μεταφυσικά
  précédent suivant

Le sens de la question ... la question du sens

La métaphysique a décidément mauvaise presse : par définition étrangère à toute démarche qui partirait de l'empirique, rétive à toute expérimentation et impuissante à rien observer, elle est, par son objet même, étrangère à tout le corps de connaissances que la modernité a développé sous le nom de sciences expérimentale.

la statue de Comte, place de la Sorbonne Pour reprendre les mots d'A Comte, elle s'interroge non pas sur le comment est ce qui est, mais sur le pourquoi ce qui est, est ; ce qui, selon lui, est le propre de la question vaine à quoi il ne saurait y avoir de réponse. Elle est même, dans sa philosophie de l'histoire, le moment honni parce que destructeur, moment par quoi il faut peut-être passer pour sortir de l'enfance de l'humanité mais qui n'a de sens que transitoire - le plus transitoire possible, tant chez Comte, contrairement à Marx, la négation n'a aucune vertu, même pas celle d'être le vecteur d'un dépassement : une métaphysique qui ne doit donc pas être dépassé, mais purement et simplement niée, détruite !

La dernière vraie tentative pour la sauver, on ne s'étonnera pas de la trouver du côté de Kant mais en assignant des limites à l'entendement humain et tout en reconnaissant que les idées transcendantales sont indispensables pour fonder toute moralité, il faut bien avouer qu'il laisse le champ de la métaphysique vide - ou presque.

Il faut dire que l'inévitable collusion de la métaphysique et de la théologie - dont Thomas d'Aquin symbolise le paroxysme n'arrangea évidemment pas les choses : la fin de la suprématie intellectuelle et politique du catholicisme emporta avec elle la métaphysique.

Un modèle archaïque

Et pourtant !

En face, des questions simples, naïves parfois jusqu'à l'outrage, mais qu'on imagine mal ne pas se poser une fois, ne fût ce qu'à l'âge adolescent et critique de notre développement comme l'eût écrit Comte.

Qu'est-ce que je fais là ? Quel sens donner à mon existence ? Que veux dire pour moi exister ?

On le sait, ces questions reviennent - au moins à chaque carrefour important de notre vie - et elles doivent bien prendre une valeur cruciale à l'approche de la mort ; mais ces questions, on le sait, commencent très tôt dans la vie du jeune enfant et attestent de la relation qu'il s'invente avec le monde. Ce fut une grande tradition qui commença au moins avec Platon, que de réserver la philosophie à quelques uns, ou en tout cas au temps de la formation. C'est que le penseur est dangereux, pour la cité en tout cas et/ou se flatte de se l'imaginer : voici en tout cas quelqu'un qui se détourne de l'action, de ce qui socialement importe pour baguenauder dans le désert des doutes, loin des autres, du monde, de la cité. Comme si la pensée était nécessairement étrangère à toute action et qu'elle fût invariablement dénégation du réel. Ratiocinations de vieux fous ou rêves erratiques de jeunes s'essayant à la liberté ? c'est en tout cas ce que Platon glisse dans la bouche de Calliclès 2 omettant d'avouer être précisément en train de faire ce qu'il réprouve.

C'est que le temps de la pensée, comme celui de la formation, demeure un temps arraché au maelstrom qui s'invente toujours un lieu propice : l'école comme l'université se rêvèrent toujours comme des espaces francs qui fussent le contre-point de l'agora ; et si Socrate philosophait encore déambulant dans les dédales athéniennes ce fut plus pour le travail de sape qu'il se proposait que pour ses propres doutes. L'exemple vient de haut : du Christ s'éloignant dans le désert avant de commencer sa mission, au poêle de Descartes en passant par la librairie de Montaigne.

