dans les entrailles de la Terre divine, sur le mont Egée, au fond d'une épaisse forêt. Après avoir enveloppé de langes une pierre énorme, Rhéa la donna au fils d'Uranus, au puissant Saturne, ce premier roi des dieux. Saturne la saisit et l'engloutit dans ses flancs. L'insensé ! il ne prévoyait pas qu'en dévorant cette pierre, il sauvait son invincible fils qui, désormais à l'abri du péril, devait bientôt le dompter parla force de ses mains, le dépouiller de sa puissance et commander aux Immortels. Cependant la vigueur et les membres superbes du jeune roi croissaient avec promptitude ; les années étant révolues, trompé par les perfides conseils de la Terre, l'astucieux Saturne rendit au jour toute sa race et succomba vaincu par la force et par l'adresse de son fils. D'abord il vomit la pierre qu'il avait dévorée la dernière et que Jupiter attacha dans la terre spacieuse, sur la divine Pytho, au milieu des gorges profondes du Parnasse, afin qu'elle devînt dans l'avenir un monument et une merveille pour les hommes. Jupiter affranchit de leurs liens douloureux tous ses oncles, enfants d'Uranus, que son père avait enchaînés dans sa démence. Ces dieux, reconnaissants d'un pareil bienfait, lui remirent ce tonnerre, ces éclairs, cette brûlante foudre que la Terre aux larges flancs avait jusqu'alors recélés. Fier de ces armes divines, Jupiter règne sur les hommes et sur les Immortels.


Japet (35) épousa Clymène, cette jeune Océanide aux pieds charmants ; tous deux montèrent sur la même couche, et Clymène enfanta le magnanime Atlas (36), l'orgueilleux Ménétius, l'adroit et astucieux Prométhée et l'imprudent Epiméthée, qui dès le principe causa tant de mal aux industrieux habitants de la terre, car c'est lui qui le premier accepta pour épouse une vierge formée par l'ordre de Jupiter. Jupiter à la large vue, furieux contre l'insolent Ménétius, le plongea dans l'Érèbe, après l'avoir frappé de son brillant tonnerre, pour châtier sa méchanceté et son audace sans mesure. Vaincu par la dure nécessité, Atlas, aux bornes de la terre, debout devant les Hespérides à la voix sonore, soutient le vaste ciel de sa tête et de ses mains infatigables. Tel est l'emploi que lui imposa le prudent Jupiter. Quant au rusé Prométhée (37), il l'attacha par des noeuds indissolubles autour d'une colonne ; puis il envoya contre lui un aigle aux ailes étendues qui rongeait son foie immortel ; il en renaissait autant durant la nuit que l'oiseau aux larges ailes en avait dévoré pendant le jour. Mais le courageux rejeton d'Alcmène aux pieds charmants, Hercule tua cet aigle, repoussa un si cruel fléau loin du fils de Japet et le délivra de ses tourments : le puissant monarque du haut Olympe, Jupiter, y avait consenti, afin que la gloire de l'Hercule thébain se répandît plus que jamais sur la terre fertile. Dans cette idée, il honora son illustre enfant et abjura son ancienne colère contre Prométhée, qui avait lutté de ruse avec le puissant fils de Saturne. En effet, lorsque les dieux et les hommes (38) se disputaient dans Mécone, Prométhée, pour tromper la sagesse de Jupiter, exposa à tous les yeux un boeuf énorme qu'il avait divisé à dessein. D'un côté, il renferma dans la peau les chairs, les intestins et les morceaux les plus gras, en les enveloppant du ventre de la victime ; de l'autre, il disposa avec une perfide adresse les os blancs qu'il recouvrit de graisse luisante. Le père des dieux et des hommes lui dit alors : "Fils de Japet, ô le plus illustre de tous les rois (39), ami ! avec quelle inégalité tu as divisé les parts !"


Quand Jupiter, doué d'une sagesse impérissable, lui eut adressé ce reproche, l'astucieux Prométhée répondit en souriant au fond de lui-même (car il n'avait pas oublié sa ruse ingénieuse) : "Glorieux Jupiter ! ô le plus grand des dieux immortels, choisis entre ces deux portions celle que ton coeur préfère."


A ce discours trompeur, Jupiter, doué d'une sagesse impérissable, ne méconnut point l'artifice ; il le devina (40) et dans son esprit forma contre les humains de sinistres projets qui devaient s'accomplir. Bientôt de ses deux mains il écarta la graisse éclatante de blancheur ; il devint furieux, et la colère s'empara de son âme tout entière quand, trompé par un art perfide, il aperçut les os blancs de l'animal. Depuis ce temps, la terre voit les tribus des hommes brûler en l'honneur des dieux les blancs ossements des victimes sur les autels parfumés. Jupiter qui rassemble les nuages, s'écria enflammé d'une violente colère ; "Fils de Japet, ô toi que nul n'égale en adresse, ami ! tu n'as pas oublié tes habiles artifices." Ainsi, dans son courroux, parla Jupiter, doué d'une sagesse impérissable. Dès ce moment, se rappelant sans cesse la ruse de Prométhée, il n'accorda plus le feu inextinguible aux hommes infortunés qui vivent sur la terre. Mais le noble fils de Japet, habile à le tromper, déroba un étincelant rayon de ce feu et le cacha dans la tige d'une férule. Jupiter qui tonne dans les cieux, blessé jusqu'au fond de l'âme, conçut une nouvelle colère lorsqu'il vit parmi les hommes la lueur prolongée de la flamme, et voilà pourquoi il leur suscita soudain une grande infortune. D'après la volonté du fils de Saturne, le boiteux Vulcain, ce dieu illustre, forma avec de la terre une image semblable à une chaste vierge. Minerve aux yeux bleus s'empressa de la parer et de la vêtir d'une blanche tunique. Elle posa sur le sommet de sa tête un voile ingénieusement façonné et admirable à voir ; puis elle orna son front de gracieuses guirlandes tressées de fleurs nouvellement écloses et d'une couronne d'or que le boiteux Vulcain, ce dieu illustre, avait fabriquée de ses propres mains par complaisance pour le puissant Jupiter. Sur cette couronne, ô prodige ! Vulcain avait ciselé les nombreux animaux que le continent et la mer nourrissent dans leur sein ; partout brillait une grâce merveilleuse, et ces diverses figures paraissaient vivantes. Quand il eut formé, au lieu d'un utile ouvrage, ce chef-d'oeuvre funeste, il amena dans l'assemblée des dieux et des hommes cette vierge orgueilleuse des ornements que lui avait donnés la déesse aux yeux bleus, fille d'un père puissant. Une égale admiration transporta les dieux et les hommes dès qu'ils aperçurent cette fatale merveille si terrible aux humains ; car de cette vierge est venue la race des femmes au sein fécond, de ces femmes dangereuses, fléau cruel vivant parmi les hommes et s'attachant non pas à la triste pauvreté, mais au luxe éblouissant. Lorsque, dans leurs ruches couronnées de toits, les abeilles nourrissent les frelons, qui ne participent qu'au mal, depuis le lever du jour jusqu'au soleil couchant, ces actives ouvrières composent leurs blanches cellules, tandis que renfermés au fond de leur demeure, les lâches frelons dévorent le fruit d'un travail étranger : ainsi Jupiter, ce maître de la foudre accorda aux hommes un fatal présent en leur donnant ces femmes complices de toutes les mauvaises actions.


Voici encore un autre mal qu'il leur envoya au lieu d'un bienfait. Celui qui, fuyant l'hymen et l'importune société des femmes, ne veut pas se marier et parvient jusqu'à la triste vieillesse, reste privé de soins ; et s'il ne vit pas dans l'indigence, à sa mort, des parents éloignés se divisent son héritage (41). Si un homme subit la destinée du mariage, quoiqu'il possède une femme pleine de chasteté et de sagesse, pour lui le mal lutte toujours avec le bien. Mais s'il a épousé une femme vicieuse, tant qu'il respire, il porte dans son coeur un chagrin sans bornes, une douleur incurable. On ne peut donc ni tromper la prudence de Jupiter ni échapper à ses arrêts. Le fils de Japet lui-même, l'innocent Prométhée n'évita point sa terrible colère ; mais, vaincu par la nécessité, malgré sa vaste science, il languit enchaîné par un lien cruel.


Saturne, irrité dans son âme contre Briarée, Cottus et Gygès, s'empressa de les attacher par une forte chaîne, bien qu'il admirât leur audace extraordinaire, leur beauté et leur haute stature ; il les renferma dans la terre aux larges flancs. Là, en des lieux reculés, aux extrémités de cette terre immense, ils souffraient un sort rigoureux et gémissaient, le coeur en proie à une grande tristesse ; mais Jupiter et les autres dieux immortels que Rhéa aux beaux cheveux avait conçus de Saturne, les rendirent à la clarté du jour, d'après les conseils de la Terre. En effet, la Terre, par de longs discours, leur fit comprendre qu'avec ces guerriers ils obtiendraient la victoire et une gloire éclatante. Longtemps éprouvés par de pénibles travaux, les dieux Titans et les enfants de Saturne (42) se livrèrent entre eux de terribles batailles.


Du haut de l'Othrys les glorieux Titans, du faîte de l'Olympe, les dieux auteurs de tous les biens, les dieux que Rhéa aux beaux cheveux avait engendrés en s'unissant à Saturne, continuèrent leur sanglante lutte durant dix années entières. Cette funeste guerre n'avait ni terme ni relâche, et l'avantage flottait égal entre les deux partis. Enfin, Jupiter, dans un riche festin, prodigua à ses défenseurs le nectar et l'ambroisie dont se nourrissent les dieux même ; leur généreux courage se réchauffa dans toutes leurs âmes ; quand le nectar et la douce ambroisie les eurent rassasiés, le père des dieux et des hommes leur adressa ces paroles : 


"Écoutez-moi, nobles enfants de la Terre et d'Uranus, je vous dirai ce que mon coeur m'inspire. Déjà, depuis trop longtemps, animés les uns contre les autres, nous combattons chaque jour pour la victoire et pour l'empire, les dieux Titans et nous tous qui sommes nés de Saturne. Dans ces combats meurtriers, opposés aux Titans, montrez-leur votre force redoutable et vos mains invincibles. Fidèles au souvenir d'une douce amitié, songez qu'après de longues souffrances, affranchis par notre sagesse d'une chaîne cruelle, vous êtes remontés d'un abîme de ténèbres à la lumière du jour."


Il dit. L'irréprochable Cottus répliqua en ces termes : "Dieu respectable ! tu ne nous apprends rien de nouveau. Nous aussi, nous savons combien tu l'emportes en sagesse et en intelligence. Tu as repoussé loin des Immortels une horrible calamité. C'est grâce à ta prudence que nous avons été arrachés de notre obscure prison et délivrés de nos fers douloureux, ô roi, fils de Saturne ! après avoir enduré des tourmens inouïs. Maintenant donc, remplis d'une sage et ferme volonté, nous t'assurerons l'empire dans cette guerre terrible, en bravant les Titans au milieu des ardentes batailles."


Il dit. Les dieux, auteurs de tous les biens, approuvèrent ce discours, et leur coeur brûla pour la guerre d'un désir plus violent que jamais. Dans ce jour, un grand combat s'engagea entre tous les dieux et toutes les déesses, entre les Titans et les enfants de Saturne que Jupiter tira des abîmes souterrains de l'Érèbe, pour les rappeler à la lumière, armée formidable, puissante, douée d'une force prodigieuse. Ces guerriers avaient chacun cent bras qui s'élançaient de leurs épaules, et cinquante têtes, attachées à leur dos, planaient sur leurs membres robustes. Opposés aux Titans dans cette guerre désastreuse, tous portaient dans leurs fortes mains d'énormes rochers. De l'autre côté, les Titans, pleins d'ardeur, affermissaient leurs phalanges. Les deux partis déployaient leur audace et la vigueur de leurs bras. Un horrible fracas retentit sur la mer immense. La terre poussa de longs mugissements ; le vaste ciel gémit au loin ébranlé, et tout le grand Olympe trembla, secoué jusqu'en ses fondements par le choc des célestes armées. Le ténébreux Tartare entendit parvenir dans ses abîmes l'épouvantable bruit de la marche des dieux, de leurs tumultueux efforts et de leurs coups violents. Ainsi les deux troupes ennemies lançaient l'une sur l'autre mille traits douloureux ; tandis que chacune s'encourageait à l'envi, leurs clameurs montaient jusqu'au ciel étoilé et de grands cris retentissaient dans cette mêlée terrible.


Alors Jupiter, n'enchaîna plus son courage ; son âme se remplit soudain d'une bouillante ardeur, et il déploya sa force tout entière. S'élançant des hauteurs du ciel et de l'Olympe, il s'avançait armé de feux étincelants ; les foudres, rapidement jetées par sa main vigoureuse, volaient au milieu du tonnerre et des éclairs redoublés et roulaient au loin une divine flamme. La terre féconde mugissait partout consumée et les vastes forêts pétillaient dans ce grand incendie. Le monde s'embrasait ; on voyait bouillonner les flots de l'océan et la mer stérile. Une brûlante vapeur enveloppait les Titans terrestres ; la flamme immense s'élevait dans l'air céleste, et les yeux des plus braves guerriers étaient aveuglés par l'éblouissant éclat de la foudre et du tonnerre. Le vaste incendie envahit le chaos. Les regards semblaient voir, les oreilles semblaient entendre encore ce désordre qui agita le monde dans ces temps où la terre et le ciel élevé s'entrechoquaient avec un épouvantable fracas, lorsque la terre allait périr et que le ciel cherchait à la détruire en l'écrasant, tant ces dieux rivaux faisaient partout retentir un belliqueux tumulte !


Tous les vents, déchaînant leur rage, soulevaient des tourbillons de poussière mêlés au tonnerre, aux éclairs et à l'ardente foudre, traits enflammés du grand Jupiter ; ils répandaient au milieu des deux armées le bruit et les clameurs. Cette effroyable lutte continuait avec un fracas immense. Partout se déployait une égale vigueur. La victoire se déclara enfin. Jusqu'alors l'un et l'autre partis, en s'attaquant, avaient montré le même courage dans cette violente bataille ; mais, habiles à soutenir aux premiers rangs un combat acharné, Cottus, Briarée et Gygès, insatiables de carnage, de leurs mains vigoureuses lancèrent coup sur coup trois cents rochers, ombragèrent les Titans d'une nuée de flèches, et, vainqueurs de ces superbes ennemis, les précipitèrent tout chargés de douloureuses chaînes sous les abîmes de la terre aux larges flancs, aussi loin que le ciel s'élève au-dessus de la terre : car un même espace s'étend depuis la terre jusqu'au sombre Tartare. Une enclume d'airain, en tombant du ciel, roulerait neuf jours et neuf nuits, et ne parviendrait que le dixième jour à la terre ; une enclume d'airain, en tombant de la terre, roulerait également neuf jours et neuf nuits et ne parviendrait au Tartare que le dixième jour. Cet affreux abîme est environné d'une barrière d'airain ; autour de l'ouverture la nuit répand trois fois ses ombres épaisses ; au-dessus reposent les racines de la terre et les fondements de la mer stérile (43). Là, par l'ordre de Jupiter qui rassemble les nuages, les dieux Titans languissent cachés dans les ténèbres, au fond d'un gouffre impur, aux extrémités de la terre lointaine. Cette prison n'offre point d'issue ; Neptune y posa des portes d'airain ; des deux côtés un mur l'environne. Là demeurent Gygès, Cottus et le magnanime Briarée, fidèles gardiens placés par Jupiter, ce maître de l'égide. Là sont tracées avec ordre les premières limites de la sombre terre, du ténébreux Tartare, de la stérile mer et du ciel étoilé (44), limites fatales, impures, abhorrées même par les dieux ! gouffre immense ! Le mortel qui oserait en franchir les portes, ne pourrait au bout d'une année en toucher le fond ; il serait entraîné çà et là par une tempête que remplacerait une tempête plus affreuse encore. Ce prodigieux abîme fait horreur aux dieux immortels. C'est là que le terrible palais de la Nuit obscure s'élève couvert de noirs et épais nuages. Debout à l'entrée, le fils de Japet soutient vigoureusement le vaste ciel de sa tête et de ses mains infatigables. Le Jour et la Nuit, s'appelant mutuellement, franchissent tour à tour le large seuil d'airain ; l'un entre, l'autre sort, et jamais ce séjour ne les rassemble tous les deux. Sans cesse l’un plane au dehors sur l'immensité de la terre, et l'autre, dans l'intérieur du palais, attend que l'heure de son départ soit arrivée. Le Jour dispense aux mortels la lumière au loin étincelante, et la Nuit funeste, revêtue d'un sombre nuage, porte dans ses mains le Sommeil, frère de la Mort. Là demeurent les enfants de la Nuit obscure, le Sommeil et la Mort (45), divinités terribles que le soleil resplendissant n'éclaire jamais de ses régions, soit qu'il monte vers le ciel, soit qu'il en redescende. Le Sommeil parcourt la terre et le vaste dos de la mer en se montrant toujours paisible et doux pour les humains. Mais la Mort a un coeur de fer ; une âme impitoyable respire dans sa poitrine d'airain ; le premier homme qu'elle a saisi, elle ne le lâche pas, et elle est odieuse même aux Immortels.


