μεταφυσικά
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Hic et nunc

Être, c'est toujours être ceci d'abord dont nous rêvons de nous abstraire parfois sans y parvenir jamais : être d'ici et maintenant ; être né là, et de ceux-ci ; s'être inséré dans l'ordre des vivants avec une langue, une culture, des us qui vous définissent toujours plus qu'on ne l'imagine ; vous déterminent plus qu'on ne le voudrait ; bref vous limitent. Or, déterminé, l'homme l'est deux fois : en tant que vivant, soumis à l'ordonnancement du monde à l'instar de n'importe quel animal ; en tant qu'humain, nécessairement social ou, comme l'écrit Aristote, politique. (9)

Moins royaume qu'exil

Toute la question, qui définit notre être au monde, revient à la place que nous accordons à cette détermination et donc à cette finitude : ou bien la soumission pure et simple ou bien au contraire le refus, la révolte. Mais ce serait trop simple de la ramener à cette alternative où néanmoins, au delà de la traditionnelle et fallacieuse opposition nature/culture, se joue en réalité, surtout aujourd'hui, la question de l'identité. Une grande partie de notre histoire philosophique laisse entendre des perspectives essentialistes qui nous invitent seulement à réaliser une nature toujours/déjà achevée. Et l'on trouve, de droite comme de gauche, des postures invitant au progrès continu.

Quid de la terre que l'on quitte ? quid de celle que l'on convoite de conquérir ? Quid de ce rêve inextinguible qui fait espérer l'herbe toujours plus verte dans le champ du voisin mais en même temps de cette tendance à tout ramener à soi qui fait les luttes incessantes d'appropriation ?

Il est incontestable, et c'est bien le constat que fait G Bataille dans ce passage déjà plusieurs fois cité, que l'homme est cet être qui, de manière systématique, dit non, autant à lui-même qu'au monde. Bataille le pose comme un principe, comme un fait incontestable dont il ne cherche pas l'explication. Animal inachevé ou anomalie dans l'ordre de la nature comme le laisse accroire le mythe de Prométhée, qu'importe au fond puisque dans tous les cas de figure sa trajectoire est presque toujours aberrante de n'être jamais ni où ni celui qu'on eût pu légitimement attendre.

Et pourtant, en même temps, cette question entêtante et entêtée sur la nature humaine qui d'un côté conduit inexorablement à se placer au sommet de la hiérarchie de l'être (10) , qui de l'autre draine derrière elle le sentiment nostalgique et souvent inquiet d'une terre que l'on eût malencontreusement quittée. Qui suis-je ? en son versant individuel, quelles sont mes racines ? en son versant collectif : une question qui revient presque toujours, de manière subreptice et souvent dangereuse à se demander ce qu'on doit être, ou quel modèle reproduire. A ce titre, et sans pour autant suivre le modèle d'un J Fourastié (11) on peut parier, au moins de manière métaphorique, sur la jeunesse de l'humain. Il faut sans doute se méfier de ces parallèles dressés entre phylogenèse et ontogenèse qui, tels les grands systèmes de la pensée du XIXe - ne pensons qu'à Hegel, Marx ou Comte - pour ce qu'ils laissent accroire un développement nécessaire et pré-déterminé - ce fut bien au reste la grande illusion des Lumières et du XIXe que d'imaginer un progrès nécessaire. Pour autant demeure, cette idée juste selon nous, d'une humanité se construisant au gré de son histoire, ce que M Serres théorisa en évoquant l'hominescence.

Tel l'enfant qui s'aventure au devant de la marche de ses parents mais fait d'incessants allers et retours comme s'il eût craint d'avoir outrepassé une limite ou qu'il fût effrayé de sa propre témérité, ou qui invariablement s'essaie au non pour affirmer son être mais ne le fait qu'en quête d'une norme qui pût asseoir son autonomie, l'humanité ne semble décidément pas très vieille. L'humanité, oui, ressemble à un enfant qui regimbe.

Ce lien qui nous rive au monde semble au premier abord rien moins que libre mais bien au contraire imposé autant par les circonstances aléatoires de la naissance que par notre nature animale. Mais, en même temps, la conscience que nous nous formons de nous-même nous interdit manifestement de n'être qu'au monde, nous en arrache irrémédiablement en nous plaçant devant lui. L'humain est nomade, sans doute, de ne parvenir à s'attacher à rien sans désirer incontinent l'ailleurs ; de ne désirer ses racines que pour aussitôt rêver les dépasser ; de ne vouloir l'aller que pour le retour.

