Palimpsestes

L’Histoire discontinue

Sur l'archéologie des sciences. Réponse au Cercle d'épistémologie, 1968. (Dits et écrits, tome I, n° 59, pp. 696-731.) in Cahiers pour l'Analyse No. 9, Seuil. Extrait de Ibid. pages 619 à 621.

On pourrait dire, sur un mode schématique, que l'histoire et, d'une façon générale, les disciplines historiques ont cessé d'être la reconstitution des enchaînements au-delà des successions apparentes ; elles pratiquent désormais la mise en jeu systématique du discontinu. La grande mutation qui les a marquées à notre époque, ce n'est pas l'extension de leur domaine vers des mécanismes économiques qu'elles connaissaient depuis longtemps ; ce n'est pas non plus l'intégration des phénomènes idéologiques, des formes de pensée, des types de mentalité : le XIXe siècle les avait déjà analysés. C'est plutôt la transformation du discontinu : son passage de l'obstacle à la pratique ; cette intériorisation sur le discours de l'historien qui lui a permis de n'être plus la fatalité extérieure qu'il faut réduire, mais le concept opératoire qu'on utilise ; cette inversion de signes grâce à laquelle il n'est plus le négatif de la lecture historique (son envers, son échec, la limite de son pouvoir), mais l'élément positif qui détermine son objet et valide son analyse. Il faut accepter de comprendre ce qu'est devenue l'histoire dans le travail réel des historiens : un certain usage réglé de la discontinuité pour l'analyse des séries temporelles.

Si l'histoire, en effet, pouvait demeurer le lien des continuités ininterrompues, si elle nouait sans cesse des enchaînements que nulle analyse ne saurait défaire sans abstraction, si elle tramait, tout autour des hommes, de leurs paroles et de leurs gestes, d'obscures synthèses toujours en instance de se reconstituer, alors elle serait pour la conscience un abri privilégié : ce qu'elle lui retire en mettant au jour des déterminations matérielles, des pratiques inertes, des processus inconscients, des intentions oubliées dans le mutisme des institutions et des choses, elle le lui restituerait sous forme d'une synthèse spontanée ; ou plutôt elle lui permettrait de s'en ressaisir, de s'emparer à nouveau de tous les fils qui lui avaient échappé, de ranimer toutes ces activités mortes, et d'en redevenir, dans une lumière nouvelle ou revenue, le sujet souverain. L'histoire continue, c'est le corrélat de la conscience : la garantie que ce qui lui échappe pourra lui être rendu ; la promesse que toutes ces choses qui l'entourent et la surplombent, il lui sera donné un jour de se les approprier derechef, d'y restaurer sa maîtrise, et d'y trouver ce qu'il faut bien appeler – en laissant au mot tout ce qu'il a de surcharge – sa demeure. Vouloir faire de l'analyse historique le discours du continu, et faire de la conscience humaine le sujet originaire de tout savoir et de toute pratique, ce sont les deux faces d'un même système de pensée. Le temps y est conçu en termes de totalisation, et la révolution n'y est jamais qu'une prise de conscience.

Lorsque, depuis le début de ce siècle, les recherches psychanalytiques, linguistiques, puis ethnologiques, ont dépossédé le sujet des lois de son désir, des formes de sa parole, des règles de son action, et des systèmes de ses discours mythiques, ceux qui, chez nous, sont préposés à toute sauvegarde n'ont cessé de répondre : « oui, mais l'histoire… L'histoire qui n'est pas structure, mais devenir ; qui n'est pas simultanéité mais succession ; qui n'est pas système mais pratique ; qui n'est pas forme, mais effort incessant d'une conscience se reprenant elle-même, et essayant de se ressaisir jusqu'au plus profond de ses conditions ; l'histoire qui n'est pas discontinuité, mais longue patience ininterrompue ».

Mais pour chanter cette litanie de la contestation, il fallait détourner les regards du travail des historiens : refuser de voir ce qui se passe actuellement dans leur pratique et dans leur discours ; fermer les yeux sur la grande mutation de leur discipline ; rester obstinément aveugle au fait que l'histoire n'est peut-être pas, pour la souveraineté de la conscience, un lieu mieux abrité, moins périlleux que les mythes, le langage ou la sexualité ; bref, il fallait reconstituer, à des fins de salut, une histoire comme on n'en fait plus.

Michel Foucault,