Près de là se dressent les demeures retentissantes du puissant Pluton, dieu des enfers, et de la terrible Proserpine ; la porte en est confiée à la garde d'un chien hideux et cruel ; cet animal, par une méchante ruse, caresse tous ceux qui entrent en agitant sa queue et ses deux oreilles, mais il ne les laisse plus sortir, et les épiant avec soin, il dévore quiconque veut repasser le seuil du puissant Pluton et de la terrible Proserpine.


Là demeure encore la fille aînée de l'Océan au rapide reflux, la formidable Styx (46), reine abhorrée des Immortels ; le beau palais qu'elle habite loin des autres dieux, s'élève couronné de rocs énormes et soutenu par des colonnes d'argent qui montent vers le ciel. Quelquefois la fille de Thaumas, Iris aux pieds légers, vole, messagère docile, sur le vaste dos de la mer lorsqu'une rivalité ou une dispute règne parmi les dieux. Si l'un des habitants de l'Olympe s'est rendu coupable d'un mensonge, Iris, envoyée par Jupiter pour consacrer le grand serment des dieux, va chercher au loin dans une aiguière d'or cette onde fameuse qui descend, toujours froide, du sommet d'une roche élevée. La plupart des flots du Styx, jaillissant de leur source sacrée, coulent sous les profondeurs de la terre immense, dans l'ombre de la nuit et deviennent un bras de l'Océan. La dixième partie en est réservée au serment : les neuf autres, serpentant autour de la terre et du vaste dos de la plaine liquide, vont se jeter dans la mer en formant mille tourbillons argentés, tandis que l'eau qui tombe du rocher sert au châtiment des dieux. Si l'un des Immortels qui habitent le faîte du neigeux Olympe se parjure en répandant les libations, il languit pendant toute une année, privé du souffle de la vie, ne savoure plus ni l'ambroisie ni le nectar, et reste étendu sur sa couche sans respiration, sans parole, plongé dans un fatal engourdissement. Lorsque, après une grande année, sa maladie a terminé son cours, il est condamné à des tourments nouveaux : durant neuf années entières, il vit séparé des dieux immortels, sans jamais se mêler à leurs conseils ou à leurs banquets ; à la dixième année seulement il rentre dans l'assemblée de ces dieux habitants de l'Olympe. Ainsi les dieux consacrèrent au serment l'onde incorruptible du Styx, cette onde antique qui traverse des lieux hérissés de rochers.


Là sont tracées avec ordre les premières limites de la sombre terre, du ténébreux Tartare, de la stérile mer et du ciel étoilé, limites fatales, impures, abhorrées même par les dieux ! Là, on voit des portes de marbre et un seuil d'airain, inébranlable, appuyé sur des bases profondes et construit de lui-même. A l'entrée, loin de tous les dieux, demeurent les Titans, par delà le sombre chaos ; mais les illustres défenseurs de Jupiter, maître de la foudre, Cottus et Gygès habitent un palais aux sources de l'Océan. Quant au valeureux Briarée, le bruyant Neptune en a fait son gendre ; il lui a donné pour épouse sa fille Cymopolie. Lorsque Jupiter eut chassé du ciel les Titans, la vaste Terre, s'unissant au Tartare, grâce à Vénus à la parure d'or, engendra Typhoë, le dernier de ses enfants : les vigoureuses mains de ce dieu puissant travaillaient sans relâche et ses pieds étaient infatigables ; sur ses épaules se dressaient les cent têtes d'un horrible dragon, et chacune dardait une langue noire ; des yeux qui armaient ces monstrueuses têtes, jaillissait une flamme étincelante à travers leurs sourcils ; toutes, hideuses à voir, proféraient mille sons inexplicables et quelquefois si aigus que les dieux même pouvaient les entendre, tantôt la mugissante voix d'un taureau sauvage et indompté, tantôt le rugissement d'un lion au coeur farouche, souvent, ô prodige ! les aboiements d'un chien ou des clameurs perçantes dont retentissaient les hautes montagnes. Sans doute le jour de la naissance de Typhoë aurait été témoin d'un malheur inévitable ; il aurait usurpé l'empire sur les hommes et sur les dieux si leur père souverain n'eût tout à coup deviné ses projets. Jupiter lança avec force son rapide tonnerre qui fit retentir horriblement toute la terre, le ciel élevé, la mer, les flots de l'océan et les abîmes les plus profonds. Quand le roi des dieux se leva, le grand Olympe chancela sous ses pieds immortels (47) ; et la terre gémit. La sombre mer fut envahie à la fois par le tonnerre et par la foudre, par le feu que vomissait le monstre, par les tourbillons des vents enflammés et par les éclairs au loin resplendissants. Partout bouillonnaient la terre, le ciel et la mer ; sous le choc des célestes rivaux, les vastes flots se brisaient contre leurs rivages ; un irrésistible ébranlement secouait l'univers. Le dieu qui règne sur les morts des enfers, Pluton s'épouvanta (48), et les Titans, renfermés dans le Tartare autour de Saturne, frissonnèrent en écoutant ce bruit interminable et ce terrible combat. Enfin Jupiter, rassemblant toutes ses forces, s'arma de sa foudre, de ses éclairs et de son tonnerre étincelant, s'élança du haut de l'Olympe sur Typhoë, le frappa et réduisit en poudre les énormes têtes de ce monstre effrayant qui, vaincu par ses coups redoublés, tomba mutilé, et dans sa chute fit retentir la terre immense. La flamme s'échappait du corps de ce géant foudroyé dans les gorges d'un mont escarpé et couvert d'épaisses forêts. La vaste terre brûlait partout enveloppée d'une immense vapeur ; elle se consumait, comme l'étain échauffé par les soins des jeunes forgerons dans une fournaise à la large ouverture, ou comme le fer, le plus solide des métaux, dompté par le feu dévorant dans les profondeurs d'une montagne, lorsque Vulcain, sur la terre sacrée, le travaille de ses habiles mains : ainsi la terre fondait, embrasée par la flamme étincelante. Jupiter plongea avec douleur Typhoë dans le vaste Tartare.


De Typhoë (49) naquirent les humides Vents, excepté Notus, Borée et l'agile Zéphyre : Ces trois vents, issus d'une divine race, prêtent un grand secours aux humains ; les autres, entièrement inutiles, agitent la mer, se précipitent sur ses sombres vagues et causent des maux nombreux aux mortels en excitant de violents orages. Tantôt, souffllant de tous les côtés, ils dispersent les navires et font périr les matelots : alors il ne reste plus d'espoir de salut aux infortunés qui les rencontrent sur la mer ; tantôt, déchaînés sur l'immensité de la terre fleurie, ils détruisent les brillants travaux des hommes nés de son sein en les couvrant d'une poussière épaisse et d'une paille aride.


(50) Quand les bienheureux Immortels, après avoir courageusement combattu pour l'empire contre les Titans, eurent terminé cette guerre pénible ; ils engagèrent, d'après les conseils de la Terre, Jupiter Olympien à la large vue, à saisir le pouvoir et à commander aux dieux. Jupiter leur distribua les honneurs avec équité. Ce roi des Immortels choisit pour première épouse Métis (51), la plus sage de toutes les filles des dieux et des hommes. Mais lorsque Métis fut sur le point d'accoucher de Minerve déesse aux yeux bleus, Jupiter, l'abusant par de flatteuses paroles, la renferma dans ses propres flancs, selon les conseils de la Terre et d'Uranus couronné d'étoiles, qui voulaient empêcher qu'au lieu de Jupiter, un autre des dieux immortels s'emparât de l'autorité souveraine ; car, suivant l'arrêt du Destin, Métis devait lui donner des enfants fameux par leur sagesse : d'abord la vierge aux yeux bleus, Minerve Tritogénie, égale à son père en force et en prudence, puis un fils qui, rempli d'un superbe courage, deviendrait le roi des dieux et des mortels. Jupiter prévint un tel malheur en cachant Métis dans ses flancs, afin que cette déesse lui procurât la connaissance du bien et du mal.


Ensuite il épousa la brillante Thémis ; Thémis enfanta les Heures, Énomie, Dicé, la florissante Irène, qui veillent sur les ouvrages des humains, et les Parques, comblées par Jupiter des plus rares honneurs, Clotho, Lachésis et Atropos, qui dispensent aux hommes et les biens et les maux. La fille de l'Océan, Eurynome, douée d'une beauté ravissante, conçut de Jupiter trois Grâces aux belles joues, Aglaia, Euphrosyne et l'aimable Thalie. L'amour, qui amollit les âmes, semble émaner de leurs paupières, et leurs yeux ont des regards pleins de charmes.


Cérès, cette nourrice du monde, laissa Jupiter entrer dans sa couche et engendra Proserpine aux bras d'albâtre, Proserpine que Pluton ravit à sa mère et que le prudent Jupiter lui permit de posséder.


Jupiter aima encore Mnémosyne à la belle chevelure, qui enfanta les neuf Muses aux bandelettes d'or, les Muses sensibles aux plaisirs des festins et aux douceurs du chant.


Latone (52), unie d'amour avec le maître de l'égide, fit naître Apollon et Diane chasseresse, ces deux enfants les plus aimables de tous les habitants du ciel.


Enfin Jupiter eut pour dernière épouse l'éclatante Junon, qui mit au jour Hébé, Mars et Ilithye après avoir partagé la couche du roi des dieux et des hommes. Mais il fit sortir de sa propre tête Tritogénie aux yeux bleus, cette terrible Pallas, ardente à exciter le tumulte, habile à guider les armées, toujours infatigable, toujours digne de respect, toujours avide de clameurs, de guerres et de combats.


Junon, sans s'unir à son époux, mais luttant de pouvoir avec lui, après de laborieux efforts, enfanta l'illustre Vulcain, le plus industrieux de tous les habitants de l'Olympe.


D'Amphitrite et du bruyant Neptune naquit le grand et vigoureux Triton, dieu redoutable qui, dans les profondeurs de la mer, habite un palais d'or auprès de sa mère chérie et du roi son père.


Épouse du dieu Mars qui brise les boucliers, Cythérée engendra la Fuite et la Terreur, divinités funestes qui dispersent les épaisses phalanges des héros et parmi les horreurs de la guerre secondent la fureur de Mars, ce destructeur des villes ; elle enfanta aussi Harmonie (53), que le magnanime Cadmus choisit pour épouse.


La fille d'Atlas, Maïa (54), montant sur la couche sacrée de Jupiter, lui donna le glorieux Mercure, héraut des Immortels.
Sémélé, fille de Cadmus, fécondée par les embrassemens de Jupiter, quoique mortelle, engendra un dieu, le célébré Bacchus (55) qui répand au loin l'allégresse ; tous les deux maintenant jouissent des célestes honneurs.


Alcmène, unie d'amour avec Jupiter qui rassemble les nuages, donna l'existence au puissant Hercule.


Le boiteux Vulcain, ce dieu illustre, eut pour brillante épouse Aglaia (56), la plus jeune des Grâces.


Bacchus aux cheveux d'or épousa la fille de Minos, la blonde Ariane, que le fils de Saturne affranchit de la vieillesse et de la mort.


L'intrépide enfant d'Alcmène aux pieds charmants, le puissant Hercule, délivré de ses pénibles travaux, choisit pour chaste épouse dans l'Olympe neigeux Hébé, cette fille du grand Jupiter et de Junon aux brodequins d'or.  Heureux enfin, après avoir accompli d'éclatants exploits, il est admis au rang des dieux, et tous ses jours s'écoulent exempts de malheurs et de vieillesse.


La glorieuse fille de l'Océan, Perseïs donna au Soleil infatigable Circé et le monarque Éétés.


Eétés, fils du Soleil qui éclaire les mortels, épousa, d'après le conseil des dieux, Idye aux belles joues, cette fille du superbe fleuve Océan, Idye, qui, domptée par ses amoureuses caresses, grâce à Vénus à la parure d'or, enfanta Médée aux pieds charmants.


Recevez maintenant mes adieux, habitants des demeures de l'Olympe, dieux des îles, de la terre et de la mer aux flots salés. Et vous, Muses harmonieuses, vierges de l'Olympe, filles de Jupiter maître de l'égide, chantez (57) ces déesses qui, reposant dans les bras des mortels, donnèrent le jour à des enfants semblables aux dieux.


Cérès (58), divinité puissante, goûta les charmes de l'amour avec le héros Iasius au sein d'un champ labouré trois fois, dans la fertile Crète ; là elle engendra le bienfaisant Plutus qui, parcourant l'immensité de la terre et le vaste dos de la mer, prodigue au mortel que le hasard amène sous sa main, l'abondance, la richesse et la prospérité.


Harmonie, la fille de Vénus à la parure d'or, conçut de Cadmus Ino, Sémélé, Agavé aux belles joues, Autonoë qu'épousa Aristée à l'épaisse chevelure ; elle enfanta aussi Polydore dans Thèbes couronnée de beaux remparts.


Callirhoë, fille de l'Océan, goûtant avec le magnanime Chrysaor les plaisirs de Vénus à la parure d'or, engendra le plus robuste de tous les mortels, Géryon qu'immola le puissant Hercule pour ravir ses boeufs aux pieds flexibles dans Érythie entourée de flots.
L'Aurore donna à Tithon Memnon au casque d'airain, roi de l'Éthiopie et le monarque Hémathion. Elle conçut de Céphale un illustre enfant, l'intrépide Phaéton, homme semblable aux dieux. Phaéton, encore paré des tendres fleurs de la brillante jeunesse, ne pensait qu'aux jeux de son âge, lorsque Vénus, amante des plaisirs, l'enleva, l'établit nocturne gardien de ses temples sacrés et lui accorda les honneurs divins.


Docile aux conseils des dieux immortels, le fils d'Éson (59) enleva la fille d'Eétés, de ce monarque nourrisson de Jupiter, lorsqu'il eut accompli les nombreux et pénibles travaux que lui avait imposés le grand roi Pélias, ce roi orgueilleux, insolent, impie et criminel. Vainqueur enfin, après de longues souffrances, il revint dans Iolchos, amenant sur son léger navire cette vierge aux yeux noirs, dont il fit sa charmante épouse. Bientôt, amoureusement domptée par Jason, ce pasteur des peuples, elle mit au jour Médus que Chiron, ce rejeton de Phillyre, éleva sur les montagnes. Ainsi s'accomplissait la volonté du grand Jupiter.


La fille de Nérée, ce vieillard marin, Psamathe, déesse puissante, enfanta Phocus après s'être unie d'amour avec Éacus, grâce à Vénus à la parure d'or.


Fécondée par Pélée, la divine Thétis aux pieds d'argent fit naître un guerrier formidable, Achille au coeur de lion.


Cythérée à la belle couronne donna l'existence à Énée lorsqu'elle eut goûté les plaisirs de l'amour avec le héros Anchise sur le faîte ombragé de l'Ida aux nombreux sommets.


Circé, fille du Soleil, né d'Hypérion, unie au patient Ulysse, engendra Agrius et l'irréprochable, le vigoureux Latinus ; elle enfanta encore Télégonus, grâce à Vénus à la parure d'or ; et ces héros, dans la retraite lointaine des îles sacrées, régnèrent sur tous les illustres Tyrrhéniens.


Calypso, déité puissante, unie d'amour avec Ulysse, eut pour fils Nausithoüs et Nausinoüs.


Telles sont les déesses qui, dormant dans les bras des mortels, donnèrent le jour à des enfants semblables aux dieux. Maintenant chantez la race des femmes illustres (60), ô Muses harmonieuses, vierges de l'Olympe, filles de Jupiter maître de l'égide !

FIN DE LA THÉOGONIE

(1) Guiet a regardé comme supposés les cent quinze premiers vers de la Théogonie. Heyne pense que le début n'est qu'un assemblage de plusieurs exordes distincts composés par divers chantres. Il remarque une poésie différente depuis le cinquième vers jusqu'au onzième, du onzième au vingt-quatrième, et de celui-ci au trente-cinquième. Un autre rhapsode, suivant lui, a intercalé l'exorde, placé entre ce dernier vers et le cinquantième. Wolf croit reconnaître dans le commencement du poème la manière des anciens rhapsodes, qui, avant de chanter les poésies des autres, avaient coutume de réciter quelques fragments de leurs propres vers. Ces sortes de préfaces poétiques renfermaient ordinairement les louanges des dieux, des déesses et des Muses, célébrées dans le style de l'épopée ; comme elles étaient souvent répétées et mises par d'autres chantres à la tête des poèmes antiques, on ne doit pas s'étonner qu'elles y soient demeurées tellement attachées qu'on les a confondues avec les poèmes eux-mêmes et conservées sous le nom d'un seul auteur. Wolf signale dans ce début, qu'il compare à un hymne, beaucoup de pensées incomplètes ou incohérentes et plusieurs hémistiches empruntés d'Homère.
Toutes ces remarques sont justes : on ne trouve pas d'unité de conception dans l’exorde de la Théogonie ; mais il nous est impossible de spécifier ce qui appartient à Hésiode ou aux rhapsodes ; nous nous bornerons à observer que tout ce morceau est fortement empreint du caractère de la poésie ancienne, qui, toujours liée à la religion, commençait par invoquer les dieux pour mettre en quelque sorte ses inspirations sous leur protection et leur sauvegarde. Toutefois la poésie d'Hésiode ne remonte pas si haut que celle d'Homère : Homère ne parle ni du nombre et du nom des Muses, ni de leur séjour sur l'Hélicon, ni du Permesse, ni de l'Hippocrène.
Le nom de Muses vient, suivant Jean Diaconus, de deux mots : omou ousai (étant ensemble), et suivant Leclerc du mot phénicien motsa (inventrice), que les anciennes colonies de la Phénicie apportèrent en Grèce. D'après le système de Leclerc, qui donne à tout un sens historique, un choeur de neuf vierges, d'abord célèbre par ses talens en Béotie et en Thessalie, fut institué par Jupiter, roi de cette dernière contrée. Les âges suivants feignirent qu'elles avaient inventé la poésie, la musique et l'éloquence ; ils les divinisèrent et leur donnèrent pour mère Mnémosyne, parce que c'est la mémoire qui fournit les sujets de poèmes et de discours. Diaconus, dans ses allégories sur la Théogonie, voit en elles une image des âmes, qui, débarrassées des liens du corps, s'épurent en montant plus haut, et, devenant plus légères, connaissent la nature des choses, soulèvent le voile de toutes les vérités, comprennent l'harmonie des astres et pénètrent les mystères de la création. Les Muses sont la personnification des sciences humaines. retour

(2) Jupiter était honoré sur l'Hélicon. Les anciens élevaient des temples et des autels sur les montagnes. C'est sur les hauts lieux que les Persans et les Hébreux sacrifiaient. Le Mérou de l'Inde rappelle l'Olympe de la Grèce. retour

(3) Leclerc pense qu'Hésiode a fait chanter et danser les Muses pendant la nuit afin de ne pas laisser découvrir l'artifice de sa poésie et parce qu'on pouvait lui objecter que les Muses n'avaient jamais été vues de personne. Cette interprétation nous semble trop subtile. Leclerc est tombé dans le défaut de ces critiques qui veulent donner de l'esprit à leurs auteurs et qui jugent les siècles anciens d'après les idées modernes. L'épithète de ennuchiai s'accorde avec l'image de ce voile ténébreux dont le poète environne les Muses. Les divinités antiques aimaient à s'entourer d'obscurité lorsqu'elles descendaient sur la terre. Dans Homère, les dieux marchent presque toujours enveloppés d'un nuage pour échapper aux regards des mortels. Dans Virgile, Vénus environne d'un manteau de nuage (nebulae amictu).,Énée et les héros troyens (Aen. lib. i, v. 411 ). Les dieux alors n'avaient pas la faculté de se rendre invisibles par l'effet de leur seule volonté, ils ne le pouvaient qu'en employant un moyen matériel.
La poétique image de ces Muses qui, dans l'ombre du mystère, forment des choeurs de danse et font résonner l'Hélicon de leurs chants harmonieux a peut-être inspiré au génie d'Horace l’idée de représenter Vénus présidant la nuit aux jeux des Nymphes et des Grâces (Od., lib. 1, c. 4 ).
Apollonius de Rhodes a imité Hésiode en parlant des Nymphes qui célèbrent Diane dans leurs chants nocturnes. (Lib. 1, v. 1225.)  retour

(4) Junon était appelée Argéiê parce que, suivant Strabon, on la croyait née à Argos. Quand Hésiode la montre appuyée sur des brodequins d'or, il n'a pas eu l'intention de nous donner une idée de la noblesse de sa démarche, ni encore moins de désigner l’air éclairé par le soleil, comme le prétend Barlaeus ; il a rappelé par là, involontairement sans doute, cette époque de première civilisation où la sculpture métallique fabriquait les statues des divinités.
Junon était appelée Chrusopedilos probablement parce que ses antiques statues la représentaient avec des brodequins d'or, de même que Minerve était appelée Glaucopis parce que le métal qui figurait ses yeux avait une teinte bleuâtre. L'épithète de Chruséê appliquée à Vénus, épithète que l'on a tort, selon nous, de traduire par blonde, comme si l'éclat de l'or voulait désigner la couleur de ses cheveux, indique également que les statues de cette déesse étaient d'or ou la représentaient couverte d'une parure de ce métal. Neptune aux noirs cheveux (Cuanochtaités), Thétis aux pieds d'argent (Arguropèza), Hébé à la couronne d'or (Chrusostephanos), attestent encore que la sculpture primitive employait l'assemblage des métaux pour figurer les images des dieux. Les épithètes, chez les anciens Grecs, ne peignaient en général que les objets matériels ; même en retraçant un souvenir mythologique, c'était encore d'une source physique qu'elles provenaient. Ainsi on appelait Junon Boopis sans doute parce qu'elle avait été d'abord adorée sous l'image d'une vache. L'origine de ce culte remontait jusqu'aux Hindous, chez qui le boeuf représentait Civa comme père et générateur, et la vache était consacrée à Bhavani et à Lakchmi. On doit donc traduire exactement toutes les épithètes et ne pas les détourner de leur signification primitive, soit en leur donnant un sens moral, soit en les remplaçant par une image équivalente : leur reproduction fidèle peut servir beaucoup à l'intelligence du polythéisme grec. Nous devons remarquer qu'elles sont semblables chez Hésiode et chez Homère, tant elles se trouvaient intimement liées au fond même de la religion !
Barlaeus signale des traits de ressemblance entre l'Apollon grec, à qui on attribue l'invention de la musique, et Jubal, que Moïse (Genèse, 4) appelle le père de ceux qui chantent sur la lyre. Platon, dans le Cratyle, lui attribue quatre talents : la musique, la divination, la médecine et l'art de lancer des flèches. Cicéron (De natura deorum, lib. 3) compte quatre Apollons, dont le plus ancien est, selon lui, l'Apollon né de Vulcain et gardien d'Athènes. Le plus célèbre de tous est le fils de Jupiter et de Latone. C'est à tort que beaucoup de mythologues l'ont confondu avec le soleil (hélios), comme ils ont pris Diane pour la lune (Séléné) ; l'épithète de brillant (Phoibos), qui est devenu ensuite un second nom propre d'Apollon, a pu faire naître cette erreur. M. Kreuzer pense que les rayons mâle et femelle de la lumière étaient personnifiés, l'un dans Apollon, l'autre dans Artémis, et que cette lumière avait pour symbole, aux yeux des prêtres lyciens, les flèches qu'on représente comme l'attribut de ces deux divinités, attendu qu'Olen apporta leur culte de la Lycie, pays d'archers et de chasseurs. Quelque ingénieuse que soit une telle conjecture, le soleil et la lune, du temps d'Homère et d'Hésiode, étaient entièrement distincts d'Apollon et de Diane, dont l'image ne présente aucune trace d'une corrélation apparente ou secrète avec ces deux astres.  retour

(5) Thémis représente la Justice ou la Vengeance céleste, qui récompense les bons ou punit les méchans; l'épithète de Aidoia convient à la dignité de son emploi. Aulu-Gelle la décrit ainsi (lib. 14): "Imaginem Justitiae fieri solitam formâ atque filo virginali, adspectu vehementi et formidabili, luminibus oculorum acribus, neque humilem, neque atrocem, sed reverendae cujusdam tristitiae dignitate." Pline dit (H-N. Lib. 4. c. 3) qu'elle eut près du Céphise en Béotie un temple où elle rendait ses oracles, et que Deucalion et Pyrrha après le déluge vinrent la consulter sur la manière de repeupler le monde. Cicéron compte quatre divinités de ce nom. (De natura deorum, lib.8)  retour

(6) Les anciens, témoins des bienfaits de la lumière et des mouvements éternels des astres, représentèrent l'aurore, le soleil et la lune sous l’image des trois divinités qui présidaient au jour et à la nuit. L'astrolâtrie, comme on le sait, remonte presque jusqu'au berceau du monde ; les Grecs, à cause de leurs relations avec l'Orient, durent s'y livrer dans l'origine; mais son règne s'affaiblit d'âge en âge au point de disparaître entièrement du temps d'Hésiode. Celte personnification des astres subsista seulement comme un témoignage, comme un débris des croyances primitives.
Nous remarquerons qu'Hésiode dit Hélion mégan, de même que Moïse (Genèse, 10) appelle le soleil luminare majorretour

(7) Hésiode, au sujet de Latone, de Japet, de Saturne, de la Terre, de l'Océan et de la Nuit, confond les divinités, qui de son temps n'étaient plus l'objet d'aucun culte avec celles qu'on adorait encore. Saturne, symbole du Temps, qui a commencé avec la marche des astres et avec la sphère céleste ; Japet, dont le nom, semblable à celui de Japhet, fils de Noé et père des Européens, rappelle peut-être le souvenir de l'établissement des peuples dans une des parties du monde ; la Nuit, qui avant la naissance des dieux occupait l'espace vide et ténébreux appelé le Chaos ; l'Océan, représenté comme un des principes de la création, à laquelle l'humidité est nécessaire ; la Terre, qui dans l'acte de la génération est l'élément femelle comme le ciel est l'élément mâle ; toutes ces divinités, liées soit à des idées cosmogoniques, soit à un ancien système religieux, se trouvent invoquées pêle-mêle avec les dieux qui, comme Jupiter, Neptune et Apollon, sont en possession de tous les honneurs divins et ont survécu à la ruine du culte primitif. Cette confusion mythologique peut servir à confirmer nos doutes sur l'authenticité du début de la Théogonie. Avouons toutefois que le poème entier n'offre guère qu'une oeuvre à double face, où des idées contradictoires viennent trop souvent s'entre-choquer et s'entasser sans ordre.  retour

(8) Les poètes anciens ou les héros de leurs poèmes n'étaient guère dans l'usage de prononcer leur propre nom lorsqu'ils parlaient d'eux-mêmes. Achille dit cependant (Iliade, ch. i, v. 240) : " Les enfans des Grecs regretteront Achille."
Mais Homère ne parle jamais de lui et ne se nomme nulle part. Si Hésiode prononce ici son nom, nous ne croyons pas, comme Wolf, que cette tournure respire une certaine simplicité antique ; nous pensons qu'elle indique plutôt une époque où, la poésie étant devenue moins générale et par conséquent moins naïve, les chantres, éprouvant le besoin de l’individualisme, aimaient à fixer sur eux l'attention et suivaient les conseils de leur vanité au lieu de ne songer qu'aux intérêts et aux plaisirs du grand nombre.
Hésiode se représente gardant des troupeaux, non comme un pasteur mercenaire, mais conformément à l'usage d'un siècle où les emplois champêtres étaient le partage des héros et même des rois : peut-être a-t-il voulu montrer comment les Muses peuvent de la condition la plus simple élever un homme jusqu'au rang de poète. Lucien et Perse semblent s'être moqués de cette apparition des Muses à Hésiode ; Ovide y fait allusion deux fois d'abord dans les Fastes, 6, v. 13 :
Ecce deas vidi, non quas praeceptor grandi
Viderat, ascraeas cùm sequeretur oves.

Ensuite dans le poème de l'Art d'aimer,1i, vers 27
Nec mihi sont visae Clio Cliusque sonores,
Pascenti pecudes vallibus, Ascra, tuis.
  retour

(9) L'habitude qu'avaient les poètes de commencer et de finir leurs chants en invoquant les dieux remonte à la plus haute antiquité, puisque la religion était le centre d'où partait et où revenait sans cesse la poésie. Les expressions employées ici par Hésiode se retrouvent dans ses vers sur Linus, dans le fragment d'un hymne homérique à Apollon, dans le début des Pensées de Théognis et dans beaucoup d'autres poésies consacrées à l'éloge des dieux. Une telle formule de louange s'appliquait même aux monarques ; ainsi dans l'Iliade (ch. 9, v. 97), Nestor dit à Agamemnon : "C'est par loi que je commencerai, c'est par toi que je finirai ce discours."
Les poètes latins ont emprunté des Grecs cette pensée qui marque toujours la déférence et le respect. Horace  (Épitre  I, lib. i, v. 1) s'adresse ainsi à Mécène : prima dicte mihi summa dicende Camoena.
Virgile a dit également (Églogue 8, v. 11) : A te principium tibi desinet.  retour

(10) Cette expression proverbiale : "Pourquoi m'arrêter ainsi autour du chêne ou du rocher ?" voulait probablement dire : "Pourquoi parler de choses étrangères à ce qui m'occupe ? " Le Clerc pense qu'elle était venue de ce que les poètes qui avaient commencé la description d'une montagne ou d'une forêt se jetaient quelquefois dans de longues digressions qui les éloignaient de leur but. La conjecture de Le Clerc nous semblerait plus fondée s'il eût dit que c'était le chêne ou le rocher qui servait de digression au lieu d'être le sujet du récit principal. Ce proverbe se trouve originairement dans l'Iliade et dans l’Odyssée. Hésiode a préféré le sens qu'il a dans ce premier poème à celui qu'il présente dans le second.
Dans l'Iliade (ch. 22, v, 126), Homère fart dire à Hector prêt à combattre Achille : "ce n'est plus le temps de s'entretenir ici sur le chêne ou sur le rocher, comme les vierges et les jeunes hommes qui discourent ensemble." Heyne et Wolf prétendent que celle tournure indique la sécurité avec laquelle on s'entretient, comme lorsque deux personnes assises dans un lieu élevé, sur un arbre ou sur une roche, se plaisent à causer tranquillement. L'expression d'Hésiode péri drun ou péri pétrés est à peu près conforme à celle d'Homère apo druos, apo pétrés, que les traducteurs ont eu tort, selon nous, d'expliquer comme si le poète disait : "Ce n'est plus le temps de parler du chêne ou du rocher." Nous croyons qu'Homère laisse à entendre que ce n'est plus le temps de s'asseoir sur le haut d'un rocher ou à l'ombre d'un chêne pour discourir longuement, comme font les bergers oisifs. C'est dans le même sens qu'Hésiode emploie ce proverbe qui rappelle la grande simplicité des moeurs antiques et l'époque où les hommes vivaient encore plutôt dispersés dans les forêts que réunis dans les cités.
Dans l'Odyssée (ch. 19, v. 463), Pénélope dit à Ulysse, qu'elle ne reconnaît pas : "Dis-moi quelle est ta puissance ; car tu n'es pas né de l'ancien chêne ou du rocher." Les scholiastes prétendent que cette croyance populaire est due à la tradition fabuleuse d'après laquelle, les femmes déposant leurs enfants dans le creux des arbres, ceux qui trouvaient ces enfants les disaient nés du chêne ou du rocher, ou qu'elle s'est répandue parce que les premiers hommes, encore nomades, s'accouplaient avec les femmes dans les lieux arides et dans les forêts sauvages. D'autres commentateurs y voient une allusion à la métamorphose des pierres en hommes par Deucalion, métamorphose qui fournissait aux enfants des sujets d'entretiens futiles. Quoi qu'il en soit, elle retrace ici d'anciens et obscurs souvenirs ; elle rappelle confusément ce mystère des origines qui se perd dans la nuit des âges. Un pareil sens ne peut s'appliquer ni à l'autre passage de l'Iliade ni au vers de la Théogonie. Voici comment ce vers est paraphrasé par Wolf : "Sed quid in his quae ad eam rem quam tracto minus faciunt, tam diu velut otiosus moror?" Une telle explication est conforme à celle du scholiaste. Wolf trouve que cette réflexion d'Hésiode a quelque chose de brusque et de forcé. En effet elle ne se rattache ni à ce qui la précède ni à ce qui la suit.  Peut-être a-t-elle été ajoutée par un de ces rhapsodes dont souvent la mémoire, confondant les anciens poèmes, intercalait dans l'un les vers qui appartenaient à un autre.  retour