C'est là peut-être l'antienne la plus archaïque de nos représentations : intimement liée à la désobéissance initiale, l'expulsion. Mais ce qu'elle dit d'abord c'est ce sentiment indélébile de n'être pas d'ici, d'être étranger au monde ; d'y être exilé tout en espérant, c'est en tout cas la perspective qu'offre le religieux, que ce ne fût que provisoirement. Point commun avec le mythe romain, où les protagonistes sont tous des exilés d'après la guerre de Troie, où le héros fondateur est lui-même sauvé des eaux et donc sans origine assignable à l'instar d'un Moïse ; point commun aussi avec l'épopée mosaïque : le peuple juif, aliéné en Égypte, sans terre et qui a même cessé d'attendre la réalisation de la promesse et erre bien longtemps avant de trouver havre à la mesure de la promesse.

Son royaume, décidément n'est pas de ce monde ... L'humain n'est jamais où l'on croit, d'où l'on croit.

A l'intersection, tel le nageur traversant le fleuve qui, se trouvant au milieu du gué, n'eût plus de meilleure raison d'avancer plutôt que de rebrousser chemin, aussi loin de sa terre d'élection que de sa rive natale, dans cette posture étrange mais fascinante, complexe pour tout dire, au sens où Morin l'entendait, où s'enroulent d'infinies boucles de rétroaction et où, assurément, ce qui produit l'homme est en même temps sa conséquence ; où cette résultante qu'est l'homme est en même temps cause de ce qui le produit.

Une affaire de distance

L'enfant ne met pas les doigts dans le pot de confiture devant ses parents ; il attend qu'ils soient ailleurs ; le regard détourné. On remarquera de la même manière que la désobéissance originaire se fait en l'absence de Dieu : elle n'eût pas pu avoir lieu en sa présence. Spinoza n'a sans doute pas tort de penser que la certitude que nous avons de notre propre liberté provient de l'ignorance des causes qui nous font agir. Ces causes seraient elles immédiates qu'elles nous figeraient, nous pétrifieraient. Les textes de l'Exode ne disent pas autre chose.

On remarquera, de la même manière, que la conscience, à plus forte raison la conscience de soi, ne peut surgir qu'à condition que se présente en face d'elle, quelque chose ou quelqu'un qui ne soit pas elle. Au même titre que le désir qui ne peut se manifester qu'à condition d'être distant de son objet et s'épuise de l'avoir saisi. La naissance, souvent présentée comme un traumatisme, qui est effectivement un choc, est bien la précipitation brusque dans le monde de l'objet : la conscience peut commencer de se former qui dispose désormais d'une extériorité dont elle ne disposait pas auparavant. Que, psychologiquement, elle symbolise à merveille la tension contradictoire d'à la fois retrouver un état fusionnel et quiet mais en même temps de saisir ce qui s'offre désormais à soi ; que l'aller ne vaille et ne soit peut-être supportable que dans l'espérance folle d'un retour impossible, que la dynamique ne se puisse déployer sans susciter sa propre réaction n'est pas de peu d'importance.

Je crois cette distance essentielle ; je la devine formatrice. Et se conjugue en terme de différence - justement pas en terme d'identité. La génétique nous a appris qu'il n'était pas de pire risque pathogène que l'endogamie : la vie ne se déploie que dans la différence. Cette différence peut évidemment être entendue comme le rapport - nécessairement abstrait - entre deux choses ou individus concrets. Prise ainsi, elle est la résultante d'une réflexion : dès lors qu'à un élément de A ne correspond pas un élément de B, il est légitime de constater i.e. de juger qu'il y a différence. Mais la différence c'est le fait de porter, d'éparpiller, de disperser. Ainsi, la différence a-t-elle un versant concret : la distance, l'écart.

On disperse une armée ennemie lors d'un combat : elle est alors synonyme de défaite ; on divise pour mieux régner, elle est alors exercice du pouvoir.

L'épisode Babel (12)

Dans cet étrange passage de la Genèse, elle est la réponse divine à l'édification de la tour où la dispersion dans l'espace se double de la division des langues

C'est pourquoi on la nomma Babel, parce que là le Seigneur confondit le langage de tous les hommes et de là l’Éternel les dispersa sur toute la face de la terre.
(Gn,11,9)

Récit emblématique qui marque la fin du récit des origines, qui intervient tout de suite après celui du Déluge qui relate surtout le récit d'une faute collective et celui de sa sanction.

