μεταφυσικά
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Livre I

Il faut bien commencer par là, par ce sentiment étrange qui vous saisit dès que l'on essaie d'appréhender le monde, l'objet, la nature, qu'importe pour le moment le nom qu'on lui donne ; dès lors aussi qu'on cherche à se comprendre soi-même, ce qui sans doute vient presque aussitôt. Un sentiment de gêne, de confusion, de solitude, de distance.

Je tiens pour exemplaire que le premier vrai débat dont il nous reste trace, derrière les hésitations qui firent penser le monde assis plutôt sur l'eau, la terre ou le feu, soit précisément la possibilité que j'ai de penser ce monde.

Pour un esprit grec, obnubilé qu'il put l'être par l'ὕϐρις, conscient de la médiocrité de ses aptitudes intellectuelles, augurant sans grand risque que le monde fût trop vaste, complexe mais surtout infini pour se donner ainsi sans entraves à un entendement si évidemment borné, la connaissance n'est pas une évidence et risque même plutôt d'être un leurre et il y a fort à parier qu'il incline plutôt à attendre des dieux qu'ils lui donnent quelque information sur sa destinée et celle du monde plutôt que de s'engager dans une aventure qu'il devine vaine sitôt qu'il s'aventurerait hors des limites empiriques de son expérience immédiate.

C'est ceci la première leçon : la pensée est un pari, elle est aussi un combat. La seconde est qu'il y a toujours déjà une représentation du monde, déjà prête, dont on aime à penser qu'elle relève du mythe.

Reprenons !

Dilemme
Penser : une souffrance, un combat ?

Mais je m'étais promis de ne pas - trop - penser la métaphysique à partir de son histoire ! Comment se fait-il que tout nous y ramène pourtant comme si, derechef, il n'était possible de la penser qu'à partir de ses soubassements grecs ? C'est que, pourtant, je ne suis pas certain que de métaphysique il y ait, mais bien plutôt des métaphysiques selon que l'un ou l'autre des philosophes que l'on envisage l'ait assise sur l'Esprit, la Nature, Dieu, l'Infini ....

Le vertige prend effectivement à l'entrée du labyrinthe : quel chemin prendre ? celui de gauche ou de droite ? celui de l'être ce qui serait assez logique parce que la pensée elle-même est quelque chose qui est aussi et qu'après tout il n'y a de pensée que de quelque chose ? ou celui de la pensée parce qu'en réalité que serait l'être s'il n'était pensé par quelqu'un ? En rabattant l'un sur l'autre - mais lequel ? - Parménide à la fois perce une trouée mais glisse une esquive subreptice : est-ce l'être qui est égal à la pensée ou l'inverse ? lequel épouse les structures de l'autre ?

Le premier pas est décisif qui mènera ici ou là, du côté des rives idéalistes ou du côté des côtes matérialistes mais l'on n'aimera pas avoir franchi ce pas sans être certain de n'avoir pas fait déjà un choix idéologique que l'on n'eût pas sinon maîtrisé, au moins choisi consciemment. Marx l'avait vu : se poser la question du rapport être/pensée c'est déjà avoir versé, volontairement ou non, du côté idéaliste. Pour lui, le primat de l'être sur la pensée est une évidence ; un postulat. Autant dire que sous chaque pensée, a fortiori quand elle est mûrie par la méthode, la rigueur comme ce peut être le cas pour qui a fait voeu d'oeuvrer en philosophie, il y a une métaphysique implicite au même titre que Saussure aura pu repérer que sous chaque langue, derechef, sous chaque découpage que son système mettait en place, il y avait une métaphysique implicite. Autant dire qu'on ne fonde pas une métaphysique : elle est toujours déjà là ! on l'excave ! Et Comte[1] n'avait peut-être pas tort, quand même ceci dût se poser dans le cadre d'une philosophie de l'histoire progressiste qui fleure bon l'esprit du XIXe, que la métaphysique était l'état puéril du développement de l'esprit humain. Puéril ? peut-être pas ; inaugural, assurément !

Mais, partir de cette conscience originaire qui s'étonne et cherche à comprendre, c'est bien sûr courir le risque de rabattre la métaphysique sur la psychologie et risquer encore une fois de manquer son but. Mais, pourtant, comment ne pas entendre le cri de celui qui s'interrogeant, s'interpose invariablement et glisse d'entre lui et le monde, une distance dont il ne se remettra plus. Comment être certain que le sentiment d'être en face d'une réalité qui vous fait, cerne et nie n'est pas seulement la résultante presque mécanique de l'interrogation dont l'étymologie trahit si bien qu'elle est d'abord entremise. Ce monde n'est-il pas devant moi que parce que simplement je l'interroge ?