(11) Ce vers ressemble au trente-deuxième et par conséquent est tiré de l'Iliade. Nous retrouvons dans Hésiode beaucoup de vers qui existent déjà dans Homère ; on a voulu en conclure que l’auteur de la Théogonie était postérieur au chantre de la guerre de Troie. Mais qui peut décider quel est celui de ces deux poètes qui a copié ou imité l'autre ? La véritable preuve de la postériorité d'Hésiode, ce ne sont pas quelques formes de langage qui étaient entrées pour ainsi dire dans le domaine public, c'est le sujet particulier de ses chants, c'est le fond même de la poésie.  retour

(12) Cette image de la parole, comparée à un flot qui coule, a son origine dans l'Iliade (ch. I, v. 249). Homère dit que les paroles coulaient plus douces que le miel de la bouche de Nestor.  retour

(13) La poésie grecque, malgré sa simplicité ordinaire, prêtait aux choses inanimées le sentiment de la douleur ou de la joie, mais elle n'avait recours que rarement à cette espèce de personnification poétique. L'idée de faire sourire le palais de Jupiter quand les Muses chantent a été probablement inspirée à Hésiode par ce passage de l'Iliade (ch. 19, v. 362) "L'éclat de ces armes monte jusqu'au ciel, et la terre tout entière sourit aux éclairs de l'airain."
L'image employée par Hésiode semble aussi belle, quoique moins hardie, que les expressions d'Homère ; le merveilleux et l'extraordinaire s'appliquaient naturellement au chant des Muses et au séjour des dieux. Dans Homère, il s'agit de l'appareil des batailles, de l'éclat menaçant des lances et des boucliers, tandis qu'Hésiode nous représente les Muses charmant l'Olympe de leurs accords pacifiques et harmonieux : l'image du sourire qui fait naître l'idée du calme et de l'allégresse parut donc ici plus convenablement placée.
Ces deux passages de l’Iliade et de la Théogonie ont eu de nombreux imitateurs.  retour

(14) L'épithète de neigeux, appliquée à l'Olympe, est d'origine homérique et indique que la demeure des dieux n'était autre chose qu'une montagne de Thessalie couverte de neige à cause de son élévation. L'humanité avait servi de type à l'image de la divinité : les dieux se livraient à tous les plaisirs et à toutes les passions des hommes; ils aimaient comme eux les festins et la musique. Ce qui établissait leur supériorité, c'était leur force physique, c'était le lieu où ils demeuraient ; si dans l'origine ils avaient habité la terre, leur séjour ne s'était reculé que sur une montagne, et l'anthropomorphisme avait construit et peuplé leur Olympe. retour

(15) Les Muses chantent d'abord la Terre et Uranus et tous les dieux enfantés par ces deux divinités, les dieux appelés Uranides ou Titans, les dieux du premier ordre ; puis Jupiter et ses descendants, qui appartiennent à la seconde race; enfin les héros, c'est à-dire les fondateurs de villes, les bienfaiteurs de l'humanité, les inventeurs des arts, les guerriers fameux qui ont joui des honneurs divins après leur mort. Il n'est bas étonnant que les Muses célèbrent les héros, puisque les dieux étant venus dans les premiers siècles se mêler familièrement avec les hommes, il y avait eu entre eux communauté d'actions et de sentiments. Ces trois classes de dieux étaient les seules que reconnussent les contemporains d'Hésiode, dont la pensée ne remontait pas plus haut que jusqu'à la Terre et à Uranus.  
D'après les physiciens et les allégoristes, la Terre, mère et nourrice de tous les corps, n'a pu rien enfanter sans être fécondée par les rayons de la chaleur : de là le mythe qui l'a supposée l'épouse du Ciel. Les anciens les considérèrent tous deux comme les principes mâle et femelle qui avaient produit toute chose. Dans la Genèse, le ciel et la terre naissent dès le premier jour ; il en est de même dans la Théogonie ; seulement Hésiode fait jouer à la matière informe et aveugle, au chaos qui existe avant tout, le rôle d'être créateur que Moïse attribue à Dieu. La notion de ce Dieu suprême, auteur de l'univers, était inconnue aux anciens Grecs ou se confondait dans leur esprit avec l'idée de Jupiter, qu'Hésiode cependant range parmi les dieux du second âge, mais qui alors était l'objet du culte dominant et regardé comme le centre de la sphère mythologique.  retour

(16) Les Muses devaient plaire à l'assemblée céleste en chantant les Géants que Jupiter avait vaincus. D'après Hésiode, ces Géants naquirent de la Terre et du sang d'Uranus, privé par Saturne de ses parties génitales. Apollodore (lib. i, c. 6, § i) prétend qu'ils étaient d'une force et d'une taille extraordinaires ; qu'ils avaient de longues barbes et de longs cheveux, des jambes couvertes d'écailles de serpent, et qu'ils lancèrent contre le ciel des rochers et des chênes enflammés. Josèphe, dans ses Antiquités judaïques, raconte qu'ils provinrent de l'accouplement des démons avec les femmes. Macrobe (Saturnales, liv. 10, c. 20) croit que c'était une race d'hommes impies qui avaient voulu chasser les dieux du ciel. Les uns les disaient fils de Titan et de la Terre, les autres nés du sang des Titans tués par Jupiter. Peut-être les nombreux poèmes anciennement composés sous le titre de Gigantomachies n'étaient-ils inconnus ni d'Ovide ni de Claudien. Dans cette fable il y a beaucoup de traits qui se rapportent à la Thessalie, bouleversée, comme l'indique encore aujourd'hui l'aspect du sol, par d'anciens trernblements de terre et par de grands incendies. La cause physique, comme il est arrivé souvent, a pu se transformer en un mythe, et le théâtre de ce mythe a été transporté dans d'autres contrées où de semblables catastrophes avaient eu lieu, comme dans les champs Phlégréens, près de Cumes, en Italie. D'après Pausanias (lib. 8, c. 29), la gigantomachie avait eu lieu en Arcadie, sur les bords de l'Alphée, et à Tartesse, en Espagne, suivant le scholiaste d'Homère (Iliad, c. 8, v. 479). Les poètes feignirent que les Géants furent plongés dans le Tartare ou que, foudroyés par Jupiter, ils furent ensevelis sous l'Etna ou sous les îles de Mucone et de Lipare. On les a confondus souvent avec les Titans, et leur combat offre des traits de similitude avec la défaite de Typhon. Les orientalistes leur ont trouvé des rapports avec les hommes audacieux qui bâtirent la tour de Babel (Genèse, 6) et avec Josué faisant la guerre aux Cananéens (Nombres, 13). La fable de leur combat n'a été inventée qu'après Homère et Hésiode, qui n'en parlent point. Les Géants dont il est question dans l'Odyssée (c. 7, v. 59 et 205), voisins des Phéaciens et sujets d'Eurymédon, père de Péribée, sont représentés comme un peuple sauvage et impie ; mais le poète ne dit pas de quelle manière ils périrent avec leur roi. Apollodore, dans ce qu'il raconte de la défaite des Géants, a probablement suivi la tradition de Phérécide, d'Acusilaüs et de quelques anciens poètes. Quant à leurs noms, ils en ont en plusieurs. Apollodore (liv. I, c. 6, §. 1 et 2) cite Porphyrion, Alcyonée, Éphialte, Euryle, Clytius, Encelade, Pallas, Polybotès, Hippolyte, Gration, Thoon et Agrius. Mimas a été célébré par Euripide (Ion. 215) et par Horace (O. 3. 4, v. 53), qui parle aussi de Rhétus. C'est Alcyonée qui a fait naître la fable de la lutte d'Antée avec Hercule. Pindare (Néméennes I, V. 100) parle de la victoire remportée par ce dieu sur les Géants.
Les physiciens ont vu dans la Gigantomachie la lutte des vents, qui, renfermés dans le sein de la terre et ne trouvant pas d'issue, brisaient les plus hautes montagnes et en lançaient les débris contre le ciel. Des mythologues ont supposé que le bruit souterrain des volcans n'était que le gémissement des Géants écrasés sous leur poids. Nous pensons que dans ce mythe comme dans beaucoup d'autres, les inventions de la fable reposent sur un fonds de vérité historique. Presque toutes les traditions primitives parlent d'une race d'hommes supérieure en stature et en force : Homère représente souvent les anciens héros comme plus vigoureux que ceux de son temps, et s'il donne à quelques-uns de ses dieux une taille surnaturelle, cette fiction atteste peut-être sa croyance à des êtres humains doués de dimensions gigantesques, puisque c'était l'homme qui, dans le polythéisme grec, avait servi de type à la divinité. Hésiode, en nous parlant de l'existence des Géants, confirme donc cette opinion des savants qui prétendent que l'univers a été peuplé dans l'origine d'une race plus grande et plus vigoureuse.  retour

(17) Hésiode, au milieu du polythéisme, semble quelquefois reconnaître l'unité de la puissance divine en montrant Jupiter comme le maître des dieux, le dispensateur de tous les emplois, le souverain du ciel et de la terre ; le foudre est l'emblème et l'instrument de son pouvoir. Sa victoire sur son père Saturne est une preuve de sa force ; elle atteste un nouvel ordre de choses et la substitution d'une monarchie à une autre. Jupiter ayant été d'abord un roi de Thessalie, les Grecs mêlaient en lui la notion de l'homme avec celle du dieu, ils confondaient le mont Olympe avec le ciel.  retour

(18) Suivant les pythagoriciens, les Muses étaient les âmes des sphères célestes, qui en s'éloignant du centre du monde rendaient des sons différent et marchaient les unes plus lentes, les autres plus rapides, mais par leur mouvement universel produisaient cette harmonie divine que Pythagore disait avoir entendue souvent.
Calliope était la plus importante des neuf Muses, parce qu'elle présidait à l'épopée : l'épopée, consacrée aux héros, aux rois et aux dieux, devait obtenir la préférence sur tous les autres poèmes dans un siècle où la religion et l'histoire étaient les deux sources fécondes de la poésie populaire.  retour

(19) Le Chaos enfante l'Érèbe et la Nuit : l'Érèbe représente la masse lourde et confuse de ces ténèbres qui s'étendaient partout avant la naissance du monde, comme nous le dit Moïse. Les poètes l'ont pris pour l'enfer. La Nuit, qu'Orphée appelle la mère des dieux et des hommes, la Nuit, l'épouse naturelle de l'Érèbe, est née du Chaos, parce qu'avant la création du soleil et des astres, l'air était ténébreux.  retour

(20) De l'Érèbe et de la Nuit naquirent l'Éther et le Jour : l'Éther est la partie supérieure de l'air ; il forme cette région de feu dont parle Anaxagore. Sa chaleur remplit, féconde et nourrit tout. On a dû l'adorer comme un esprit divin qui anime le vaste corps de l'univers : "Mens agitat molem." Le Jour est regardé comme le fils de la Nuit, parce qu'il ne peut briller qu'après le départ de la nuit qu'il remplace.  retour

(21) De l'hymen de la Terre et d'Uranus naquirent d'autres enfans
Céus, un des Titans, dont parle Virgile ;
Créus, qui fut peut-être un roi puissant, comme l'indique son nom, dérivé de créin (commander) ;
Hypérion, père du Soleil et qui, suivant Diodore de Sicile, connut et enseigna aux hommes la marche de tous les astres ;
Japet, père de Prométhée et considéré comme l'auteur du genre humain ;
Théia, mère du Soleil, parce que les bienfaits que cet astre répand semblent venir d'une nature divine : théia ;
Rhéa, mère et nourrice de tous les hommes et dont le nom vient de rhéin (couler), parce que, selon Chrysippe, les eaux coulent de son sein, ou parce que, suivant Platon, elle représente le temps, qui coule et ne reste pas;
Thémis, qui enseigne ce qui est permis ou défendu et instruit les hommes à la sagesse et à l'équité ;
Mnémosyne, mère des Muses et déesse de la Mémoire, à l'aide de laquelle on peut acquérir et conserver tous les trésors des sciences ;
Phébé, qui, d'après les physiologues, exprime par son éclat la pureté de l'air et porte une couronne d'or comme symbole de cet éclat ;
Téthys, épouse de l'Océan, mère des Néréides et différente de cette Thétis qui épousa Pélée et enfanta Achille ;
Enfin Saturne, vieillard impénétrable, vivant emblème du temps, qui produit et dévore tous les êtres.
Ces différents noms, comme on le voit, rappellent des traditions historiques ou des allégories physiques ou morales. Voici ce que dit à ce sujet le savant M. Guigniaut (Religions de l'antiquité, ouvrage traduit de Frédéric Creuzer, tome 2, 1ère partie, p. 802)
"Les uns sont les personnifications des éléments confusément entassés dans le chaos et qui peu à peu s'en dégagent, se limitent réciproquement et entrent en accord ; les autres représentent symboliquement les relations du soleil, de la lune et des étoiles, dont l'observation donne la mesure du temps ; d'autres sont les lois religieuses, les moeurs et les institutions personnifiées ; quant à Cronos ou Saturne, c'est le dieu caché, retiré en lui-même, l'abîme ténébreux et incommensurable du temps."  retour

(22) Les mythologues comptent trois races de Cyclopes : d'abord ceux qui, nés de la Terre et d'Uranus, passaient pour les plus anciens, puis ceux qui bâtirent les murs de Mycènes et de Tyrinthe et parcoururent diverses contrées où ils laissèrent tant de vieux monuments ; enfin les compagnons de Polyphème, que l'auteur de l'Odyssée et les poètes de l'âge suivant ont placés en Sicile. Malgré cette distinction de races, l'Antiquité dut les confondre en une seule et attribuer aux uns ce qui n'appartenait qu'aux autres. Les poètes dans leurs récits consultèrent moins la véritable date de l'origine des Cyclopes que les diverses traditions de leur propre siècle qui s'étaient modifiées avec le temps. Ainsi quoique les Cyclopes de l'Odyssée soient nés après ceux de la Théogonie, leurs moeurs annoncent une époque plus antique ; ils sont représentés comme des hommes encore sauvages, inhospitaliers, étrangers à l'agriculture et à la navigation, tandis que les autres ont en partage l'industrie et les arts. Celte différence vient de ce que le chantre de la Théogonie, étant postérieur à celui de l'Odyssée, s'est conformé aux changements que, grâce aux progrès de la civilisation, la tradition avait subis dans l'intervalle des deux poèmes.
La fable relative à l'oeil des Cyclopes est peut-être née de leur nom même, quoique, selon la remarque de Heyne, ce nom, dans le principe, puisse avoir signifié des yeux ronds, énormes et menaçants. Le scholiaste nous apprend que Hellanicus disait qu'ils étaient ainsi nommés de Cyclops, fils d'Uranus. Les physiciens ont vu dans leur oeil unique tantôt le mouvement des astres autour de la terre ou les tourbillons circulaires des vapeurs et du feu, tantôt les éclairs qui jaillissent des sombres nuages ou la bouche enflammée des volcans. On peut raisonnablement supposer que les Cyclopes offrent la personnification de quelque phénomène physique; leurs dénominations de Brontès, Stéropès, Argès indiquent des rapports avec les explosions électriques de l'atmosphèren : Brontès signifie le tonnerre; Stéropés, l'éclair; Argès, la blancheur ou l'activité de la flamme. L'emploi que leur attribue Hésiode confirme une pareille opinion ; il les représente comme des forgerons habiles qui ont fabriqué la foudre de Jupiter.  retour