Penser à l'écart du monde vous aura toujours un délicieux arrière-goût sinon de faute en tout cas de tentation : de l'adolescent qui regimbe sottement avant de se soumettre à l'ordre du monde à l'anachorète qui définitivement s'en écarte pour rêve d'échapper à toute souillure : oui, décidément, vouloir penser le sens du réel revient tellement à le nier ou au moins à s'en prémunir que l'air y semble vicié dès l'origine, et le projet immature, invariablement.

Il en va ainsi, on le sait, jusqu'à l'institution de l'enseignement de la philosophie, à la fin du cursus scolaire, qui eut pour objectif de permettre au pré-adulte qui n'allait pas tarder à entrer dans le monde, de mener, une dernière fois, un retour sur soi que sa jeunesse finissante lui autorise encore. Comme si le temps de la pensée ne pouvait que précéder celui de l'action et ne pas aussi lui devoir succéder !

Oui, penser la racine de l'être a ce goût de soufre 3 et ces questions tel le retour impromptu et importun du refoulé, remontent inlassablement à la surface et corrompent invariablement la façade de nos assurances. Elles sont toutes ici, objet, en face de nous, comme un obstacle que nous ne savons pas franchir mais ne pouvons non plus ignorer. Elles tournent toutes autour de celle du sens et de l'absurde. D'un absurde que nous ne pouvons accepter, qui nous menace nonobstant.

Menaces

On peut tel Comte augurer la nécessité première d'une théorie quelconque ; ou, comme F Jacob, induire l'exigence d'une représentation unifiée et cohérente du monde, ce que nous dit la philosophie et l'épistémologie revient au même : nos connaissances ne sont jamais que des constructions, habiles certes, cohérentes souvent, mais qui ne nous garantissent jamais vraiment qu'y corresponde, dehors, quelque chose d'objectif, si ce n'est par une vaine analogie qui ne satisfait personne.

Aporie première : il n'y a aucune action qui ne suppose une représentation préalable d'un lien entre les phénomènes qui me permette en agissant sur l'un d'obtenir l'autre. L'action qui se veut le contraire de la pensée, naît de son contraire. J'ai beau proposer une représentation progressiste et scientiste de cette aporie, et imaginer ainsi que tout l'effort rationnel aura consisté finalement à se débarrasser des scories métaphysiques de l'enfance de la pensée, demeurera toujours cette évidence que Jacob avait vu : c'est bien la théorie qui entame le dialogue avec l'expérience et non le contraire.

Une théorie, quelconque dit Comte ; Spinoza la voit comme le fruit d'une projection sur le monde de notre propre réalité désirante faisant, lui aussi du fétichisme le point d'entrée de l'homme dans le monde. Toujours déjà surabondamment grevé de représentations, notre cerveau construit et reconstruit de belles mécaniques qui lui ressemble et paraît ne s'intéresser que fort peu à l'ordonnancement du réel qu'il n'entend que comme son propre appendice.

De quoi parlent nos représentations du monde ? De nous ! de nous seulement !

Je n'ai pas de certitudes sinon celle d'exister ou au moins de penser, comme le précisera Descartes : que ce soit illusoire ou non, je ne sors jamais de moi-même condamné que je suis à faire comme si le monde était régi par les mêmes normes que moi sans en être jamais certain. Je postule ; j'axiomatise ! Le monde n'est jamais que l'extrapolation axiomatique de mes propres mégalomanies. Descartes s'en était servi comme d'un moment de sa démarche : le réel m'est donné à la conscience de la même manière que je songe ou sois en état de veille. Mais qu'est-ce qu'être si ce n'est le propre que d'une conscience somnolente ?

Bref je n'ai pas de certitude du monde, ni qu'il soit tel que je me le représente ; surtout, j'ai peine à sortir de mes représentations ! Seul.

Aporie seconde : certes je me donne quelques principes, limités, les plus simples et évidents que je puisse concevoir mais qui me font glisser imperturbablement vers une vérité qui ne viserait plus l'adéquation au monde mais seulement la cohérence de mon propre discours à ces principes. Voici qui nous mine : un bel édifice construit sur du sable, peut-être, peut-être même pas ; un chemin qui mime la sortie quand il n'est que la ritournelle infernale d'une rentrée en soi. Comme si les savoirs, finalement, ne parlaient que de moi ; encore et toujours !

