Mort de l'homme

Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard © 1966. Extrait de Ibid., pages 464 et 465.

…] Toute l'épistémè moderne – celle qui s'est formée vers la fin du XVIIIe siècle et sert encore de sol positif à notre savoir, celle qui a constitué le mode d'être singulier de l'homme et la possibilité de le connaître empiriquement –, toute cette épistémè était liée à la disparition du Discours et de son règne monotone, au glissement du langage du côté de l'objectivité et à sa réapparition multiple. Si ce même langage surgit maintenant avec de plus en plus d'insistance en une unité que nous devons mais que nous ne pouvons pas encore penser, n'est-ce pas le signe que toute cette configuration va maintenant basculer, et que l'homme est en train de périr à mesure que brille plus fort à notre horizon l'être du langage? L'homme s'étant constitué quand le langage était voué à la dispersion, ne va-t-il pas être dispersé quand le langage se rassemble? Et si cela était vrai, ne serait-ce pas une erreur – une erreur profonde puisqu'elle nous cacherait ce qu'il faut penser maintenant – d'interpréter l'expérience actuelle comme une application des formes du langage à l'ordre de l'humain? Ne faudrait-il pas plutôt renoncer à penser l'homme, ou, pour être plus rigoureux, penser au plus près cette disparition de l'homme – et le sol de possibilité de toutes les sciences de l'homme – dans sa corrélation avec notre souci du langage? Ne faut-il pas admettre que, le langage étant là de nouveau, l'homme va revenir à cette inexistence sereine où l'avait maintenu jadis l'unité impérieuse du Discours? L'homme avait été une figure entre deux modes d'être du langage ; ou plutôt, il ne s'est constitué que dans le temps où le langage, après avoir été logé à l'intérieur de la représentation et comme dissous en elle, ne s'en est libéré qu'en se morcelant : l'homme a composé sa propre figure dans les interstices d'un langage en fragments. Bien sûr, ce ne sont pas là des affirmations, tout au plus des questions auxquelles il n'est pas possible de répondre ; il faut les laisser en suspens là où elles se posent, en sachant seulement que la possibilité de les poser ouvre sans doute une pensée future.

Une chose en tout cas est certaine : c'est que l'homme n'est pas le plus vieux problème ni le plus constant qui se soit posé au savoir humain. En prenant une chronologie relativement courte et un découpage géographique restreint – la culture européenne depuis le XVIe siècle –, on peut être sûr que l'homme y est une invention récente. Ce n'est pas autour de lui et de ses secrets que, longtemps, obscurément, le savoir a rôdé. En fait, parmi toutes les mutations qui ont affecté le savoir des choses et de leur ordre, le savoir des identités, des différences, des caractères, des équivalences, des mots, – bref au milieu de tous les épisodes de cette profonde histoire du Même –un seul, celui qui a commencé il y a un siècle et demi et qui peut-être est en train de se clore, a laissé apparaître la figure de l'homme. Et ce n'était point là libération d'une vieille inquiétude, passage à la conscience lumineuse d'un souci millénaire, accès à l'objectivité de ce qui longtemps était resté pris dans des croyances ou dans des philosophies ; c'était l'effet d'un changement dans les dispositions fondamentales du savoir. L'homme est une invention dont l'archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine.

Si ces dispositions venaient à disparaître comme elles sont apparues, si par quelque événement dont nous pouvons tout au plus pressentir la possibilité, mais dont nous ne connaissons pour l'instant encore ni la forme ni la promesse, elles basculaient, comme le fit au tournant du XVIIIe siècle le sol de la pensée classique –, alors on peut bien parier que l'homme s'effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable.