γνῶθι σεαυτόν
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Antique polémique

Sommes-nous ainsi jamais sortis de la controverse originaire qui opposa Parménide et Héraclite ?

Sommes-nous d'ailleurs jamais sortis de cette curieuse impression - illusion ? - que tout a toujours été pensé déjà par les Grecs comme s'ils avaient eu raison d'imaginer l'Eternel Retour du même, et que toute posture théorique et son contraire eussent déjà été essayées ou que nous fussions finalement condamnés à répéter inlassablement des polémiques inextinguibles ? La chrétienté s'en arrangera en concevant que la pensée grecque était finalement le maximum qu'il eût été possible de penser sans la Révélation et que la Théologie, prenant le relais, allait parachever l'oeuvre. Que, dans la Chambre des signatures, la Dispute du Saint Sacrement qui consacre la victoire de la Théologie complète ce tableau de Raphaël ne saurait être un hasard.

En tout cas, pour l'histoire de la pensée occidentale, indéniablement, la métaphysique puise dans ces deux sources-là et qu'elle côtoie de si près la théologie - tant par ses concepts, son objet que par son histoire - a bien du jouer un peu dans son discrédit actuel : tout le problème demeure ici, en cessant de fréquenter les rives théologiques, en nous offrant des idéaux et des normes laïques, nous n'en avons pas pour autant terminé avec les questions et les polémiques de la métaphysique grecque. Questions qui reviennent avec un remarquable entêtement, comme un incontournable retour du refoulé.

Quand la métaphysique a-t-elle débuté ? Difficile à dire, autant que pour la philosophie elle-même dont elle est une branche ou une facette tant les sources sont rares, fragmentaires et contradictoires. Il suffit de lire l'introduction qu'E Brehier donna à son Histoire de la philosophie pour le comprendre. Contemporaine des premiers questionnements, comme on dit aujourd'hui, ou de ce qu'Aristote nommait la curiosité, elle surgit aux confins de ce qui produira la philosophie, mais aussi les sciences mais encore la théologie tant elle peine à se distinguer de ces grandes disciplines, pas encore formées en grands corps distincts dont elle demeure une tendance sinon une tentation.

J'aime assez, je l'avoue, ces eaux troubles, parce qu'elles ressemblent à la vie : ne le fussent-elles pas que ceci eût impliqué que quelqu'un, quelque part eût déjà possédé une vision claire de la connaissance à produire - ce qui serait clore la question avant même que de s'être seulement donné l'opportunité de la poser.

Qu'importe au fond qu'elle commençât avec les grecs seulement, ce qui dut bien un peu flatter l'orgueil d'un Platon ou d'un Aristote, ou qu'elle eût déjà fleuri avec Thèbes voire avec Babylone : ce qui s'observe en tout cas, est combien la question originaire, qui porte sur les origines mais n'est pas nécessairement la première, souvent la dernière, repose sinon sur une duplicité en tout cas sur une ambition ratée.

Antique confusion

Qu'est-ce que l'être ? Car que veut bien vouloir dire une telle question ? Qu'interrogé-je ainsi ? moi ou le monde ? S'agit-il de comprendre le monde, sa structure, sa nature, son mode de fonctionnement, son histoire et ses mécanismes ? ou bien au contraire plutôt de cerner ma place dans ce monde tant il est vrai que j'en fais partie intégrante et que me poser des questions sur lui revient à m'en poser sur moi ?

Temple d'Apollon à DelphesComment ne pas effectivement se souvenir de ce γνῶθι σεαυτόν de Chilon de Sparte, repris par Socrate et qui forme comme le programme initial de la philosophie aura débouché deux millénaires plus tard sur une connaissance prodigieusement féconde en physique mais sur des avancées bien timides et fragiles pour ce qui concerne l'homme lui-même - sans compter les écorniflures structuralistes qui en purent même venir à avancer l'inanité même du concept d'homme. Si très tôt la métaphysique s'écarte de la physique pour ne pas s'appuyer sur des observations puis expériences empiriques mais sur des raisonnements et déductions à partir de notions d'autant plus abstraites qu'elles portaient sur des réalités immatérielles, ce qui lui valut presque aussitôt les railleries de ses adversaires, elle n'en résista pas moins de s'obstiner à poser la seule question qui vaille, fût-elle égocentrique : que signifie pour moi être dans ce monde qui est ? Pour autant que Comte ait raison en affirmant que la sortie de l'état métaphysique corresponde à l'abandon de la question pourquoi ? au profit de la seule question comment ? il ne faut pas s'étonner de la résistance de la métaphysique - en dépit des incontestables réussites de la démarche scientifique : elle tente de baguenauder sur un sentier abandonné - certes - mais répond à une question qui envers et contre tout demeure.

Comment, derechef, ne pas songer à ce délicieux passage de l'austère Husserl 2 conviant le philosophe, mais au fond chacun de nous, à tout reprendre à zéro, refaisant à sa façon, le chemin que Descartes avait entrepris et de refuser ex abrupto toutes les réponses que nos prédécesseurs auront toujours déjà fomentées mais qui ne sauraient être jamais prêtes à l'emploi. Comment, surtout ne pas penser à cet autre passage du même où Husserl rappelle la profonde insatisfaction que les réponses philosophiques ne peuvent que susciter à la question métaphysique :

De simples sciences de faits forment une simple humanité de fait... Dans la détresse de notre vie... cette science n'a rien à nous dire. *

C'est que les sciences expurgent le réel de toute subjectivité et tentent de rendre compte de ce dernier tel qu'il se présente rationnellement à la conscience mais n'ont strictement rien à dire, pour s'y être dès l'origine, refusé au sujet de notre rapport au monde.

De question entêtée, la métaphysique se fait question entêtante, obsédante. C'est qu'elle se heurte à une autre réalité, aussi spontanément évidente que l'autre, la réalité objective hors de moi, d'un monde dont je ne sais rien : c'est cette conscience, illusoire ou pas, que je suis, que j'existe en face et dans ce monde dont je ne sais rien mais que, surtout, j'ignore totalement le sens que tout ceci a, ou pourrait prendre quand bien même il y en aurait.

La métaphysique n'est pas la réponse illusoire d'un esprit enfantin non encore rompu aux rigueurs de la pensée rationnelle mais l'écôt presque toujours insatisfaisant que nous concédons à une obsession voire à une angoisse devant le risque de l'absurde.

Mais la métaphysique pose un autre problème et ce, dès le départ, que signale la polémique Parménide/Héraclite : celui de l'intelligibilité du monde. Que les sciences mettent de côté la question des causes premières est une chose ; c'en est une autre de savoir jusqu'à quel point la constitution même du monde est compatible avec la nature même de la pensée qui tente de le saisir. C'est, presque, un truisme, que d'affirmer que tout ce qui est rationnel est réel, et rationnel tout ce qui est réel : c'est poser, comme un postulat, que le monde obéit aux mêmes règles, normes que mon propre entendement. Acte évident que de postuler ceci sans quoi rien n'est pensable mais problème complexe, profondément métaphysique, qui exige d'envisager le rapport entre la pensée et l'être. Car ce n'est pas du tout la même chose que de ramener l'être à la pensée, ou, au contraire, la pensée à l'être. Qui imite l'autre ? serait-on tenté de se demander en utilisant un langage trivial. Selon que l'on réponde d'un côté ou de l'autre on s'offre des perspectives idéalistes ou matérialistes et l'on sait combien cette distinction traverse toute l'histoire de la pensée occidentale.

Ambition moderne ou répétition du même ?

De moi, du monde ou de la relation entre les deux ? De quoi parle en définitive la métaphysique ? Ne vaut-il pas mieux les entendre ensemble ?