(23) Après les Cyclopes, la Terre enfanta les trois Centimanes, Cottus, Briarée, qui, suivant Homère (Iliade, ch. I, V. 404), est le même qu'Vgéon, et Gygès, qu'Apollodore appelle Gyés (lib. i, ch. 1, § 1) : tous les trois secoururent Jupiter dans sa guerre contre les Titans. Sous le rapport fabuleux, leur origine peut remonter jusqu'à la mythologie indienne, qui représente ses dieux armés de têtes et de bras innombrables et qui leur donne des figures bizarres et des formes monstrueuses. Le fragment suivant de Sanchoniathon nous montre quelques similitudes entre les croyances phéniciennes et les traditions du polythéisme grec :
"Ceux qui étaient nés d'Oeon et de Prologonos s'appelèrent Génos et Guénéa et habitèrent la Phénicie.
 De Génos naquirent des enfants mortels nommés la Lumière, le Feu, la Flamme.
 Ils procréèrent des fils d'une grandeur et d'une fierté extraordinaires, dont les noms furent donnés à certaines montagnes qu'ils envahirent."
Sous le rapport historique, c'étaient peut-être, comme le suppose Leclerc, trois anciens brigands redoutables par la force de leurs corps et par le grand nombre de leurs complices : aussi Hésiode les appelle-t-il ouc onoînastoi, épithète applicable aux hommes impies dont on tremble de prononcer le nom sinistre et à laquelle répond exactement le mot latin nefandi.
Sous le rapport physique, Bergier veut qu'ils aient été des montagnes ; Heyne pense qu'ils pouvaient signifier la force impétueuse de la nature manifestée par quelque effet cosmogonique ; M. Guigniaut (Religions de l'antiquité, tome 2, 1ère partie, p. 362) voit dans la double triade des Cyclopes et des Centimanes une opposition symétrique de l'été et de l'hiver : les uns, selon lui, sont les explosions électriques de l'air, propres à la saison brûlante ; les autres désignent l'hiver avec le vent et l'inondation qui accompagnent toujours la saison froide et pluvieuse. Quoi qu'il en soit de ces diverses suppositions, les Centimanes semblent nous rappeler ces premiers âges du monde où les hommes étaient à la fois plus vigoureux, plus grands et plus féroces. Morse nous parle également d'une race de géants qui existait avant le déluge.  retour

(24) Ce récit de Saturne, qui coupe les parties génitales de son père Uranus, considéré sous le point de vue historique, peut représenter un changement de dynastie, la chute d'Uranus et l'avènement de Saturne ; mais il est vraisemblable qu'il renferme une pensée plus haute et plus profonde et qu'il indique le temps qui détruit la force génératrice. Lorsque, après plusieurs expériences successives de la nature, l'ordre de choses une fois créé subsista pour toujours, le pouvoir d'engendrer des formes nouvelles sembla entièrement anéanti. Uranus peut donc signifier les premiers essais de la création, dont Saturne a été le complément.
Ce symbole de la nature privée de sa puissance génératrice existe dans beaucoup de religions sacerdotales ; la mythologie grecque le leur a emprunté, mais sans en faire une des bases du culte. Nous le retrouvons dans les fragments de Sanchoniathon, qui ont été probablement le type de la fable d'Hésiode.
"D'Élium, appelé Hypsistus (le très-haut), et d'une femme appelée Béruth naquit Épigeios ou l'autocthone, que dans la suite ou appela Uranus.
Uranus eut une soeur descendue des mêmes parens et que l'on nomma Gué.
Uranus prit l'empire de son père et épousa sa soeur Gué; il en eut quatre enfants : Ilus ou Cronos, Bétyle et Dagon, qui est Siton (le donneur de blé), et Atlas.
Uranus eut encore de plusieurs autres femmes une race nombreuse. Gué, devenue jalouse, donna du chagrin à Uranus, et ils se séparèrent. Uranus, privé de son épouse, s'approchait d'elle de force et l'abandonnait de nouveau : il essayait de faire périr les enfans qu'elle mettait au jour.
Gué rassembla plusieurs personnes qui la secoururent contre Uranus. Cronos, devenu homme, usant des conseils et de l'appui d'Hermè le trismégiste, son scribe, pour honorer sa mère, s'opposa à son père Uranus.
Cronos combattit et chassa son père de sa royauté. Cronos, dans la trente-deuxième année de son règne, s'étant mis en embuscade contre son père Uranus, dans un vallon, d'un coup de sabre lui coupa les parties génitales : cette action se passa entre des fontaines et des rivières.
C'est là qu'Uranus reçut l'apothéose ; il y avait rendu l’esprit, et son sang, sorti par la blessure, avait coulé, en se mêlant avec les eaux des fontaines et des rivières.
On montre aujourd'hui encore l'endroit où cet événement a eu lieu."
Le mythe célébré par Hésiode a dû l'être par les chantres antérieurs, comme on le voit par un fragment d'Orphée que nous a conservé Proclus (In Timoeum p. 296) et où il est dit que les Titans entrèrent tous dans la conjuration contre leur père, mais que l’Océan, après avoir délibéré longtemps s'il mutilerait Uranus ou s'il refuserait de partager le crime de Saturne et de ses autres frères, se décida pour ce dernier parti. Hésiode ne parle pas du refus de l’Océan ; il dit qu'aucun des frères de Saturne n'osa se charger du soin de venger la Terre et que Saturne seul eut ce courage. Les détails de cette fable s'étaient modifiés avec le temps, mais le fonds en était resté le même. Apollodore semble avoir suivi la tradition orphique plutôt que celle d'Hésiode.  retour

(25) La Nuit enfante toute seule une foule d'êtres nuisibles et redoutables ; comme elle n'a pas eu d'époux, ce qui a été engendré sans volupté devait inspirer la crainte et l'horreur. Ici les allégories ont un sens tour à tour moral et cosmique. La création se divise et se multiplie ; mais la nature nous montre toujours les éléments du mal et du désordre au milieu même de sa régularité.
Tout ce morceau compris entre les vers 210 et 233 a été regardé comme interpolé par Ruhnkenius, Hermann et d'autres savants. Heyne rejette les vers 212, 213, 220, 221 et 222. Wolf conteste le vers 224. En effet, beaucoup d'idées sont contraires aux diverses traditions qu'Hésiode a suivies dans le reste de la Théogonie. Conformons-nous cependant à l'ordre de création adopté par le poète, tout en signalant ses contradictions.
D'abord la Nuit engendre le Destin et la Parque, qu'Hésiode distingue l'un de l'autre, mais qui l'ont eue pour mère commune, parce que le sort des mortels reste enveloppé d'épaisses ténèbres. Le Destin, dans Homère, est un enchaînement successif de causes et d'effets qui domine les hommes et qui finit toujours par l'emporter sur les dieux, quels que soient les obstacles que leur volonté ou leur puissance lui oppose. D'après l'opinion des stoïciens, il représentait l'esprit divin qui a tout créé avec ordre et prescrit ses bornes à la vie humaine.
La Parque dont il s'agit ici est probablement une des trois qu'Hésiode nomme v. 218. On ne voit pas pourquoi il la sépare de ses soeurs.
La Mort est fille de la Nuit parce qu'elle amène une nuit éternelle ; les anciens l'adoraient comme une déesse. Le Sommeil est son frère dans Hésiode ainsi que dans Homère. (Iliade, ch. 14, v. 231, et ch. 16, v. 672 et 682.) L'idée de cette fraternité se reproduit en Grèce dans les arts comme dans la religion. Pausanias (Élide, c. 18) dit que sur le côté gauche du fameux coffre de Cypsèéus on voyait une femme tenant sur son bras droit un enfant blanc endormi, et sur l'autre un enfant noir qui semblait aussi dormir, et que les inscriptions apprenaient que ces enfants étaient la Mort et le Sommeil, et que la Nuit leur servait de nourrice. On se rappelle le vers de Virgile conforme à celte tradition grecque :
Et consanguineus lethi sopor. (Aen 6, v. 278.)
La troupe des songes, compagne naturelle du sommeil, devait aussi être enfantée par la Nuit, qui nous fait dormir et rêver. Ici l'allégorie est trop frappante pour avoir besoin d'être démontrée. II n'en est pas de même de celle qui concerne la naissance de Momus. Ce dieu est peut-être regardé comme enfant de la Nuit parce qu'il est plus facile de se moquer en secret qu'à découvert. Momus, en effet, est le dieu qui découvre et ridiculise les défauts et les vices. Voici comment il trace lui-même son portrait dans Lucien (l'Assemblée des dieux, t. 2, p. 709, Ed. Amstelod) : "Tout le monde sait que j'ai le langage libre et que je ne tais rien de tout ce qui se fait de mal. Je blâme tout et je dis ouvertement ce que je veux sans craindre personne, sans jamais dissimuler ma pensée par une fausse honte. Aussi je parais insupportable à beaucoup de personnes, enclin à la calomnie, et je suis appelé par elles un accusateur public." Leclerc observe qu'Hésiode a mieux saisi que Lucien le caractère de la médisance, qui est de naître dans le mystère et de s'exercer dans l'ombre. Le Momus d'Hésiode est donc la personnification du blâme, de la moquerie, de la méchanceté. Sa qualification de dieu du silence est une invention des poètes postérieurs.  retour

(26) Nérée épouse Doris dont le nom indique l'abondance des richesses que procure la mer. Leclerc veut que leurs cinquante filles soient les âmes de ceux qui avaient péri sur la mer ou qui avaient habité les premiers les îles de la Méditerranée. On sait combien le système de Leclerc sur la manière d'entendre le nom de nymphes est susceptible de controverse. Nous croyons plutôt que cette famille de Nérée et de Doris a pu désignér le grand nombre de fleuves qui se jettent dans le Pont-Euxin ou les sources qui en général répandent la fertilité : "Les cinquante filles nées de cet hymen, dit M. Guigniaut (Religions de l'antiquité, t. 2. 1ère part. p. 364), rappellent les cinquante filles de Danaüs ; où l’on a reconnu avec raison sous un point de vue les cinquante fontaines du pays d'Argos. Ce sont les sources et les Nymphes qui y président ; mais les noms de quelques-unes ont trait à d’autres idées. En effet, dans l'Antiquité, les prophètes, les législateurs, les sybilles, les devineresses sortent des abîmes souterrains ; les Muses primitives qui toutes sont des Nymphes, s'élèvent du sein des eaux, chantent près des sources et des rivières. Est-ce une allégorie du sentiment profond donné en partie à la femme ou bien un symbole de sa volonté variable et changeante comme le cours des eaux ?"  
Les noms de ces Néréides se trouvent pour la plupart dans l'Iliade (ch. 18, v. 39). Le nombre de cinquante que leur donne Hésiode a été conservé par Pindare (Isthm. 6, 8), par Euripide (Ion, 1081, et Iphigénie en Tauride, v. 274), par l'auteur des Hymnes orphiques (23, v. 3), et par Élien (De Nat. Anim., 14, 28). II a été porté jusqu'à cent par d'autres auteurs, comme par Platon dans le Critias et par Properce (3, 7, 67). Ces divers noms sont accompagnés dans Hésiode des mêmes épithètes que dans Homère ; ils offrent quelquefois de légères différences avec ceux que cite Apollodore. Nous avons suivi le texte donné par M. Boissonnade, excepté seulement au vers 215, où il change le nom propre de Thoê en une épithète appliquée à Spio ; car alors il n'y aurait que quarante-neuf Néréides, attendu que Cymatolège doit, non pas être rangée parmi ces Nymphes, mais être regardée connue une déesse de la mer, ainsi qu'Amphitrite, avec laquelle elle se trouve jointe par la même préposition sun. La construction de la phrase ne laisse pas le sens douteux.  retour

(27) Le fils de Pontus, Thaumas, qui préside aux vapeurs naissant de la mer, aux météores produits par le ciel, aux effets merveilleux de la lumière et de l'onde, s'unit avec la fille de l'Océan, Électre, qui représente le reflet de la vague colorée par le soleil.
De leur hymen naît Iris, dont Cicéron a dit (De Natura deorum, lib.3) : "Cur non, arcus species in deorurn numero reponatur? Est enim pulcher ob eam causam, quia speciem habet admirabilem, Thaumante dicitur esse nata." Iris a été vénérée comme déesse par les Égyptiens, par les Phéniciens et par les Grecs ; il paraît, d'après ce passage de Cicéron, qu'elle n'était pas adorée chez les Romains. Les anciens, remarquant que l'arc-en-ciel apparaissait dans les temps pluvieux, comprirent aisément que c'était la pluie qui le produisait; de là les poètes le firent naître de la Mer. Éblouis de l’éclat et de la beauté de ses couleurs, ils l’assimilèrent à une échelle par laquelle les messagers des dieux descendaient parmi les hommes ; aussi donnèrent-ils à la messagère du ciel le nom d'Iris, qui, selon le scholiaste, vient de eiro (je dis), attendu qu'elle répétait les ordres des habitants de l'Olympe. Ce nom dérive de la même source que celui d'Irus, ainsi appelé dans l'Odyssée (ch. 18, v. 6), parce qu'il servait de messager aux Ithaciens.
Les Harpies, dont le nom vient du verbe harpazein (enlever), désignent les vents qui emportent tout sur leur passage et qui accompagnent souvent Iris dans les jours de pluie et d'orage. Homère est le premier qui en parle lorsqu'il dit (Iliade, ch. 16, v. 150) que la harpie Podarge conçut du souffle du Zéphyre les deux coursiers Xanthe et Salie. Quand Télémaque (Odyssée, ch. 1, v. 241) se plaint que les Harpies ont enlevé honteusement son père, il faut entendre par ce mot les tourbillons et les tempêtes. Hésiode dit positivement qu'elles volent avec les vents et les oiseaux, et qu'elles portent des ailes : il les représente ornées d'une belle chevelure.
Ce sont les poètes des âges suivants qui ont imaginé les premiers de leur supposer des traits difformes, des mains crochues, un visage pâle de famine. Apollonius de Rhodes dit (ch. 2, v. 187 ), au sujet de Phinée : "Tout à coup élancées du sein des nuages, les Harpies avec leurs becs ne cessaient d'enlever les aliments de sa bouche et de ses mains; elles ne lui laissaient que le peu de nourriture qui était nécessaire pour vivre et pour souffrir. Elles exhalèrent ensuite une odeur fétide, et aucun convive n'osait approcher les mets de ses lèvres ni même se tenir devant la table, tant les restes du repas infectaient les airs!" Le récit d'Apollodore (Lib.1, c. 9, § 21 ) s'accorde avec celui d'Apollonius. Valerius Flaccus a suivi également la tradition du chantre des Argonautiques. Quant aux vers de Virgile (Aen. 3, 216), ils sont trop connus pour avoir besoin d'être rappelés. Les Harpies présentent donc la personnification des vents et ne sont pas, comme le veut Leclerc, des sauterelles dont le vol peut faire croire qu'elles sont apportées par les nuages. Leurs noms, Aello et Ocypète, expriment l'impétuosité de la tempête. Virgile leur donne une troisième soeur appelée Céléno, de Célainos (noir), parce que l’orage noircit la mer et les cieux.  retour

(28) Tout le mythe relatif à la race de Phorcys et de Céto se refuse à une interprétation précise ; il semble se détacher entièrement du reste de la mythologie grecque et appartenir à une époque primitive où la fable s'était chargée d'aucun ornement. Peut-être doit-il naissance aux récits des navigateurs phéniciens qui portèrent leurs courses jusqu'aux extrémités occidentales de l'Afrique et de l'Espagne ou à l'imagination des poètes qui chantèrent les exploits de Persée, d'Hercule et des Argonautes.  retour

