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Introduction Livre I précédent suivant
Préalable
risque
Lié au monde
autochtonie
exigence d'universalité
Habiter : autour d'Heidegger
Habiter : deux lignes
dix sens :
s'approprier
occuper
se dresser
bifurquer
regarder
s'inventer
errer se tromper
protéger
fonder
accueillir
à la croisée des deux lignes
selon E Morin
selon Serres

Habiter

Avoir, habiter, habitude ont la même source, dérivant du latin habere.

Habiter un lieu, c'est y séjourner habituellement, y avoir, comme on dit, ses habitudes. C'est y vivre autant que le posséder. Il y a donc bien, dans le terme même, quelque chose de la répétition qui dépasse de beaucoup la possession. On n'habite pas un espace qu'on n'occuperait qu'une seule fois. Habiter un lieu c'est y laisser ses traces, ses marques : au moins symboliquement s'y trouver chez soi par les signes qu'on y a laissés, ou les habitudes qu'on y a prises - et donc se l'approprier en y vivant.

A partir de l'approche d'Heidegger

On le sait, Heidegger a consacré plusieurs textes à la notion d'habiter : il en est deux, essentiels, parus dans Essais et Conférences, deux conférences prononcées à peu près en même temps, qui attestent en tout cas combien la question de l'habiter hanta Heidegger dans les années 50 et mettent en évidence l'importance que prit à partir de là ce curieux concept de Quadriparti.

Les uns y auront vu la preuve incontestable d'un indécrottable conservatisme ; d'autres, le signe évident de la collusion de la pensée heideggerienne avec le nazisme. L'essentiel n'est peut-être pas là - en tout cas pas immédiatement, qui de toutes façons fera l'objet pour longtemps d'incessantes controverses. Il y a dans cette figure pateline de vieux sage qu'il affectait sur la fin de contrefaire le prophète des grands cataclysme , quelque chose de troublant qui n'a en réalité rien à voir avec ses égarements politiques - ou que très indirectement. Qui tient plutôt à cette posture aisément eschatologique, prédisant avec cette langue presque négligée et l'innocence malicieuse d'un sourire mal articulé, ce grand tournant qu'il eût été seul à voir. Assurément, si philosopher c'est dévoiler, celui-ci en fut un grand même si le propos n'a pas son pareil pour camoufler derrière une apparente simplicité autant de chausse-trappes que de références parfois forcées aux grecs anciens.

Dans la première cette phrase :

Ménager le Quadriparti : sauver la terre, accueillir le ciel, attendre les divins, conduire les mortels, ce quadruple ménagement est l'être simple de l'habitation. (p189)

Je ne veux pas ici produire une interprétation de ce quadriparti non plus que de cette étonnante apparition des divins - ou du divin mais elle entre en étrange résonance avec ce passage de l'interview accordée au Spiegel en Septembre 1966 :

Seulement un dieu peut encore nous sauver. Il nous reste pour seule possibilité de préparer dans la pensée et la poésie une disponibilité pour l’apparition du dieu ou pour l’absence du dieu dans notre déclin ; que nous déclinions à la face du dieu absent. (19)

Die Philosophie wird keine unmittelbare Veränderung des jetzigen Weltzustandes bewirken können. Dies gilt nicht nur von der Philosophie, sondern von allem bloß menschlichen Sinnen und Trachten. Nur noch ein Gott kann uns retten. Uns bleibt die einzige Möglichkeit, im Denken und im Dichten eine Bereitschaft vorzubereiten für die Erscheinung des Gottes oder für die Abwesenheit des Gottes im Untergang; daß wir im Angesicht des abwesenden Gottes untergehen.

Nous avons écrit déjà ne pas vouloir proposer une interprétation de la pensée heideggérienne ne serait ce que parce que nous entendons rester fidèle au projet de s'essayer à penser l'être non en niant tout le corpus métaphysique et celui de son histoire, ce qui est manifestement impossible, mais en le longeant, en tout cas en ne nous y bornant pas. Ce qui semble néanmoins clair est combien dans ces dernières années, Heidegger aura vu dans la technique moderne un renversement complet du rapport de l'homme au monde qui lui laisse à penser que contrairement à l'espérance de l'avènement du Sur-homme tel que l'appelait Nietzsche c'était plutôt à la victoire du nihilisme qu'on assistait.