Assez révélateur que Marcel Conche dans son récent ouvrage, commence par une définition de la métaphysique où il essaie d'éviter le mot être, ne serait-ce que pour éviter de la ramener à une ontologie ; de faire figurer le terme tout :

Par métaphysique, j'entends un discours "par raison naturelle" (Descartes) au sujet du Tout de la réalité

On imagine la définition réfléchie d'autant qu'il la confronte à d'autres et s'essaye à des variations. Elle dit - ou suggère - plusieurs choses différentes où se retrouve l'essentiel du projet qui est le nôtre ici :

- ne pas trop s'éloigner du modèle cartésien, rationaliste à défaut de pouvoir relever de la science expérimentale, mais surtout méthodologique. Reprendre les problèmes radicaux, à la racine, au début, à zéro. Ce qui revient à ne pas réduire la métaphysique à n'être qu'un ultime débat avec sa propre histoire ou ses propres échecs. Mais au même titre qu'avec la morale, dont elle est un pendant nécessaire, tenter de dégager quelques principes qui puissent lui conférer sa valeur universaliste. Ce ne veut pas dire ignorer les débats de la métaphysique occidentale - ce projet n'est pas à ce point ivre de prétention orgueilleuse ou sot d'ignorances théoriques - mais implique seulement de ne pas partir d'eux.

- refuser le promontoire théologique : il semble clair que sitôt un Dieu transcendant posé, l'on a, de manière absolue et péremptoire, posées à la fois une définition de l'être, du vrai et du sens de l'existence humaine adossée à une essence déterminée par sa création. Même les principes qu'invariablement une théorie se donne, et ici la métaphysique, y deviennent des expressions absolues du divin. Conche reproche à Descartes et Hegel de n'avoir produit que des métaphysiques théologisées : soit, laissons lui en la responsabilité. Mais derrière ce refus de faire de Dieu la garantie ultime, il y a bien une affirmation et un projet : poser les principes d'une métaphysique athée. Il y a un pari aussi : quand même nous parviendrions à poser quelques principes universels, ils le devraient être assez pour engager aussi une métaphysique de type religieux : il n'est pas possible que leurs principes ne se rejoignissent pas en quelque endroit. Ce que nous tâcherons de démontrer.

- prendre au sérieux l'impératif métaphysique : plutôt que de se gausser devant l'angoisse qui saisit l'être quêtant vainement sa place dans le monde ; plutôt qu'une moue boudeuse devant des questions si éloignées de la rigueur scientifique moderne et de la performance technique qui nous obsède, partir de soi, de cette interrogation réelle qu'aucun savoir n'étanche, ni aucun sérieux bourgeois ne tait. Partir, non des principes, mais y arriver. Partir non du général mais de ce particulier si fragile mais si moderne pourtant qu'on nomme individu.

- raisonner en moderne, et prendre pour appui les acquis de la pensée complexe : ce qui revient à ériger ce Tout dont parle Conche en point de départ. Au commencement est le lien, la relation : sans doute précède-t-il l'existence.

Nul ne démarre une recherche, une réflexion, nul n'a l'audace d'une métaphysique ou même d'une philosophie sans une idée derrière la tête, sans une hypothèse.

Je gage, ici, comme ailleurs, qu'une métaphysique se doit de reposer sur quelques principes simples, limités en nombre - trois : qui sont en réalité trois boucles de rétroaction - ce qui est conforme à notre hypothèse d'un fondement complexe de la métaphysique.

- la boucle être <->pensée

- la boucle servir <->commander

- la boucle être<->devenir<->demeurer

 


1) Foucault Les mots et les choses p 464

2) Husserl, Méditations cartésiennes

En premier lieu, quiconque veut vraiment devenir philosophe devra “une fois dans sa vie” se replier sur soi-même et, au-dedans de soi, tenter de renverser toutes les sciences admises jusqu’ici et tenter de les reconstruire. La philosophie - la sagesse - est en quelque sorte une affaire personnelle du philosophe.

 

3) Merleau-Ponty Éloge de la philosophie

La philosophie nous éveille à ce que l’existence du monde et la nôtre ont de problématique en soi, à tel point que nous soyons à jamais guéris de chercher, comme disait Bergson, une solution “dans le cahier du maître.”

4) Marcel Conche Métaphysique, Prologue, p 13, PUF, 2012

5) voir Morale