Ne vaudrait-il pas mieux partir alors non des données immédiates de la conscience 2 mais du fait de la conscience tel que nous pouvons l'éprouver qui en fait précisément non pas une donnée immédiate mais un événement qui se produit et introduit une rupture ? Indépendamment du fait que notre vie psychologique ne se résume pas à notre conscience, au sens de Freud, cette dernière advient. Il n'y a pas de conscience dans la vie utérine et, même si confusément d'abord, celle-là n'advient qu'à l'occasion de la fin de celle-ci, qu'à l'occasion de la jetée dans le réel. Réel et conscience sont en quelque sorte produits et donnés en même temps même si c'est sur le mode de la distinction et de la déchirure. Avoir conscience de soi c'est d'abord avoir conscience de ce que je ne suis pas, de ce qu'il y a quelque chose hors de moi, qui n'est pas moi et se tient à distance. Cette expérience originaire que la psychologie décrit comme un traumatisme est d'abord celle de la distance autant que de la différence, mais le signe aussi qu'il n'y a celle-là qu'à la condition de celle-ci. Hegel l'avait vu qui le décrit superbement dans les premières pages de la phénoménologie * : l'homme cesse alors d'être du monde, il est alors aussi devant le monde. Qu'importe alors ce qu'il sait, surtout ce qu'il ne sait pas ; ce qu'il sent, confusément puis avec quelque netteté qui le conduira à donner quelque contenu à cette perception originaire, ce qui demeure est cette séparation. La conscience, avant de délivrer un contenu de connaissance,produit une émotion - désagréable : la souffrance de l'exilé, la solitude du réprouvé. Le doigt inflexible de l'ange indiquant le chemin de l'exil à un Adam qui vient sans doute juste de réaliser ce qui venait de lui arriver et soutenant sur le chemin de la solitude une Eve contrite et affaissée sous le poids de la sanction ; ce jeu d'ombres qui laisse juste entr'apercevoir la lumière de l'havre perdu, telle est l'image transmise par Doré de l'expulsion de l'Eden.

La métaphysique n'a pas de territoire, n'a pas d'objet au sens où une science peut en avoir un : elle les a tous de les vouloir appréhender tous en tant qu'ils relèvent de la question de l'être. Non, la métaphysique est d'un moment : celui de ce bras réprobateur ; celui de l'exil interminable.

« L’oiseau de Minerve ne prend son envol qu’à la tombée de la nuit. » (Hegel)

Elle vient toujours après ; après la catastrophe, après la rupture ; après que ce qui fut toujours évident, cesse subitement de l'être. Par son existence même, elle atteste de l'obscurité ; suggère que l'essence même de ce qui est, c'est l'obscurité, l'enfouissement. La métaphysique n'est pas d'emblée religieuse - elle le deviendra beaucoup plus tard - elle ne se demande donc pas pourquoi l'ombre succéda ainsi à la lumière, ni d'ailleurs s'il y eût jamais lumière préalable. Elle se contente - mais le mot trahit ici l'étendue invraisemblable du projet - de constater le voile subrepticement intercalé d'entre la conscience et le monde.

Parménide le dit : il y a bien deux chemins possibles et il n'a aucune peine à relever ainsi que si l'un est tout de lumière arrosé, le second, en revanche voit l'obscur y dominer. Est-il d'ailleurs tout à fait un hasard que fût surnommé l'Obscur celui par qui précisément le scandale arriva : Héraclite ?

La question n'est pas historique ; pas chronologique mais logique : j"imagine assez mal les premiers hommes se poser d'emblée, devant les choses et les êtres qu'ils eurent devant eux, se poser d'emblée la question de l'être ; sans doute tendirent-ils les mains pour les saisir et en faire les instruments de leurs propres survies, à moins que, suivant en ceci la leçon de Rousseau, fuirent-ils d'abord ; par crainte. Vraisemblablement se demandèrent-ils d'abord ce qu'est cet être devant eux et à quoi il pouvait bien leur servir, à moins, ce que supposent à la fois Spinoza et Comte, qu'ils ne lui prêtèrent vie et ne se demandèrent ce que voulait, leur voulait cet être, là, devant eux. Ceci n'a d'ailleurs pas réelle importance et, comme toute question d'origine, revêt-elle une dimension de cercle vicieux incontournable.

