Georges Bataille La spécificité humaine.
L'érotisme p 223

 

L'apparition du travail, des interdits historiquement saisissables, sans doute, subjectivement, de durables répulsions et une insurmontable nausée marquent si bien l'opposition de l'animal à l'homme qu'en dépit de la date reculée de l'événement, l'évidence se fait. Je pose en principe un fait peu contestable : que l'homme est l'animal qui n'accepte pas simplement le donné naturel, qui le nie. Il change ainsi le monde extérieur naturel, il en tire des outils et des objets fabriqués qui composent un monde nouveau, le monde humain. L'homme parallèlement se nie lui-même, il s'éduque, il refuse par exemple de donner à la satisfaction de ses besoins animaux ce cours libre, auquel l'animal n'apportait pas de réserve. Il est nécessaire encore d'accorder que les deux négations que, d'une part, l'homme fait du monde donné et, d'autre part, de sa propre animalité, sont liées. Il ne nous appartient pas de donner une priorité à l'une ou à l'autre, de chercher si l'éducation (qui apparaît sous la forme des interdits religieux) est la conséquence du travail, ou le travail la conséquence d'une mutation morale. Mais en tant qu'il y a l'homme, il y a d'une part travail et de l'autre négation par interdits de l'animalité de l'homme .

L'homme nie essentiellement ses besoins animaux, c'est le point sur lequel portèrent la plupart de ses interdits, dont l'universalité est si frappante et qui vont en apparence si bien de soi qu'il n'en est jamais question. L'ethnographie traite il est vrai du tabou du sang menstruel, nous y reviendrons, mais seule, à la rigueur, la Bible donne une forme particulière (celle de l'interdit de la nudité) à l'interdit général de l'obscénité, disant d'Adam et d'Ève qu'ils se surent nus. Mais personne ne parle de l'horreur des excreta, qui est essentiellement le fait de l'homme. Les prescriptions qui touchent nos émissions ordurières ne sont, de la part des adultes, l'objet d'aucune attention réfléchie et ne sont même pas citées au nombre des tabous. Il existe donc une modalité du passage de l'animal à l'homme si radicalement négative que nul n'en parle. Nous ne la mettons pas au compte des réactions religieuses de l'homme, tandis que nous y mettons les tabous les plus absurdes. Sur ce point , la négation est si parfaite que nous tenons pour inopportun d'apercevoir et d'affirmer qu'il y a là quelque chose de remarquable. Pour simplifier, je ne parlerai pas maintenant du troisième aspect de la spécifité humaine , qui touche la connaissance de la mort : je rappellerai seulement à ce propos que cette conception, peu discutable, du passage de l'animal à l'homme est en principe celle de Hegel. Toutefois Hegel, qui insiste sur le premier et le troisième aspect , évite le second, obéissant lui-même (en n'en parlant pas) aux interdits durables que nous suivons. C'est moins gênant qu'il ne semble d'abord, car ces formes élémentaires de la négation de l'animalité se retrouvent dans des formes plus complexes. Mais s'il s'agit précisément de l'inceste, nous pouvons douter qu'il soit raisonnable de négliger l'interdit banal de l'obscénité.