Palimpsestes

Bruissement et langage 1

« Voici les salauds pris, ils sont dans la sale eau pris,dans la salle aux prix.Les pris étaient les prisonniers que l'on devait égorger. En attendant le jour des pris, qui était aussi celui des prix, on les enfermait dans une salle, une eau sale, où on leur jetait des saloperies. Là on les insultait, on les appelait salauds.Le pris avait du prix. On le dévorait, et, pour tendre un piège, on offrait du pris et du prix : c'est du prix. "C'est duperie, répondait le sage, n'accepte pas de prix, ô homme, c'est duperie." » (J.-P. Brisset).

On le voit bien : il ne s'agit pas, pour Brisset, de réduire le plus possible la distance entre saloperie et duperie, pour rendre vraisemblable qu'on ait pu la franchir. D'un mot à l'autre, les épisodes fourmillent – des batailles, des victoires, des cages et des persécutions, des boucheries, des quartiers de chair humaine vendus et dévorés, des sages sceptiques, accroupis et boudeurs. L'élément commun aux deux mots – « pri » – n'assure pas le glissement de l'un à l'autre, puisqu'il est lui-même dissocié, relancé plusieurs fois, investi de rôles et chargé de sens différents : flexion du verbe prendre, abréviation de prisonnier, somme de monnaie, valeur d'une chose, récompense aussi (qu'on donne le jour du prix). Brisset ne rapproche pas les deux mots saloperie-duperie ; il les éloigne l'un de l'autre, ou plutôt hérisse l'espace qui les sépare d'événements divers, de figures improbables et hétérogènes ; il le peuple du plus grand nombre de différences possible. Mais il ne s'agit pas non plus de montrer comment s'est formé le mot saloperie […].[Il] est déjà presque tout donné d'entrée de jeu : « voilà les salauds pris » ; il suffirait d'une désinence pour qu'il soit formé et qu'il se mette à exister. Mais il se décompose au contraire […] pour resurgir soudain tout formé et chargé du sens que nous lui donnons aujourd'hui : « On leur jetait des saloperies. » Non point lente genèse, acquisition progressive d'une forme et d'un contenu stables, mais apparition et disparition, clignotement du mot, éclipse et retour périodique, surgissement discontinu, fragmentation et recomposition […].

Quand ils partent à la recherche de l'origine du langage, les rêveurs se demandent toujours à quel moment le premier phonème s'est enfin arraché au bruit, introduisant d'un coup et une fois pour toutes, au-delà des choses et des gestes, l'ordre pur du symbolique. Folie de Brisset qui raconte, au contraire, comment des discours pris dans des scènes, dans des luttes, dans le jeu incessant des appétits et des violences, forment peu à peu ce grand bruit répétitif qui est le mot, en chair et en os. Le mot n'apparaît pas quand cesse le bruit ; il vient à naître avec sa forme bien découpée, avec tous ses sens multiples, lorsque les discours se sont tassés, recroquevillés, écrasés les uns vers les autres, dans la découpe sculpturale du bruissement.


Entrecroisement des mots et des choses

les Mots et les Choses,
Paris, Ed. Gallimard, 1966, pp 51, 53, 173.

Sous sa forme première, quand il fut donné aux hommes par Dieu lui-même, le langage était un signe des choses absolument certain et transparent, parce qu'il leur ressemblait. Les noms étaient déposés sur ce qu'ils désignaient, comme la force est écrite dans le corps du lion, la royauté dans le regard de l'aigle, comme l'inluence des planètes est marquée sur le front des hommes : par la forme de la similitude. Cette transparence fut détruite à Babel pour la punition des hommes. Les langues ne furent séparées les unes des autres et ne devinrent incompatibles que dans la mesure où fut effacée d'abord cette ressemblance aux choses qui avait été la première raison d'être du langage. (...)
Mais si le langage ne ressemble plus immédiatement aux choses qu'il nomme, il n'est pas pour autant séparé du monde ; il continue, sous une autre forme, à être le lieu des révélations et à faire partie de l'espace où la vérité, à la fois, se manifeste et s'énonce. Certes, il n'est plus la nature dans sa visibilité d'origine, mais il n'est pas non plus un instrument mystérieux dont quelques-uns seulement, privilégiés, connaîtraient les pouvoirs. Il est plutôt la figure d'un monde en train de se racheter et se mettant enfin à l'écoute de la vraie parole. (...)
Pour établir le grand tableau sans faille des espèces, des genres, et des classes, il a fallu que l'histoire naturelle utilise, critique, classe et finalement reconstitue à nouveaux frais un langage. (...) Les choses et les mots sont très rigoureusement entrecroisés : la nature ne se donne qu'à travers la grille des dénominations, et elle qui, sans de tels noms, resterait muette et invisible, scintille au loin derrière eux, continûment présente au-delà de ce quadrillage qui l'offre pourtant au savoir et ne la rend visible que toute traversée de langage.


Michel Foucault, Sept propos sur le septième ange, 1970, Éditions Fata Morgana, 1986. (Ce texte écrit en 1970 a d'abord paru en préface à une réédition de La grammaire logique, aux Éditions Tchou.) (Dits et écrits , t. II, p. 13-24) Extrait de Denis Huisman et Marie-Agnès Malfray, Les pages les plus célèbres de la philosophie occidentale, Perrin © 2000, pages 618 et 619.