(29) Homère ne dit, rien de la fable des Gorgones et de Persée ; cette fable ne porte pas l’empreinte d'une origine grecque. Eschyle donne la description des Gorgones dans son Prométhée (voy. 797). II les représente ailées et la tête hérissée de serpents. D'après Apollodore (liv. 2, chap. 4, § 3), elles avaient des dents comme des défenses de sanglier, des mains d'airain, des ailes d'or, et elles changeaient en pierres tous ceux qui les regardaient. Probablement ces monstres n'étaient dans le principe que l'image de la Terreur personnifiée. La tête de la Gorgone figurait sur la cuirasse de Pallas, sur l’égide de Jupiter et sur le bouclier d'Agamemnon. Bergier, qui applique à tout son système aquatique, voit des fontaines dans les Gorgones. Fourmont (t. 7 des Mémoires de l'Académie des belles-lettres, p. 220), prétend que ce sont les trois premiers vaisseaux à voiles que virent les Grecs. M. Creuzer veut qu'elles aient trait à la lune, considérée comme corps ténébreux, et qu'elles désignent avec Méduse l'impureté naturelle de cet astre qui doit être purifié par le soleil, par Mithras Persée, armé du glaive d'or. On ne pourra jamais donner une explication satisfaisante de ce mythe dont le théâtre indique l'antiquité et la bizarrerie ; en effet les premiers poètes de la Grèce plaçaient toujours leurs fables les plus singulières dans les régions éloignées et inconnues comme l'étaient l'Afrique et la mer occidentale.  retour

(30) Hésiode énumère maintenant toute la race de l'Océan, principe des eaux et père des dieux, suivant Homère (Iliade, ch. 14, v. 302) et de Téthys, qu'il ne faut pas confondre avec l'autre Thétis, mère d'Achille. Cette énumération est faite sans ordre ; Hésiode n'avait, comme ses contemporains, que des notions incomplètes en géographie : à l'exception du Nil, du Pô, du Danube et de l'Ardesque, que le scholiaste place en Scythie, tous les fleuves dont parle Hésiode appartiennent à la Grèce et à l'Asie mineure. Homère en avait déjà désigné un grand nombre qui descendaient du mont Ida dans la Troade (Iliade, ch. 12, v. 20).
Homère appelait Égyptus le fleuve auquel Hésiode donne le nom de Nil. Le scholiaste en conclut ainsi qu'Eustathe (ad. Odyss., ch. 4, p. 1510) qu'Hésiode doit-être regardé comme moins ancien. Suivant Diodore de Sicile, (lib. 1) le Nil, dans les premiers temps, était appelé Égyptus, c'est-à-dire le fleuve par excellence de l'Égypte. Ce n'est que plus tard qu'il échangea ce nom primitif contre celui de Nil (Neilos), qui, suivant l'observation de Leclerc, formé du mot hébreu nahhal, n'est pas le nom distinctif d'un seul fleuve, mais le nom de tous les fleuves en général.
Les noms des autres fleuves mentionnés par Hésiode expriment l'idée générique de la mer, dont les eaux réduites en vapeurs se résolvent en pluie et alimentent les rivières et les fontaines. La reconnaissance due à leurs bienfaits et la crainte qu'inspiraient leurs ravages leur méritèrent les honneurs du culte et le titre de dieux.  retour

(31) Téthys conçoit encore de l'Océan trois mille Nymphes chargées d'élever l'enfance des héros. Rien n'est plus faux, selon nous, que le sens prêté par plusieurs commentateurs au mot kourizousi. On sait que les anciens Grecs étaient dans l'usage de consacrer leurs cheveux aux fleuves et de les couper en leur honneur ; témoin Achille qui, dans l'Iliade (chant 23, v. 141), coupe sa chevelure, qu'il laissait croître pour le Sperchius, et en offre l'hommage aux mânes de Patrocle. Dans les grandes douleurs ils en faisaient le sacrifice, comme nous l'atteste Hérodote (liv. 2. c. 36 ; liv. 4, c.. 34 ; liv. 6, c. 21 ).  retour

(32) Styx, fille de l'Océan et de Téthys, s'unit à Pallas et enfanta l'Émulation, la Victoire, la Force et la Violence : "Sous cette généalogie apparente, dit M. Guigniaut (Religions de l'Antiquité, t. 2, 1ère partie, p. 367), se cache un sens profond et fort antique. Sitôt que Pallas s'unit avec Styx, c'est-à-dire sitôt que la source ténébreuse de la nature physique et de l'homme naturel est agitée et mise en mouvement, à l'instant se soulèvent les passions, les penchants tumultueux, la jalousie et la violence, qui triomphent de tout et foulent tout aux pieds." Nous doutons qu'Hésiode ait pénétré toute la profondeur d'une pareille signification. Sans doute il donnait à sa poésie une tendance plus allégorique que ne le faisait Homère ; mais ces allégories, pour être comprises, demandaient à être en quelque sorte transparentes, comme celle dont il est ici question. Cette personnification des passions et de leurs effets, introduite par Hésiode dans la poésie grecque, inspira plus tard aux auteurs tragiques l'idée de manifester les sentiments cachés de l'homme sous l'image vivante de l'homme même. On sait qu'Eschyle a fait figurer la Force et la Violence au nombre des personnages de son Prométhée. La Victoire, adorée comme une déesse, était gravée sur l'airain ou ciselée sur le marbre, avec des ailes aux épaules, des couronnes sur la tête et des palmes à la main ; on lui dressait des statues et des autels. Ainsi les quatre enfants de Pallas et de Styx présentent une allégorie qui s'explique d'elle-même, et en suivant partout les pas de Jupiter, ils ajoutent à l'idée de sa toute-puissance et de sa grandeur. Si toutefois, quand les fictions de la poésie antique se laissent aisément deviner à travers le voile léger qui les couvre, il n'est pas besoin d'en chercher l'explication dans l'histoire, on peut ici admettre les conjectures de Leclerc, qui entend par Styx les habitants des bords de cette fontaine, les héros arcadiens venus les premiers au secours de Jupiter dans sa guerre contre les Titans ; ces héros contribuèrent à lui assurer la victoire et restèrent auprès de lui pour le garder. Jupiter, jaloux de les attirer dans son parti, leur avait promis non seulement de les maintenir dans la possession de leurs anciens honneurs, mais de récompenser leurs services par de nouveaux privilèges. Cette époque est donc celle d'un changement de dynastie ou du moins d'un changement de religion, lorsque Uranus et Saturne furent remplacés par Jupiter et par une foule d'autres dieux ; alors le cercle de la mythologie s'élargit avec celui de la création.  retour

(33) Apollodore et Apollonius de Rhodes s'accordent avec Hésiode, qui fait d'Hécate la fille de Persès. Le scholiaste d'Apollonius (liv. 3, v. 467) dit cependant qu'elle était fille de Cérès dans les poèmes orphiques, de la Nuit selon Bacchylide, d'Astérie et de Jupiter d'après Musée, et d'Aristée, fils de Péon, suivant Phérécyde. Ces diverses traditions prouvent, combien son nom et son culte étaient anciens et répandus. Hésiode semble avoir puisé dans plusieurs sources ce qu'il rapporte sur cette déesse. C'est surtout la doctrine orphique qu'il imite lorsqu'il réunit en elle ces nombreuses fonctions relatives à la nature, à la nuit ou à la lune, à laquelle l'Antiquité attribuait une si grande influence sur le cours des saisons, sur la destinée des hommes. C'est Hécate qui procure les honneurs et la victoire, préside aux arrêts de la justice, favorise les athlètes, les navigateurs, les bergers. Jupiter lui a aussi confié l’emploi de nourrice des enfants. On invoque sa puissance dans tous les sacrifices ; elle règne sur la terre, dans le ciel et sur la mer ; en un mot elle est comme un résumé de toutes les autres divinités. Quoiqu'elle ait été adorée avant Jupiter, Jupiter lui conserve tous les privilèges dont elle jouissait déjà sous les dieux précédents, sous Uranus et sous Saturne, tant son pouvoir la place à l’abri des révolutions du culte ! Tout manifeste dans Hécate une origine étrangère. Ses nombreuses attributions offrent un mélange des notions relatives à la magie, à la philosophie ou à la génération du monde. Jablonsky (Panthéon égyptien) la considère comme étant la Titrambo égyppatrietienne. M. Creuzer, qui la compare à Brimo, voit en elle cette idée orientale de la nuit primitive, à laquelle se rattachent d'autres idées empruntées des trois phases de la lune, de ce triple pouvoir d'où viennent les épithètes de trimorphos (triformis). On ne peut nier qu'il n'y ait des rapports remarquables entre Hécate et la lune : cet astre ayant été en grand honneur dans la Béotie, le scholiaste a peut-être raison de supposer que c'est pour ce motif qu'Hésiode, en qualité de Béotien, fait un éloge si étendu de cette déesse de sa patrie. Benjamin Constant regarde Hécate comme une divinité malfaisante et reléguée dans une sphère qui la sépare entièrement de toutes les divinités agissantes et populaires. Cependant Hésiode nous la montre invoquée dans tous les sacrifices, protégeant les hommes dans toutes les carrières qu'ils embrassent et rassemblant en elle seule tout le pouvoir partagé entre les autres dieux ; quoique son souvenir se rattache à la génération passée, elle fait encore partie de la génération présente : en cela elle diffère de ces divinités que détrôna l'avènement de Jupiter au trône de l'Olympe.  retour

(34) Voici maintenant, comme l'observe Heyne, un nouveau système de cosmogonie plus conforme aux croyances vulgaires des Grecs. Voici la postérité de Rhéa et de Saturne. Saturne est détrôné et remplacé par Jupiter ; avec Jupiter commence une autre mythologie et naissent des fables plus douces et plus agréables : de nouvelles divinités apparaissent et chacune reçoit ses attributs distinctifs. Jupiter a le foudre pour emblème de sa puissance. L'Olympe de Thessalie est assigné aux dieux pour demeure. Tout s'éclaircit, tout se coordonne, tout se détermine dans cette troisième et dernière période de la religion grecque.
Saturne et Rhéa engendrent trois filles, Vesta, Cérès, Junon, et trois fils, Pluton, Neptune, Jupiter. Ces divinités présentent un sens physique.  retour

(35) Hésiode va célébrer un nouvel ordre de fables, un nouvel arbre généalogique qui tient plus encore à la souche hellénique. La race de Japet est une source de mythes qui renferment un fond symbolique et allégorique caché sous les ornements de la poésie, comme les mythes de Prométhée et de Pandore. Heyne pense que tout le passage compris depuis le vers 506 jusqu'au vers 616 est en grande partie interpolé et mutilé. Les fragmetns que le temps a épargnés ne doivent nous en paraître que plus précieux. Japet est dans Hésiode l'époux de Clymène, et dans Apollodore (lib.1, c. 2, v.3.) d'Asie, fille de l’Océan. Il eut encore pour femme Thémis, suivant Eschyle (Prométhée, v. 200). Quant à ses enfants, Proclus (Commentaires sur les Travaux et les jours, p. 24) porte leur nombre jusqu'à vingt-neuf.
Les seuls qui nous soient connus sont les quatre dont il est question dans Hésiode et dans Apollodore et une fille appelée Anchiale, qui, suivant Étienne de Byzance, fut la fondatrice d'une ville à qui elle donna son nom.
Japet, en qui plusieurs savants voient le fils de Noé, Japhet dont la postérité peupla l'Europe, est dans le système de M. Creuzer un dieu du feu habitant dans les profondeurs de la terre, avec l'Océanide Clymène, également puissance souterraine. De leur hymen naissent Atlas, Ménétius, Prométhée et Épiméthée.  retour

(36) L'auteur de l'Odyssée est le premier qui ait parlé d'Atlas (chant 1, v. 52) en disant qu'il connaissait les profonds abîmes de l'Océan et soutenait les hautes colonnes placées entre la terre et les cieux. Suivant Pausanias (Élide, c. 11 et 1 8) deux bas-reliefs du coffre de Cypsélus et du trône de Jupiter à Olympie le représentaient également soutenant le ciel et la terre. Dans Hésiode, il ne soutient que le ciel. Laquelle des deux traditions d'Hésiode ou du chantre de l’Odyssée doit-elle être considérée comme plus ancienne ? Nous présumons que c'est celle d'Hésiode, parce qu'elle est la plus simple. Quoique venu plus tard, Hésiode offre dans ses poésies plus de rapports avec cette vieille civilisation grecque qui précéda l'époque homérique. Or il est vraisemblable que dans le principe les Grecs regardaient la terre comme un disque sur les extrémités duquel s'appuyait le ciel, c'est-à-dire une voûte solide, pesante et semblable au fer ou à l'airain, comme l'indiquent les épithètes de polucalcos, calcéos, sidéréios. Cette voûte ne pouvant rester suspendue dans les airs sans avoir quelque soutien, on imagina de lui donner pour support un principe animé, un être divin, un Titan, issu de cette famille japétique qui habitait les derniers confins de l’Afrique. De là naquit Atlas, personnification de l'idée cosmographique. L'Atlas montagne, ne fut connu que dans les temps postérieurs, où les premiers physiciens changeaient en agents physiques les êtres créés par la mythologie. Comme le pense M. Letronne, on ne peut trouver de traces de l'Atlas géographique avant l'époque du voyage de Colaéus de Samos à Tartesse en 639 avant J.-C. C'est depuis cette époque que les relations des Samiens et des Phocéens avec les peuples de l'Afrique firent appliquer le nom d'Atlas aux montagnes de cette région. Ce nom s'étendit à toute la chaîne, jusqu'au-delà des Colonnes et jusqu'à l'Océan même. Les descriptions d'Hérodote, de Pomponius Méla et de Virgile prouvent cette transformation d'un être divin en montagne. Dans la suite, les poètes et les historiens lui firent subir une nouvelle transformation et le représentèrent tantôt comme un roi inventeur de l’astronomie, tantôt comme un père ou un frère d'Hespérus.
L'Atlas mythologique a donc tour à tour donné lieu à de nombreuses fictions : il a figuré dans les poèmes théogoniques, dans les titanomachies, dans les mythes de Persée, des Gorgones et des Hespérides, dans les Héraclées et dans les fables arcadiennes, qui lui ont supposé du rapport avec l'astronomie à cause de la famille des Pléiades dont il était le père.
Ménétius, dont très peu de mythologues ont fait mention, était, à ce qu'il paraît, célèbre par son orgueil et par sa conduite insolente envers Jupiter, qui, suivant Hésiode (Théogonie, 515) le précipita d'un coup de tonnerre au fond de l'Érèbe ; Apollodore (lib. 1, c. 2. v. 3.) dit que ce fut dans le combat avec les Titans.
Prométhée et Epiméthée, dont les noms composés de pro et de manthanein (savoir d'avance), et de epi et de manthanein (savoir après), semblent offrir un double emblème de la prévoyance et de l'imprudence humaine. Ces deux noms, tout grecs, ne sont probablement pas les mêmes que les premières colonies de la Grèce donnèrent à ces Titans ; ce sont plutôt des surnoms, qui auront remplacé les noms primitifs que le cours des siècles avait fait tomber dans l'oubli. Ces mythes, suivant M. Creuzer, expriment la noble étincelle de la vie, qui brille et s'éteint tour à tour, et tout ce qu'offre d'incompréhensible ce dualisme de biens et de maux dont cette vie se compose. Prométhée représentant l'invention des arts obtenus par le secours du feu, c'est-à-dire par la céleste flamme du génie, Prométhée est tout ensemble la sagesse qui prévoit et l'imagination qui découvre. Épiméthée nous montre les fautes et les malheurs où nous entraîne l'excès de la civilisation même. E:n épousant la belle, mais insidieuse Pandore, il introduit dans la société le germe de cette mollesse, de ces désordres, suites trop fréquentes du commerce des femmes : Épiméthée est à la fois la passion qui s'égare et l’esprit qui ne s'instruit qu'à l'école de l’infortune.
Homère ne parle d'aucun de ces deux personnages, dont la création ne pouvait appartenir qu'à un siècle qui donnait à la poésie une tendance morale et allégorique. Leclerc, fidèle à sa pensée évhémériste, n'a vu que de l'histoire dans cette fable, dont la pensée est plus haute et plus profonde. retour

(37) Comme toute cette faute a pour théâtre l’Afrique occidentale, il est vraisemblable que c'est sur le mont Atlas qu'Hésiode suppose que Prométhée a été enchaîné par l'ordre de Jupiter. Tous les poètes postérieurs ont fait passer sur le Caucase cette scène de douleur et de vengeance. Apollonius de Rhodes a dit dans le passage où il parle de la navigation des Argonautes (liv. 2, 1251) : "Alors apparaissaient les sommets élevés des monts du Caucase, où Prométhée, attaché à des rocs escarpés par d'indissolubles noeuds d'airain, nourrissait de son foie un aigle qui volait en arrière."
La fable de Prométhée enchaîné a donné lieu à beaucoup d'explications. Le scholiaste d'Apollonius nous a laissé une note curieuse que nous traduisons en entier.
"Prométhée était attaché sur le Caucase et un aigle rongeait son foie. Agroitas, dans le treizième livre des Scyttiques, dit que le foie de Prométhée passait pour être mangé par un aigle parce qu'un fleuve appelé Aétus ravageait la puissante contrée de Prométhée, et que beaucoup de personnes entendaient par le mot de foie, comme par celui de mamelle, une terre fertile en fruits ; il ajoute qu'Hercule ayant détourné le cours du fleuve dans des fossés, on avait cru que l'aigle avait été percé des flèches d'Hercule et Prométhée délivré de sa chaîne.
Théophraste dit que Prométhée, devenu sage, communiqua d'abord aux hommes la philosophie, d'où vint la fable qu'il leur avait donné le feu. Hérodote raconte différemment l'aventure de Prométhée : il rapporte qu'il était roi des Scythes et que ne pouvant procurer à ses sujets des moyens de subsistance, parce qu'un fleuve nommé Aétus inondait ses états, il fut enchaîné par les Scythes, mais qu'Hercule parut, détourna le fleuve et le dirigea vers la mer (cette action fait supposer qu'Hercule avait tué l'aigle), et délivra enfin Prométhée de ses chaînes. Phérécyde, dans son deuxième livre, dit que l’aigle envoyé contre Prométhée était né de Typhon et d'Échidna, fille de Phorcys, et qu'il mangeait son foie pendant le jour, mais que ce qui restait croissait pendant la nuit et redevenait d'une égale grosseur."  retour

(38) La croyance de la commune origine des dieux et des hommes se trouve confirmée par ce passage où le poète nous les montre réunis et se disputant dans la même ville. Quel était le sujet de leur querelle ? Était-ce l'invention des arts, la manière d'offrir des sacrifices ou, suivant l'opinion du scholiaste, la question de savoir quels dieux obtiendraient après la guerre le privilège de gouverner les hommes ? Aucun ancien mythologue ne nous l'apprend. Très peu d'auteurs en effet parlent de celte lutte entre Jupiter et Prométhée. Hésiode lui-même n'en dit rien dans le poème des Travaux et des Jours. Heyne ne voit dans cette fable qu'une invention poétique destinée à prouver la supériorité que Prométhée semble avoir sur Jupiter en fait de sagesse ou, ce qui était alors la même chose, en fait d'adresse et de ruse. Le poète a choisi le moment d'un sacrifice, parce que, dans ces siècles encore à demi-barbares, on attachait une grande importance à obtenir la meilleure part des victimes. Il a supposé que Prométhée trompa Jupiter en lui faisant choisir les os du boeuf qu'il avait divisé en deux portions au lieu de lui en donner les chairs et les intestins. Un mythe si antique renferme probablement sous ce voile grossier une allusion à ces temps où la découverte des arts et la naissance de l’industrie attestent les premiers développements de l'intelligence humaine.  retour

(39) Si Hésiode appelle Prométhée le plus illustre de tous les rois, cette opinion n'entraîne pas l'idée que nous nous formons de nos monarchies modernes. La désignation de roi,ou plutôt de maître, de chef, de protecteur, s'appliquait à tous les personnages qui veillaient sur le sort des autres, aux héros comme aux dieux ; l'image de la puissance divine se confondait alors avec celle de la puissance royale. Ici Prométhée est roi comme Jupiter : avec l'un commence une nouvelle société terrestre, avec l'autre s'établit une nouvelle royauté céleste.  retour

(40) Cette manière de dire une chose par l'affirmation et par une double négation est fréquente dans Homère et dans la Bible. Les littératures primitives aiment les répétitions de pensées et de mots. Leclerc prétend qu'Hésiode n'a pas osé dire que Jupiter a été trompé, mais que la suite du récit prouve qu'il l’a été réellement ; nous croyons que Leclerc est dans l’erreur. En effet le passage dont il est ici question, ne doit pas laisser le plus léger doute. Si plus tard Jupiter entre en fureur lorsqu'il découvre les os de la victime au lieu de ses intestins, il s'indigne non-seulement d'être privé de la meilleure part du sacrifice, mais de ce que Prométhée a conçu l'audacieuse pensée qu'il pouvait l'abuser impunément. Le poète d'ailleurs représente Jupiter comme doué d'une sagesse éternelle, ce qui confirme l’idée qu'il n'a pas voulu le faire croire le jouet des ruses de Prométhée ; mais quoiqu'il ait pénétré le perfide dessein du fils de Japet, Jupiter n'en est pas moins résolu à faire retomber sur le genre humain le châtiment mérité par un seul coupable. Ainsi dans les Travaux et les Jours (20), Hésiode dit que souvent une ville tout entière est punie du crime d'un seul homme. Cette vengeance injuste et barbare, dont la pensée se reproduit également dans les saintes Écritures, est conforme à l’esprit des siècles antiques, qui n'avaient pas encore de saines notions sur la morale et qui attribuaient aux dieux toutes les passions de l’humanité.  retour

(41) Hésiode représente comme un des plus grands maux du célibat l'idée de ne pas laisser après soi d'héritiers légitimes. Homère dit également que c'est un surcroît de douleur lorsque, après la mort des enfants, l'héritage passe en des mains étrangères ; il emploie ces expressions qu'Hésiode a copiées textuellement : "... cherostai de dia ctésin datéonto" (Iliade, ch. v. 158). Le mot cherostai signifie les alliés qui héritaient à défaut de parents en ligue directe. Eustathe entend par là des magistrats qui prenaient soin des successions vacantes, non qu'ils s'en emparassent pour eux-mêmes, mais parce qu'ils administraient les biens au nom de l'état ou des parents éloignés, entre lesquels la fortune était partagée par indivis. Nous ne croyons pas que du temps d'Homère ni même d'Hésiode, ce mot eût déjà une telle signification. D'un côté le prix qu'on attachait à laisser ses richesses à de légitimes héritiers, de l'autre la censure amère des défauts des femmes et des inconvénients d'un mauvais mariage contribuent à prouver encore que le siècle du chantre de la Théogonie était un composé de vertus et de vices comme tous les siècles où la civilisation commence à introduire plus de fausseté et de corruption dans les moeurs. Les femmes ici jouent un rôle bien plus important que dans l'Iliade ou l’Odyssée, puisqu'elles influent si puissamment sur le bonheur ou sur le malheur domestique. Tout annonce une époque de transition placée entre la rudesse des moeurs antiques et les molles et coupables habitudes que fait contracter l'amour du luxe et des plaisirs.  retour

(42) Cette bataille entre les Titans et les fils de Saturne porte un caractère grandiose qui tient presque du prodige. Le culte des Titans une fois détruit, les poètes postérieurs décrivirent un autre combat des Géants et des dieux, et ils en placèrent la scène dans les champs de Phégra et de Pellène : les noms des combattants varièrent, mais le fonds du sujet resta le même. On a souvent confondu la titanomachie et la gigantomachie ; Hésiode ne fait le tableau que de la première quoiqu'il ait parlé plus haut (v, 185) de la race des Géants nés du sang d'Uranus. II y a sans doute dans cette titanomachie une personnification des forces secrètes de la nature et de la lutte des éléments, une allusion aux ravages produits par les tempêtes et par les volcans. Si l'on n'examine celte description que sous le rapport poétique, on avouera qu'Hésiode n'a pas seulement brillé dans le genre tempéré, comme le dit Quintilien : "In mediocri illo dicendi genere", mais que sa Muse s'est élevée jusqu'aux plus sublimes hauteurs. Cet ébranlement de la terre, du ciel, de la mer et du Tartare, ce déchaînement des vents, ces éclairs qui se croisent, cette foudre qui éclate, ce désordre convulsif qui agite le monde et semble le replonger dans le chaos, toutes ces images élevées, fortes, terribles, rendent ici Hésiode l'égal d'Homère lui-même. La fameuse théomachie du vingtième chant de l'Iliade, n'offre rien de plus poétique. retour

(43) On voit qu'Hésiode plaçait le Tartare non dans l'intérieur mais au-dessous de la terre, en des espaces vides et obscurs dont les anciens ne pouvaient se former une idée précise à cause de leur ignorance de la véritable forme de la terre, qu'ils croyaient non pas sphérique et partout environnée d'air, mais appuyée à sa base sur le Tartare et sur le Chaos et inaccessible aux rayons du soleil.  retour

(44) Ici semble commencer un nouveau poème, qui contient la description des Enfers. Le poète nous parle encore de cet espace vide sur lequel reposent les fondements du Tartare, de la terre, de la mer et du ciel ; gouffre immense assiégé d'horribles tempêtes, chaos infect et ténébreux dont on ne pourrait toucher le fond, même après y avoir roulé pendant une année entière : c'est là qu'est le séjour de la Nuit ; c'est là que demeure Atlas, soutenant le ciel sur sa tête et avec ses mains. On comprend pourquoi l’Atlas, montagne de l’Afrique occidentale, passa à titre de personnification dans la mythologie grecque : celle montagne semblait porter le ciel, parce qu'elle était située à l’extrémité de l'Occident, où les anciens plaçaient l'empire de la Nuit et le chemin qui conduisait aux enfers ; l'Atlas était comme une borne posée aux dernières limites du monde antique.
Wolf doute comme Heine que cette inscription soit tout entière l’ouvrage d'Hésiode : elle offre plusieurs répétitions inutiles ; le vers 739, copié textuellement d'Homère (Iliade, ch. 20, v. 65), est le même pour le sens que le vers 741 ; en général la confusion des idées paraît s'être communiquée à la manière de les rendre.  retour

(45) La Mort et le Sommeil, qu'Hésiode représente comme frères, selon la tradition homérique, sont tous deux fils de la Nuit ; leur séjour est celui des ténèbres.
Hésiode fait, contraster le charme que répandent les doux bienfaits du Sommeil avec la cruauté de la Mort, qui renferme dans sa poitrine un coeur d'airain et inspire de l'horreur à ceux mêmes sur qui elle n'exerce point d'empire, c'est-à-dire aux dieux immortels. Tout le passage de la Théogonie relatif à la description de la Nuit et du Jour, du Sommeil et de la Mort, nous semble non seulement porter une date postérieure au siècle d'Homère, mais encore présenter des idées et des expressions plus ingénieuses qu'on en trouve dans la manière ordinaire d'Hésiode : peut-être est-il l'ouvrage des rhapsodes.  retour

(46) On ne peut douter, ce nous semble, que Styx, fille de l'Océan, ne soit ici la personnification de la fontaine dont parlent Hérodote et Pausanias.
Le premier dit (liv. 6, c. 74) que "Cléomène, étant arrivé dans l'Arcadie, trama de nouvelles entreprises, souleva les Arcadiens contre Sparte, et, entre autres serments qu'il exigea d'eux, obtint celui de le suivre partout où il les conduirait. Il désirait en outre mener dans la ville de Nonacris les Arcadiens les plus puissants pour leur faire prêter serment par l'eau du Styx : c'est dans cette ville que, suivant les Arcadiens, le peu qui paraît de l'eau du Styx coule d'un rocher dans un bas-fond entouré d'un cercle de murailles. Nonacris, dans laquelle se trouve cette source, est une ville d'Arcadie voisine de Phénée."
Le second, après avoir placé la fontaine du Styx près des ruines de Nonacris, ajoute (Arcadie, c. 18) : "L'eau qui distille du rocher près de Nonacris tombe d'abord sur un autre rocher très élevé, le traverse et se jette clans le fleuve Crathis ; celle eau donne la mort aux hommes et à tous les animaux."
Strabon nous a laissé de cette fontaine une description semblable (liv. 8, p. 389). Son eau était regardée comme mortelle et comme sacrée : c'est peut-être pour ce motif que les poètes en ont placé la source dans les enfers. Lorsque Homère (ch. 2, v. 755) dit que le Tartare s'échappe du Styx, on doit entendre, comme le remarque Dugas-Montbel (Observations sur l'Iliade, tome 1, p. 128), que le Styx était renfermé dans les entrailles de la terre, puisqu'il n'y avait pas de fleuve de ce nom dans la Thessalie, où coule le Titarèse. Homère le place positivement dans les enfers (ch. 8, v. 366). Hésiode et les autres mythologues grecs et latins ont suivi cette tradition. La description que fait Hésiode de la source du Styx tombant d'un rocher est conforme au sens des paroles d'Homère lorsqu'il l'appelle to catéiboménon stugos hudôr (ch. 15, v. 37). Les colonnes d'argent qui soutiennent sa grotte représentent, d'après Bergier, ces colonnes de pierre stalactite qui se forment dans les endroits où l'eau se cristallise en coulant du haut des rochers. Quant au serment prêté sur l’eau du Styx, on voit déjà dans Homère qu'il était le plus redoutable et le plus solennel de tous : les dieux mêmes tremblaient de le prononcer. Hésiode nous trace un tableau menaçant des souffrances réservées aux parjures pour effrayer les mortels par l'exemple des dieux : ces menaces semblent annoncer une époque où la foi du serment n'est plus aussi respectée qu'auparavant et où les hommes ont besoin d'y être ramenés par la crainte des punitions les plus terribles. retour

(47) Cette description de combat, animée de tant de verve et de chaleur, semble avoir été inspirée à Hésiode par Homère lui-même. La marche de Jupiter qui fait trembler le vaste Olympe rappelle ici Neptune agitant sous ses pieds immortels les montagnes et les forêts. Hésiode avait probablement sous les yeux ce beau passage de l'Iliade (ch. 13, v. 17) : "Soudain il descend du mont escarpé en s'élançant d'un pas rapide ; les vastes montagnes et les forêts tremblent sous les pieds immortels de Neptune qui s'avance." retour

(48) Ce passage est encore une imitation du morceau sublime de l'Iliade (ch. 20, v. 61) qui représente Pluton épouvanté s'élançant de son trône. Ce morceau, qui arrachait à Longin des transports d'admiration, est trop connu pour qu'il soit nécessaire de le rappeler.  retour

(49) Typhoé, principe et agent du mal, est le père de tous les vents, excepté du Notus, de Borée et de Zéphyre. Remarquons ici avec Wolf : 1° qu'outre les vents cardinaux, les seuls dont Homère fasse mention, Hésiode en a connu d'autres ; 2° qu'il représente comme bienfaisants et utiles le Notus, Borée et Zéphire, et décrit les autres comme nuisibles et orageux. On pourrait en conclure qu'il en savait plus qu'Homère à cet égard ; cependant il passe sous silence l'Eurus, dont Homère parle souvent : il paraît tronc tantôt plus instruit, tantôt plus ignorant qu'Homère. Ainsi ce passage n'est pas un de ceux qui peuvent servir à fixer l'époque où vécut chacun de ces deux poètes.  retour

(50) Ici commence une nouvelle époque : les dieux, vainqueurs des Titans, défèrent la royauté à Jupiter, et Jupiter, fidèle à ses promesses (v. 302), leur distribue les emplois et les honneurs. La race de Jupiter représente le troisième et dernier âge de la religion grecque ; le voile des allégories commence à devenir plus diaphane, et le polythéisme se revêt de la véritable forme hellénique.  retour

(51) Métis est la première femme de Jupiter, parce qu'un roi ne doit pas avoir de compagne plus intime que la Prudence : le poète indique par cette allégorie que la Sagesse est unie à la puissance divine. Le livre intitulé la Sagesse de Salomon nous présente une image semblable (c. 8, § 2) : "J'ai aimé la Sagesse et je l'ai recherchée dès mon adolescence : j'ai désiré l'avoir pour épouse."
Lorsque Jupiter dévore Métis et la cache dans ses entrailles, c'est pour s'attacher la Sagesse par des noeuds encore plus indissolubles ; il agit ainsi d'après les conseils d'Uranus et de la Terre, parce que les Destins avaient prédit qu'il lui naîtrait un fils qui le détrônerait. Ce mythe bizarre remonte sans doute à une haute antiquité ; nul passage n'a été plus interpolé que celui qui le concerne. Chrysippe, cité par Galien (De Hippocratis et Platonis dogmatum differentiâ, 3, p. 273), lisait dans son exemplaire de la Théogonie une narration bien plus détaillée, que nous avons traduite dans les Fragments. Celte fable a été mentionnée par le scholiaste de l'Iliade (ch. 1, 195, et ch. 8, 39), par celui de Platon (p. 204) et par les pères de l'Église, saint Théophile (in Autotest, p. 276) et saint Clément de Rome (Homélie 5, 12).
Voici ce que rapporte Apollodore (liv. 1, c. 3, § 6) : "Jupiter s'unit à Métis, qui emprunta toutes sortes de formes pour ne point partager sa couche ; lorsqu'elle fut enceinte, il s'empressa de la dévorer : elle lui avait prédit qu'après la fille qu'elle allait mettre au jour, elle enfanterait un fils qui deviendrait le maître du ciel ; dans cette crainte, il la dévora. Le terme de l'accouchement étant arrivé, Prométhée, ou, suivant d'autres, Vulcain, lui fendit la tête, et Minerve en sortit tout armée sur les bords du fleuve Triton."
II y a à la fois quelque chose de cruel et de monstrueux dans cette action de Jupiter, qui engloutit Métis dans ses entrailles. Ce mythe a sans doute une origine orientale, car il ressemble au mythe de Saturne dévorant ses enfants. La naissance de Minerve a des rapports avec celle des brames, issus de la tête de Brama. L'Onga phénicienne apportée par Cadmus à Thèbes (Pausanias, Béotie c. 13) n'est pas assujettie non plus aux lois ordinaires de la génération ; elle n'a point de mère et émane du sein de l'abîme commun, d'où tout sort et où tout rentre : l'Inde, la Phénicie, l'Égypte, la Libye, ont concouru à la formation de la Minerve grecque.  retour

(52) Latone conçoit de Jupiter Apollon et Diane. Hésiode distingue Apollon et Diane du Soleil et de la Lune, qui sont nés (v. 372) d'Hypérion et de Thia. Homère avait déjà établi cette distinction. La confusion n'arriva que plus tard, vraisemblablement lorsque le culte d'Hélios et de Séléné s'affaiblit et disparut. En effet la filiation de ces deux divinités cosmogoniques indique que les Grecs les faisaient remonter jusqu'à l'époque de cet ancien culte sacerdotal dont l'astronomie composait un des éléments et dont les Titans avaient été les fondateurs.retour

(53) Hésiode fait naître Harmonie de Mars et de Vénus. Apollodore (liv. 3, c. 4) a suivi la même tradition. Mais d'après Diodore de Sicile (liv. 5, c. 48), elle était née de Jupiter et d'Électre, fille d'Atlas. Le scholiaste d'Euripide (Phéniciennes, v. 7) rapporte que, suivant Dercyllus, elle avait eu pour père Dracon, fils de Mars et souverain de la contrée où Thébes fut fondée par Cadmus. Si les traditions varient sur les parents d'Harmonie, toutes s'accordent sur le nom de son époux. Le mariage de Cadmus et d'Harmonie est célèbre dans les fables antiques ; il a été chanté ou mentionné par Pindare (Pyth. 3, v. 163), par Euripide (Phénic. 829 ), par Théognis (v. 15), par Nonnus (Dionysiaques, liv. 5, 88, 125), par Pausanias (1. 9, c. 5), par Diodore de Sicile, (liv. 5, c. 49), et par Apollodore. Hésiode parle plus bas (v. 975) des enfants issus de ce mariage. retour

(54) Jupiter et Maïa, fille d'Atlas, engendrent Mercure, qu'Hésiode nomme le héraut des Immortels. Les nombreuses découvertes, les nombreux talents que la fable attribua à Mercure doivent faire supposer qu'il a existé plusieurs dieux de ce nom qu'on a adorés et pour ainsi dire résumés dans un seul, comme on a mis sur le compte d'un seul Hercule les travaux que plusieurs avaient accomplis. Nous devons remarquer que du temps d'Homère et même d'Hésiode, Mercure n'est guère représenté que comme le messager des dieux ou le conducteur des ombres dans les enfers ; ce n'est que plus lard qu'on lui assigna d'autres fonctions. Comme Hésiode n'en parle pas, il y a lieu de croire que l'hymne homérique à Mercure n'a été composé qu'après ce poète ; voici le début de cet hymne :
"Muse, célèbre Mercure, le fils de Jupiter et de Maïa, le protecteur de Cyllène et de l'Arcadie aux nombreux troupeaux, l'utile messager des dieux, Mercure qu'enfanta l'auguste Maïa aux beaux cheveux après s'être unie d'amour avec Jupiter. Se déroulant à la foule des bienheureux Immortels, elle habitait au fond d'un antre ténébreux : c'est là que le fils de Saturne s'unit à cette Nymphe aux beaux cheveux, pendant la nuit, tandis qu'un doux sommeil s'était emparé de Junon aux bras d'albâtre, et il trompait ainsi les Immortels et les faibles humains. Quand la volonté du grand Jupiter fut accomplie, le dixième mois brilla dans le ciel, et la lumière du jour éclaira d'illustres merveilles. Alors Maïa enfanta un fils à l'esprit rusé, aux paroles séduisantes, voleur adroit, habile à enlever des boeufs, conducteur des songes, qui veille durant la nuit et garde les portes ; ce dieu devait faire éclater bientôt des prodiges parmi les Immortels. Né dès l'aurore, déjà il jouait de la lyre vers le milieu du jour, et le soir il déroba les boeufs d'Apollon qui lance au loin ses traits."  retour

(55) Bacchus, fils de Jupiter et de Sémélé, fille de Cadmus, est la première divinité qu'Hésiode fasse naître d'un Dieu et d'une mortelle. Cette filiation annonce une nouvelle époque religieuse, celle des hommes qu'un genre de talens inconnu aux siècles antérieurs fit placer au rang des dieux. Peut-être faut-il croire que si des Héros tels que Bacchus ou Hercule étaient censés descendre de Jupiter, c'est qu'ils avaient été les bienfaiteurs de l'humanité, enrichie par eux de découvertes utiles ou délivrée de ses fléaux ; c'est qu'ils semblaient jouer sur la terre, par leur puissance, le rôle suprême que Jupiter remplissait dans les cieux. Des rois n'étaient-ils pas surnommés les nourrissons, les rejetons de Jupiter (diotréphéis, diogénéis) ? Hésiode ne raconte la naissance de ces demi-dieux qu'après celle de tous les dieux issus d'une origine doublement céleste, parce que leur culte ne s'établit en Grèce qu'à l'époque où le polythéisme éprouva le besoin de renouveler ses antiques idoles et d'élargir le cercle de ses croyances. 
On sait qu'il y eut plusieurs Bacchus dans l'antiquité ; les deux plus célèbres furent l'un le fils de Jupiter et de Proserpine ou de Cérès, qui sous le nom de Iacchus figurait dans les mystères d'Éleusis, et l'autre le fils de Jupiter et de Sémélé dont Homère parle (Iliade, ch. 14, v. 325). Homère et Hésiode ne disent rien de la fable bizarre de Bacchus né de la cuisse de Jupiter ni de tous les exploits qu'on lui attribue ; ils se bornent à le représenter comme faisant la joie et le bonheur des mortels. Homère l'appelle charma brotoisin ; Hésiode lui donne l'épithète de polugêthéa. Virgile a copié ces deux poètes lorsqu'il dit (Aeneid. 10) : "Adsis laetitiae Bacchus dator." L'histoire de Bacchus, ainsi que l'a démontré Bochart ("Chanaan, liv.1, c. 18), remonte plus haut que celle de Cadmus, et si Hésiode lui assigne une origine thébaine, c'est pour flatter l'orgueil de sa patrie ou parce que les fondateurs de Thèbes avaient apporté son culte de l'Orient. Bacchus était connu ailleurs avant de l'être en Grèce ; il a eu tour à tour pour berceau l'Inde, l'Égypte et la Phénicie. La première notion de Bacchus est orientale et par conséquent symbolique. On a divinisé en lui d’abord la force de la génération, puis l'idée de la civilisation, surtout celle de la découverte du vin, qui amena dans beaucoup d'endroits, comme ailleurs, la culture du blé, le commencement de l'industrie et des arts. Les fêtes de Bacchus, qui devinrent des mystères, offraient donc le symbole du passage de la vie sauvage et grossière à une vie plus douce et meilleure ; bientôt ces rites religieux se changèrent en cérémonies où régnèrent l'hilarité et la licence, le délire et la fureur. Les mythes venus de la Phénicie, de l'Égypte et de la Thrace, ces mythes si différerents les uns des autres ; furent appliqués au seul Bacchus thébain. Les attributions et le culte de ce Dieu durent leur accroissement successif aux dithyrambes, aux drames satiriques, aux tragédies et aux Dionysies célébrées dans Athènes. retour

(56) Hésiode s'écarte ici de la tradition homérique en donnant Aglaïa, la plus jeune des Grâces, pour femme à Vulcain. Dans l'Iliade, c'est Charis, nom commun aux Grâces ; dans l'Odyssée, c'est Vénus qui est son épouse. Cornutus (De naturâ deorum, c. 15) dit qu'Homère a marié une des Grâces à Vulcain parce que les ouvrages de l'art sont gracieux. Une telle pensée nous semble trop subtile pour avoir été dans l'esprit d'Homère et même dans celui d'Hésiode. Aglaïa, dont le nom signifié l'éclat, offre plutôt ici quelque rapport cosmogonique avec le feu personnifié dans Vulcain.  retour

(57) Voici le début d'un nouveau poème. Ici commence l'héroogonie ou la naissance des héros conçus par des déesses qui ont, épousé des mortels : à la race des dieux succède la race des déesses. Le récit de leurs hymens n'est pas aussi détaillé ni aussi orné que les narrations précédentes, d'où il est permis de supposer avec Heyne qu'Hésiode a manqué de matériaux et que de son temps ces fables n'avaient pas encore été célébrées par beaucoup de poèmes antérieurs.  retour

(58) Cérès s'unit à Iasius et engendre Plutus. Ce mythe remonte jusqu'à l'Odyssée, où il est dit (ch, 5, v. 125) : "Ainsi lorsque Cérès aux beaux cheveux, cédant aux désirs de son coeur, s'unit d'amour avec Gassion dans un guéret trois fois labourés, Jupiter ne l'ignora point et, il tua Gassion en le frappant de sa foudre brûlante." Apollodore (lib. 3, c. 12, § 1) raconte que Jasion, né de Jupiter et d'Électre, fille d'Atlas, étant devenu amoureux de Cérès et voulant la violer, fut tué par la foudre. Hésiode se tait sur ce genre de mort. Diodore de Sicile (liv. 5, c. 77) rapporte que Plutus naquit dans une ville de Crète appelée Tripolum mais, comme il est facile de le voir, il a forgé ce nom avec l'hémistiche neio éni tripolo, qui se trouve également dans l'Odyssée et dans la Théogonie. Il ajoute que, suivant les uns, la terre ensemencée par Jasion produisit des fruits en si grande abondance que l'on appela cette abondance Plouton ; et que selon d'autres, de Cérès et de Jasion naquit un fils nommé Plutus, parce qu'il fut le premier qui apprit aux hommes à ramasser et à garder les richesses. Wolf, en reconnaissant dans ce mythe des signes frappants du langage allégorique, cite un passage des Allégories homériques (c. 68) où Héraclide dit : "C'est avec raison que Jasion, homme adonné à l'agriculture et habitué à recueillir en abondance les fruits de ses champs, passa pour avoir été aimé de Cérès." Heyne prétend que les fables de Jasion et de Cérès avaient rapport à celles de la Samothrace. Plutus, qui est représenté ici comme dispensateur des richesses et du bonheur sur la terre et sur la mer, plus tard fut dépeint sous d'autres couleurs, suivant le génie de chaque siècle, témoin la comédie d'Aristophane qui porte le nom de ce dieu.  retour

(59) Hésiode célèbre l’hymen de Jason, fils d'Éson et de Polymède, suivant Apollodore, avec Médée, fille d'Éétés et d'Idye. L'unique fruit de ce mariage est Médéus, d'après Hésiode. Cependant Pausanias (Corynthie 3 ) nous apprend que les enfans de Médée et de Jason étaient Mermérus et Phérès, et que, suivant Cynéthon de Lacédémone, qui avait écrit des généalogies en vers, ils avaient encore eu une fille nommée Ériopis. Apollodore (liv., 1 c. 9, v. 28) dit que Médéus ou Médus eut pour père Égée, que Médée épousa dans Athènes. On voit que ces généalogies s'éloignent des traditions d'Hésiode. On peut supposer que le récit de l'expédition des Argonautes est un mythe postérieur aux premiers siècles de la Grèce : Homère en effet et même Hésiode ne parlent pas de la conquête de la Toison d'or. Hésiode ne représente pas ici Médée comme une magicienne ; quant à Jason, il se borne à dire que le roi Pélias lui imposa de nombreux travaux, comme Eurysthée à Hercule. Un voyage guerrier ou plutôt la piraterie exercée sur le Pont-Euxin, un riche butin rapporté dans la Thessalie, la conquête d'un vaste trésor ou peut-être de cet or que le Phase roule dans le sable de ses flots, la capture d'une princesse ou d'une femme du pays, que le vainqueur emmena à son retour d'Iolchos, voilà sans doute le fond historique que dans la suite l'imagination des poètes embellit de tant d'ornements fabuleux. A quelle époque fut composé le premier poème des Argonautiques ? c'est ce qu'il est difficile de préciser. On peut seulement croire qu'il n'a été l'ouvrage ni d'Épimènide ni d'Orphée. L’expédition des Argonautes, à cause de son antiquité et de l'éloignement du pays qui lui servit de théâtre, est un des énements de l'Antiquité que la fable et la poésie ont le plus chargé de fictions empruntées à divers peuples et à diverses époques. Un sujet si obscur ne saurait donc fournir aucun document positif pour établir quelque système de géographie, d'histoire ou de chronologie.
Hésiode dit que Chiron éleva Médéus sur les montagnes. Ce centaure, habitant de la Thessalie, passait dans l'Antiquité pour avoir veillé à l’éducation de presque tous les héros. Les hommes les plus célèbres par leur courage ou par leur science, Jason, Achille, Esculape avaient été ses élèves. Chiron, dont il est souvent parlé dans Homère, était le fils de Philyre et de Saturne, suivant Apollodore (liv. 1, c. 2, v. 2). Suidas cité par le scholiaste d'Apollonius (liv. I, 554), disait dans ses Thessaliques qu'il était né d'Ixion, comme les autres centaures.  retour

(60) Wolf ajoute peu de foi à l'authenticité des deux derniers vers. En effet la généalogie des héros issus des hommes et des femmes célèbres de l’ancienne Grèce ne se rattache pas à celle des dieux, qui fait le sujet principal de la Théogonie. Il dit cependant : "Si les deux derniers vers sont authentiques, le poète continuait par l'énumération des héroïnes gunaikôn phulon (comme plus haut, 965, theaôn phulon), c'est-à-dire des femmes mortelles qui avaient eu des héros pour époux et pour fils. Dans ce nombre devait être Alcmène, qui eut d'Amphitryon lphiclus et de Jupiter Hercule. Ainsi ce poème, que les grammairiens ont intitulé le Bouclier d'Hercule, devrait être rattaché à la Théogonie, les passages qui se trouvaient entre ces deux ouvrages en ayant été séparés par l’injure des ans.  "II est, selon nous, plus naturel de croire que la Théogonie finissait au vers 1.020, ou que du moins à la place des deux vers suivants il en existait d'autres qui se liaient davantage au sujet du poème et qui lui servaient de complément. Le poème consacré aux femmes célèbres devait former un ouvrage à part. Plusieurs auteurs le désignent par le titre de Megalai Eoïai ou de Katalogos gunaikôn. C'est à ce poème que se rattachait probablement le Bouclier d'Herculeretour