Peuple une première fois dispersé, après le Déluge, peuple errant se cherchant une terre c'est-à-dire une assise. (Gn,11,2). Ce sont des survivants, des rescapés, ceux qui échappèrent à la sanction et qui reçurent la promesse que d'extermination il n'y aurait plus (Gn,8,21)

On s'en souvient le travail(13) - au double sens de souffrance et de production - sera la réponse/sanction divine à la désobéissance originaire : c'est sans doute le plus intéressant que, terre et travail liés, prennent ainsi le double sens ambivalent de symbole de la faute, forme de la punition mais aussi moyen de salvation. La terre est maudite en cela qu'elle ne fournira pas que des pousses comestibles et de toute manière qu'au prix de lourds efforts.

Au premier regard l'interprétation du récit semble relativement aisée : l'homme, ici, engage un rapport de force avec Dieu ; il veut se faire un nom (Allons! bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre.) Ce dernier, en revanche perçoit le danger de l'union (maintenant rien ne les empêcherait de faire tout ce qu'ils auraient projeté.) (14)

Sauf que !

- L'outrage que représenterait la mégalomanie est au moins aussi grave que celui qui justifia le déluge. Or, ici Dieu se contente de disperser.

- Quand bien même l'union fasse la force, rien n'indique dans ces versets que la tour fût à entendre comme une guerre ouverte contre Dieu. Au contraire il semblerait bien que ce fût plutôt l'union autour d'un projet commun, la recherche d'un ciment qui permette à l'humain de faire corps qui soit au centre du projet. Qui permette à l'humain de se faire un nom

- Monument; ville, oeuvre humaine ne sont finalement que les conséquences de la dispersion humaine dans le monde. Comme il l'avait fait pour Caïn en le protégeant de toute vengeance mais pas de toute punition, Dieu offre à l'humanité, même dans des conditions difficiles (travail) les moyens de survivre, de se déployer; de racheter sa faute et d'honorer son dieu. Le monument, après tout, aurait tout aussi bien pu être entendu comme un élan vers dieu comme un acte de vénération plutôt que de rébellion.

Sauf que précisément il ne le fut pas. C'est que se jouent ici, dans ce passage rapide d'à peine sept versets, autant la question de la terre, que celle de la langue qu'enfin celle de la cité, de la ville pour suggérer enfin la question qui nous hante : qu'est-ce qu'être homme ? Qu'il faut donc regarder de plus près.

suite


9)ARISTOTE. (330 av. J-C.) La Politique. I, 2. (Traduction Jean Tricot)

La cité est au nombre des réalités qui existent naturellement, et (...) l'homme est par nature un animal politique. Et celui qui est sans cité, naturellement et non par suite des circonstances, est ou un être dégradé ou au-dessus de l'humanité. Il est comparable à l'homme traité ignominieusement par Homère de : Sans famille, sans loi, sans foyer, car, en même temps que naturellement apatride, il est aussi un brandon de discorde, et on peut le comparer à une pièce isolée au jeu de trictrac.

Mais que l'homme soit un animal politique à un plus haut degré qu'une abeille quelconque ou tout autre animal vivant à l'état grégaire, cela est évident. La nature, en effet, selon nous, ne fait rien en vain ; et l'homme seul de tous les animaux, possède la parole. Or, tandis que la voix ne sert qu'à indiquer la joie et la peine, et appartient aux animaux également (car leur nature va jusqu'à éprouver les sensations de plaisir et de douleur, et à se les signifier les uns aux autres), le discours sert à exprimer l'utile et le nuisible, et, par suite aussi, le juste et l'injuste ; car c'est le caractère propre à l'homme par rapport aux autres animaux, d'être le seul à avoir le sentiment du bien et du mal, du juste et de l'injuste, et des autres notions morales, et c'est la communauté de ces sentiments qui engendre famille et cité.

10) Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale (1973)

C'est maintenant (...) qu'exposant les tares d'un humanisme décidément incapable de fonder chez l'homme l'exercice de la vertu, la pensée de Rousseau peut nous aider à rejeter l'illusion dont nous sommes, hélas ! en mesure d'observer en nous-mêmes et sur nous-mêmes les funestes effets. Car n'est-ce-pas le mythe de la dignité exclusive de la nature humaine qui a fait essuyer à la nature elle-même une première mutilation, dont devrait inévitablement s'ensuivre d'autres mutilations ? On a commencé par couper l'homme de la nature, et par le constituer en règne souverain ; on a cru ainsi effacer son caractère le plus irrécusable, à savoir qu'il est d'abord un être vivant. Et en restant aveugle à cette propriété commune, on a donné champ libre à tous les abus. Jamais mieux qu'au terme des quatre derniers siècles de son histoire l'homme occidental ne put-il comprendre qu'en s'arrogeant le droit de séparer radicalement l'humanité de l'animalité, en accordant à l'une tout ce qu'il refusait à l'autre, il ouvrait un cercle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d'autres hommes, et à revendiquer au profit de minorités toujours plus restreintes le privilège d'un humanisme corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l'amour-propre son principe et sa notion.

11) J Fourastié, Idées Majeures, Editions Gonthier , Bibliothèque méditations, Paris 1966

« Pendant nos 5 premières années, sans parent et sans maître, nous avons à peine pu nous distinguer d'autres mammifères; puis nous avons trouvé l'art, la morale, le droit, la religion.»
«Nous savons lire et écrire depuis moins d'un an. Nous avons construit le Parthénon voici moins de trois mois; il y a deux mois, le Christ est né. Il y a moins de 15 jours, nous avons commencé d'identifier clairement la méthode scientifique expérimentale, qui nous permet de connaitre quelques réalités de l'Univers; il y a deux jours que nous savons utiliser l'électricité et construire des avions.»
« Nos meilleures expériences politiques, économiques et sociales datent de moins d'une semaine; les premiers vagissements des sciences humaines de quelques jours. »
« Voici quelques minutes, Gaston Berger montrait la nécessité de la recherche prospective, c'est à dire de la prévision en vue de la décision. »
« Nous sommes en pleine croissance, après avoir franchi lentement les étapes d'une enfance difficile: notre corps se développe à la vitesse hallucinante de 3% par heure, notre faculté de production à peu près aussi vite, notre faculté de connaissance plus vite encore. Nous ne savons pas encore quels seront dans l'avenir la taille et le poids de notre corps et de notre cerveau, s'ils ont un optimum. »
« Nous sommes un petit garçon de dix ans, courageux, fort et plein de promesses; nous saurons dès l'an prochain faire beaucoup de dictées sans fautes et calculer correctement les règles de trois. Dans deux ans, nous entrerons en classe de sixième et nous ferons notre première communion solennelle.»
« Dans 100.000 ans, nous atteindrons notre majorité ...»

12) lire

13) Gn 3,16

 Il dit à la femme: J'augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur, et tes désirs se porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi.
 Il dit à l'homme: Puisque tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l'arbre au sujet duquel je t'avais donné cet ordre: Tu n'en mangeras point! le sol sera maudit à cause de toi. C'est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie,
 il te produira des épines et des ronces, et tu mangeras de l'herbe des champs.
 C'est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu'à ce que tu retournes dans la terre, d'où tu as été pris; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière.
 Adam donna à sa femme le nom d'Eve: car elle a été la mère de tous les vivants.
 L'Éternel Dieu fit à Adam et à sa femme des habits de peau, et il les en revêtit.
 L'Éternel Dieu dit: Voici, l'homme est devenu comme l'un de nous, pour la connaissance du bien et du mal. Empêchons-le maintenant d'avancer sa main, de prendre de l'arbre de vie, d'en manger, et de vivre éternellement.
 Et l'Éternel Dieu le chassa du jardin d'Éden, pour qu'il cultivât la terre, d'où il avait été pris.
 C'est ainsi qu'il chassa Adam; et il mit à l'orient du jardin d'Éden les chérubins qui agitent une épée flamboyante, pour garder le chemin de l'arbre de vie.

14) c'était au reste un argument du même ordre qu justifia l'interdit initial

 L'Éternel Dieu dit: Voici, l'homme est devenu comme l'un de nous, pour la connaissance du bien et du mal. Empêchons-le maintenant d'avancer sa main, de prendre de l'arbre de vie, d'en manger, et de vivre éternellement
 Et l'Éternel Dieu le chassa du jardin d'Éden, pour qu'il cultivât la terre, d'où il avait été pris.
(Gn,3,23)