La question n'a d'ailleurs pas beaucoup d'importance tant il s(agit ici de savoir si la métaphysique a - encore - un sens, et lequel, et non d'en connaître les conditions originaires : elle en a d'autant moins que nous savons qu'il n'est pas d'action possible sans une représentation préalable du réel et qu'il en va d'ailleurs de même pour une simple observation : entre la théorie et l'expérience, c'est toujours la théorie qui entame le débat disait F Jacob et il fallut bien une théorie quelconque, selon Comte, pour entamer le processus.

C'est donc bien du côté de la logique qu'il faut chercher et celle-ci nous dit trois choses totalement distinctes :

- une approche globale : on ne s'interroge pas ici sur ce qu'est cet objet qui est devant soi, mais sur ce que veut dire être pour cet être qui est. Il est trop manifeste que le verbe être ne désigne pas la même chose quand on écrit Dieu est ; je suis; la pierre est, pour qu'on ne s'interroge pas sur les différentes modalités de l'être au monde qui ne peuvent se réduire à un simple être là, présent devant moi mais que justement cette présence qui dit étymologiquement une approche de ce qui est, advient de manière différente. Approche exactement inverse de celle, par expérience puis expérimentation, qui sera celle des sciences, qui du local au global, procède par inductions successives pour tenter de dégager une loi, une règle, une relation repérable, intelligible entre les objets. La métaphysique, elle, ne procède pas par preuves, mais par déductions ; par raisonnement ! c'est en cela qu'elle est au delà de la physique. S'il est vrai qu'une science a toujours l'âge de ses instruments, alors la métaphysique n'a pas d'âge. Elle est approche du Tout.

- une recherche des principes : on se sait, Aristote parle de πρώτη φιλοσοφία, de philosophie première. Au même titre que Descartes en avait pu faire la racine de son arbre de la connaissance. Dans la classification générale des savoirs, elle vient en premier, ou en dernier c'est selon, mais en tout état de cause occupe une place spécifique. Au même titre que l'éthique suppose une morale implicite que l'on a cru pouvoir ramener à trois principes, au même titre, toute connaissance suppose une métaphysique implicite, qui est sans doute au carrefour de toutes ces théories quelconques que Comte avait cru pouvoir repérer. Elle engage tout ce qu'il y a de commun à ce qui se laisse à connaître : non seulement l'être mais aussi la relation que le sujet connaissant entretient avec l'objet de connaissance. Elle est descente en profondeur, ou remontée au principes, mais n'est-ce pas la même démarche : celle qui consiste à dévoiler les conditions de possibilité de la connaissance.

- elle a vocation à l'universalité parce qu'elle engage le tout ! Rien ne semble en apparence plus faux que d'écrire ceci tant les métaphysiques paraissent indissociables de leurs auteurs : la métaphysique de Descartes n'est pas celle de Kant ; celle d'Aristote n'est pas celle de Platon ... Au point que le projet semble fou, vain et anachronique de vouloir fonder une métaphysique nouvelle qui ne serait au mieux que la nôtre ; au pire que la recension de toutes celles qui lui précédèrent. Même s'il demeure exact que la philosophie ne saurait se passer de sa propre histoire, elle ne s'y réduit cependant pas et il y a quelque chose de profondément légitime à vouloir non tant tout reprendre à zéro, comme le fit Descartes, mais en tout cas à ne pas partir de ces acquis antérieurs. Tenter non une généalogie comme le fit Nietzsche - ce serait encore s'égarer dans l'histoire ou la psychologie ; prendre seulement conscience qu'il est à peu près aussi prétentieux d'en vouloir finir avec la métaphysique comme le crut faire Heidegger que périlleux de la vouloir fonder comme science comme l'espéra Kant. Penser la métaphysique comme ce qui cherche à appréhender le tout revient à dire que ni la pensée ni l'être ne se peuvent concevoir ensemble et que c'est donc bien ensemble, dans la relation intime qu'ils entretiennent, que se joue la métaphysique.

Non ! une boucle !

 

 

πρώτη φιλοσοφία


1) Comte Cours de philosophie positive

2) Bergson Essai sur les données immédiates de la conscience