Palimpsestes

Le panoptique : modèle ultime de la société disciplinaire

Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison. Gallimard © 1975. Extrait de Michel Foucault, Philosophie anthologie, folio essais #443, Gallimard © 2004, pages 516-530.

Voici, selon un règlement de la fin du XVIIe siècle, les mesures qu'il fallait prendre quand la peste se déclarait dans une ville . 1

D'abord, un strict quadrillage spatial : fermeture, bien entendu, de la ville et du « terroir », interdiction d'en sortir sous peine de la vie, mise à mort de tous les animaux errants ; découpage de la ville en quartiers distincts où on établit le pouvoir d'un intendant. Chaque rue est placée sous l'autorité d'un syndic ; il la surveille ; s'il la quittait, il serait puni de mort. Le jour désigné, on ordonne à chacun de se renfermer dans sa maison : défense d'en sortir sous peine de la vie. Le syndic vient lui-même fermer, de l'extérieur, la porte de chaque maison ; il emporte la clef qu'il remet à l'intendant de quartier ; celui-ci la conserve jusqu'à la fin de la quarantaine. Chaque famille aura fait ses provisions ; mais pour le vin et le pain, on aura aménagé entre la rue et l'intérieur des maisons, des petits canaux de bois, permettant de déverser à chacun sa ration sans qu'il y ait communication entre les fournisseurs et les habitants ; pour la viande, le poisson et les herbes, on utilise des poulies et des paniers. S'il faut absolument sortir des maisons, on le fera à tour de rôle, et en évitant toute rencontre. Ne circulent que les intendants, les syndics, les soldats de la garde et aussi entre les maisons infectées, d'un cadavre à l'autre, les « corbeaux » qu'il est indifférent d'abandonner à la mort : ce sont « des gens de peu qui portent les malades, enterrent les morts, nettoient et font beaucoup d'offices vils et abjects ». Espace découpé, immobile, figé. Chacun est arrimé à sa place. Et s'il bouge, il y va de sa vie, contagion ou punition.

L'inspection fonctionne sans cesse. Le regard partout est en éveil : « Un corps de milice considérable, commandé par de bons officiers et gens de biens », des corps de garde aux portes, à l'hôtel de ville, et dans tous les quartiers pour rendre l'obéissance du peuple plus prompte, et l'autorité des magistrats plus absolue, « comme aussi pour surveiller à tous les désordres, voleries et pilleries ». Aux portes, des postes de surveillance ; au bout de chaque rue, des sentinelles. Tous les jours, l'intendant visite le quartier dont il a la charge, s'enquiert si les syndics s'acquittent de leurs tâches, si les habitants ont à s'en plaindre ; ils « surveillent leurs actions ». Tous les jours aussi, le syndic passe dans la rue dont il est responsable ; s'arrête devant chaque maison ; fait placer tous les habitants aux fenêtres (ceux qui habiteraient sur la cour se verraient assigner une fenêtre sur la rue où nul autre qu'eux ne pourrait se montrer) ; appelle chacun par son nom ; s'informe de l'état de tous, un par un – « en quoi les habitants seront obligés de dire la vérité sous peine de la vie » ; si quelqu'un ne se présente pas à la fenêtre, le syndic doit en demander raisons : « Il découvrira par là facilement si on recèle des morts ou des malades. » Chacun enfermé dans sa cage, chacun à sa fenêtre, répondant à son nom et se montrant quand on le lui demande, c'est la grande revue des vivants et des morts.

[…]

[…] Il y a eu autour de la peste toute une fiction littéraire de la fête : les lois suspendues, les interdits levés, la frénésie du temps qui passe, les corps se mêlant sans respect, les individus qui se démasquent, qui abandonnent leur identité statutaire et la figure sous laquelle on les reconnaissait, laissant apparaître une vérité tout autre. Mais il y a eu aussi un rêve politique de la peste, qui en était exactement l'inverse : non pas la fête collective, mais les partages stricts ; non pas les lois transgressées, mais la pénétration du règlement jusque dans les plus fins détails de l'existence et par l'intermédiaire d'une hiérarchie complète qui assure le fonctionnement capillaire du pouvoir ; non pas les masques qu'on met et qu'on enlève, mais l'assignation à chacun de son « vrai » nom, de sa « vraie » place, de son « vrai » corps et de la « vraie » maladie. La peste comme forme à la fois réelle et imaginaire du désordre a pour corrélatif médical et politique la discipline. Derrière les dispositifs disciplinaires, se lit la hantise des « contagions », de la peste, des révoltes, des crimes, du vagabondage, des désertions, des gens qui apparaissent et disparaissent, vivent et meurent dans le désordre.

[…]

S'il est vrai que la lèpre a suscité les rituels d'exclusion qui ont donné jusqu'à un certain point le modèle et comme la forme générale du grand Renfermement, la peste, elle, a suscité des schémas disciplinaires. […] L'une est marquée ; l'autre, analysée et répartie. L'exil du lépreux et l'arrêt de la peste ne portent pas avec eux le même rêve politique. L'un, c'est celui d'une communauté pure, l'autre celui d'une société disciplinée. […]

panoptiqueLe Panopticon de Bentham est la figure architecturale de cette composition. On en connaît le principe : à la périphérie un bâtiment en anneau ; au centre, une tour ; celle-ci est percée de larges fenêtres qui ouvrent sur la face intérieure de l'anneau ; le bâtiment périphérique est divisé en cellules, dont chacune traverse toute l'épaisseur du bâtiment ; elles ont deux fenêtres, l'une vers l'intérieur, correspondant aux fenêtres de la tour ; l'autre, donnant sur l'extérieur, permet à la lumière de traverser la cel­lule de part en part. Il suffit alors de placer un sur­veillant dans la tour centrale, et dans chaque cellule d'enfermer un fou, un malade, un condamné, un ouvrier ou un écolier. Par l'effet du contre-jour, on peut saisir de la tour, se découpant exactement sur la lumière, les petites silhouettes captives dans les cellules de la périphérie. Autant de cages, autant de petits théâtres, où chaque acteur est seul, parfaitement individualisé et constamment visible. Le dispositif panoptique aménage des unités spatiales qui permettent de voir sans arrêt et de reconnaître aussitôt. En somme, on inverse le principe du cachot ; ou plutôt de ses trois fonctions – enfermer, priver de lumière et cacher – on ne garde que la première et on supprime les deux autres. La pleine lumière et le regard d'un surveillant captent mieux que l'ombre, qui finalement protégeait. La visibilité est un piège. Ce qui permet d'abord – comme effet négatif – d'éviter ces masses, compactes, grouillantes, houleuses, qu'on trouvait dans les lieux d'enfermement, ceux que peignait Goya ou que décrivait Howard. Chacun, à sa place, est bien enfermé dans une cellule d'où il est vu de face par le surveillant ; mais les murs latéraux l'empêchent d'entrer en contact avec ses compagnons. Il est vu, mais il ne voit pas ; objet d'une information, jamais sujet dans une communication. La disposition de sa chambre, en face de la tour centrale, lui impose une visibilité axiale ; mais les divisions de l'anneau, ces cellules bien séparées impliquent une invisibilité latérale. Et celle-ci est garantie de l'ordre. Si les détenus sont des condamnés, pas de danger qu'il y ait complot, tentative d'évasion collective, projet de nouveaux crimes pour l'avenir, mauvaises influences réciproques ; si ce sont des malades, pas de danger de contagion ; des fous, pas de risque de violences réciproques ; des enfants, pas de copiages, pas de bruit, pas de bavardage, pas de dissipation. Si ce sont des ouvriers, pas de rixes, pas de vols, pas de coalitions, pas de ces distractions qui retardent le travail, le rendent moins parfait ou provoquent les accidents. La foule, masse compacte, lieu d'échanges multiples, individualités qui se fondent, effet collectif, est abolie au profit d'une collection d'individualités séparées. Du point de vue du gardien, elle est remplacée par une multiplicité dénombrable et contrôlable ; du point de vue des détenus, par une solitude séquestrée et regardée. De là, l'effet majeur du Panoptique : induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans son action ; que la perfection du pouvoir tende à rendre inutile l'actualité de son exercice ; que cet appareil architectural soit une machine à créer et à soutenir un rapport de pouvoir indépendant de celui qui l'exerce ; bref que les détenus soient pris dans une situation de pouvoir dont ils sont eux-mêmes les porteurs. Pour cela, c'est à la fois trop et trop peu que le prisonnier soit sans cesse observé par un surveillant : trop peu, car l'essentiel c'est qu'il se sache surveillé ; trop, parce qu'il n'a pas besoin de l'être effectivement. Pour cela Bentham a posé le principe que le pouvoir devait être visible et invérifiable. Visible : sans cesse le détenu aura devant les yeux la haute silhouette de la tour centrale d'où il est épié. Invérifiable : le détenu ne doit jamais savoir s'il est actuellement regardé ; mais il doit être sûr qu'il peut toujours l'être. Bentham, pour rendre indécidable la présence ou l'absence du surveillant, pour que les prisonniers, de leur cellule, ne puissent pas même apercevoir une ombre ou saisir un contre-jour, a prévu, non seulement des persiennes aux fenêtres de la salle centrale de surveillance, mais, à l'intérieur, des cloisons qui la coupent à angle droit et, pour passer d'un quartier à l'autre, non des portes mais des chicanes : car le moindre battement, une lumière entrevue, une clarté dans un entrebâillement trahiraient la présence du gardien. Le Panoptique est une machine à dissocier le couple voir-être vu : dans l'anneau périphérique, on est totalement vu, sans jamais voir ; dans la cour centrale, on voit tout, sans être jamais vu.

Dispositif important, car il automatise et désindividualise le pouvoir. Celui-ci a son principe moins dans une personne que dans une certaine distribution concertée des corps, des surfaces, des lumières, des regards ; dans un appareillage dont les mécanismes internes produisent le rapport dans lequel les individus sont pris. Les cérémonies, les rituels, les marques par lesquels le plus-de-pouvoir est manifesté chez le souverain sont inutiles. Il y a une machinerie qui assure la dissymétrie, le déséquilibre, la différence. Peu importe, par conséquent, qui exerce le pouvoir. Un individu quelconque, presque pris au hasard, peut faire fonctionner la machine : à défaut du directeur, sa famille, son entourage, ses amis, ses visiteurs, ses domestiques même. Tout comme est indifférent le motif qui l'anime : la curiosité d'un indiscret, la malice d'un enfant, l'appétit de savoir d'un philosophe qui veut parcourir ce muséum de la nature humaine, ou la méchanceté de ceux qui prennent plaisir à épier et à punir. Plus nombreux sont ces observateurs anonymes et passagers, plus augmentent pour le détenu le risque d'être surpris et la conscience inquiète d'être observé. Le Panoptique est une machine merveilleuse qui, à partir des désirs les plus différents, fabrique des effets homogènes de pouvoir.

Un assujettissement réel naît mécaniquement d'une relation fictive. De sorte qu'il n'est pas nécessaire d'avoir recours à des moyens de force pour contraindre le condamné à la bonne conduite, le fou au calme, l'ouvrier au travail, l'écolier à l'application, le malade à l'observation des ordonnances. Bentham s'émerveillait que les institutions panoptiques puissent être si légères : plus de grilles, plus de chaînes, plus de serrures pesantes ; il suffit que les séparations soient nettes et les ouvertures bien disposées. À la lourdeur des vieilles « maisons de sûreté », avec leur architecture de forteresse, on peut substituer la géométrie simple et économique d'une « maison de certitude ». L'efficace du pouvoir, sa force contraignante sont, en quelque sorte, passées de l'autre côté – du côté de sa surface d'application. Celui qui est soumis à un champ de visibilité, et qui le sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir ; il les fait jouer spontanément sur lui-même ; il inscrit en soi le rapport de pouvoir dans lequel il joue simultanément les deux rôles ; il devient le principe de son propre assujettissement. Du fait même le pouvoir externe, lui, peut s'alléger de ses pesanteurs physiques ; il tend à l'incorporel ; et plus il se rapproche de cette limite, plus ces effets sont constants, profonds, acquis une fois pour toutes, incessamment reconduits : perpétuelle victoire qui évite tout affrontement physique et qui est toujours jouée d'avance.

[…] Le Panopticon est un lieu privilégié pour rendre possible l'expérimentation sur les hommes, et pour analyser en toute certitude les transformations qu'on peut obtenir sur eux. Le Panoptique peut même constituer un appareil de contrôle sur ses propres mécanismes. Dans sa tour centrale, le directeur peut épier tous les employés qu'il a sous ses ordres : infirmiers, médecins, contremaîtres, instituteurs, gardiens; il pourra les juger continûment, modifier leur conduite, leur imposer les méthodes qu'il juge meilleures ; et lui-même à son tour pourra être facilement observé. Un inspecteur surgissant à l'improviste au centre du Panopticon jugera d'un seul coup d'œil, et sans qu'on puisse rien lui cacher, comment fonctionne tout l'établissement. Et d'ailleurs, enfermé comme il l'est au milieu de ce dispositif architectural, le directeur n'a-t-il pas partie liée avec lui? Le médecin incompétent, qui aura laissé la contagion gagner, le directeur de prison ou d'atelier qui aura été maladroit seront les premières victimes de l'épidémie ou de la révolte. « Mon destin, dit le maître du Panoptique, est lié au leur (à celui des détenus), par tous les liens que j'ai pu inventer 2. » Le Panopticon fonctionne comme une sorte de laboratoire de pouvoir. Grâce à ses mécanismes d'observation, il gagne en efficacité et en capacité de pénétration dans le comportement des hommes ; un accroissement de savoir vient s'établir sur toutes les avancées du pouvoir, et découvre des objets à connaître sur toutes les surfaces où celui-ci vient s'exercer.

 

1) Archives militaires de Vincennes, A1 516 91 sc. Pièce. Ce règlement est pour l’essentiel conforme à toute une série d’autres qui datent de cette même époque ou d’une période antérieure.

2) Jeremy Bentham, Panopticon versus New South Wales Works, éditions Bowring, t. IV, p. 177.