J'ai besoin d'un sol solide pour fonder ; d'un point d'appui pour soulever le monde. Toute notre histoire est celle d'une esquive : faisons comme si nous avions ce point d'appui ; qu'il existât, en dehors, un être sur quoi asseoir nos représentations et qui garantît qu'elles ne soient pas vaines élucubrations. La transcendance naît de là : elle est, désormais inavouée, mais longtemps assumée, la clé de voûte ou la pierre d'achoppement.

Tout serait si simple - ou presque - si, devant nous, à l'extérieur de nous, et sans que nous puissions avoir jamais prise sur lui, était un Être, un, principe et fin, qui fonde et nous permette de sortir de l'indécision. Nietzsche n'a pas complètement tort de voir dans la mort de dieu l'événement dont nous ne nous serions jamais remis et toute la question demeure de savoir si nous saurons jamais être résolument athée c'est-à-dire penser sans nous calfeutrer derrière quelque figure éponyme de la transcendance, fût-elle scientifique.

Aporie tierce : mais si être est illusoire, alors la question du sens l'est tout autant ! Comment expliquer alors qu'avec entêtement je persévère à me la poser ? La question n'est pas tant celle, morale, du tout est permis - ce serait encore une signification - que celle de mon impuissance à marcher sans destination, à accepter que ce chemin n'en soit pas, ne mène nulle part, et me ramène imperturbablement à ma propre impuissance.

Fût-elle illusoire elle-même, la question demeure et ce demeure-ci n'est pas un état, mais bien un acte, un processus, continu, continué. Être, c'est se poser la question de l'être. Être ? une question qui vous échappe mais à laquelle on n'échappe pas, comme si, sardonique et cynique, elle vous attendait au détour du chemin. Être ? un piège où l'on tombe invariablement. De sac et de corde revêtu, l'être est ce maraudeur qui pille les puissants et invente un ordre qui est celui de la forêt. Celui qui la traverse n'en sort plus, quand même il croirait marcher droit, et s'il devait néanmoins en pouvoir sortir, ce serait nu de toute certitude, de toute quiétude.

 


1) cf loi des trois états

2) Platon, Gorgias, 484c - 485e

Chez un tout jeune homme je goûte fort la philosophie; elle est à sa place et dénote une nature d'homme libre; le jeune homme qui ne s'y adonne pas me semble d'âme illibérale, incapable de viser jamais à rien de noble et de beau. Mais devant un homme âgé, que je vois continuer à philosopher sans s'arrêter jamais, je me dis, Socrate, que celui-là mériterait d'être fouetté.

3) Nietzsche, les toutes premières lignes de Par delà le bien et le mal

À supposer que la vérité soit femme —, comment ? n’a-t-on pas lieu de soupçonner que tous les philosophes, dans la mesure où ils furent des dogmatiques, n’entendaient pas grand-chose aux femmes ? que l’effroyable sérieux, la gauche insistance avec lesquels ils se sont jusqu’ici approchés de la vérité, ne furent que des moyens maladroits et mal appropriés pour conquérir justement les faveurs d’une femme ? Ce qui est certain, c’est qu’elle ne s’est pas laissé séduire : — et le dogmatisme, sous toutes ses coutures, se tient aujourd’hui dans une attitude chagrine et découragée. Si du moins il tient encore debout ! Car il est des railleurs pour prétendre qu’il est tombé, que tout dogmatisme gît au sol, plus encore, que tout dogmatisme est à l’agonie. Pour parler sérieusement, il y a de bonnes raisons d’espérer que toute volonté de dogmatiser en philosophie, en dépit de son aspect solennel, définitif et universel, pourrait bien n’avoir été que noble enfantillage et maladresse de débutant