Il n'empêche : c'est à l'honneur d'Heidegger d'avoir mis en évidence combien sous l'acte d'habiter se nichait en réalité tout le secret de notre rapport au monde. Qu'il l'ait vu sous la forme de la quadrature (ciel, terre, divins, mortels) est sans doute intrigant quand il s'agit d'évoquer les divins, renvoie néanmoins à deux lignes dont l'une horizontale appelle l'autre et la seconde, le monde.

Sauver la terre c'est préserver à la fois ce qu'il y a en elle de vivace et de vivifiant. On peut effectivement y considérer le danger qu'il scrutait dans l'essence de la technique moderne de la réquisition du réel comme stock - ce qu'il nommait Gestell - et dans cette boucle où l'homme désenchante, réifie la terre il y a tout à redouter que ce soit en fin de compte lui-même qu'il finisse par réifier.

Quand Heidegger s'appesantit sur ce vers de Hölderlin l'homme habite en poète ou quand, dans la Lettre sur l'humanisme, il s'essaye à des formules aussi sibyllines que

l'homme est le berger de l'Être

ou

le langage est la maison de l'Être

on retrouve non seulement la connotation rurale, très Forêt Noire, qui fut la forme où se joua l'enracinement d'Heidegger, on retrouve surtout- mais est-ce étonnant ? - ce registre de l'habiter qui nous occupe.

Ce qu'il suggère tourne autour de cette croisée qui, selon la manière dont en entend l'existence rapproche tantôt l'homme de l'animal tantôt de dieu :

De tout étant qui est, l’ être vivant est probablement pour nous le plus difficile à penser, car s’ il est, d’ une certaine manière, notre plus proche parent, il est en même temps séparé par un abîme de notre essence ek-sistante. En revanche, il pourrait sembler que l’ essence du divin nous fût plus proche que cette réalité impénétrable des êtres vivants; j’ entends: plus proche selon une distance essentielle, qui est toutefois en tant que distance plus familière à notre essence ek-sistante que la parenté corporelle avec l’ animal, de nature insondable, à peine imaginable. (21)

Cette spécificité de l'homme dans l'ordre du vivant a un rapport étroit avec le langage - venue à la fois éclaircissante et celante de l’Etre lui-même - qui le fait précisément ne pouvoir jamais être seulement du ou au monde, qui le mène justement à se devoir inventer un monde tant il s'avère qu'il n'est en réalité de monde que pour cet homme qui parle. Dès lors, habiter est tout sauf un état ; tout sauf un geste subi ou contraint mais bien plutôt un processus où ce qui se quête se dérobe à mesure qu'on paraît s'en approcher, se cache sitôt qu'il semble se dévoiler.

Autant dire que dans l'expression être au monde ce sont bien chacun de ces termes qui posent question ...

Les dix sens d'habiter dessinent deux lignes : verticale et horizontale

S'approprier

- Habiter c'est s'approprier. M Serres n'a pas tort : cette appropriation passe souvent par le sale. L'animal urine aux quatre coins pour marquer son territoire et sans doute en faisons-nous autant. En cette terre que nous nous approprions, ce logement que nous désirons habiter, d'abord nous commençons par y mettre signes ou objets qui attestent de nous. Celui-ci enclôt son champ, où Rousseau voyait l'origine de la propriété autant que dans la créance que l'autre accordait à ce bornage ; celui-là pose un objet cher, un tableau, un bibelot, une photo. Voici même geste. Cette terre, nous la sanctifions, toujours, en y nichant les dépouilles de nos ancêtres mais nous l'approprions en y ensevelissant nos déchets. Nous y sacrifions souvent en nos histoires guerrières ou en nos labeurs pour la faire fructifier.

Occuper

- Mais habiter c'est aussi occuper quelqu'un comme on disait que l'âme d'untel était possédée, habitée par le diable. L'exorcisme qui est pratique visant à expulser le démon de l'âme qu'il possède désigne pourtant d'abord en grec l'action de faire prêter serment - ἐ ξ ο ρ κ ι σ μ ο ς. ορκος, c'est le serment par excellence, ce qui vous lie - étymologiquement ce qui enferme et contraint .

Or, le serment a affaire au sacré : il est cette promesse que l'on fait, certes devant témoin, mais devant Dieu ou les dieux. Par extension, d'ailleurs ορκος désigne non seulement le témoin devant qui le serment a été prêté, ou le dieu par lequel il le fut. Il est engagement. Celui qui ainsi jure, dit étymologiquement le droit, mais donc aussi le chemin, rectiligne. Il trace la ligne d'entre ce qui est permis et réprouvé. Rousseau l'avait vu : pour qu'il y ait propriété, il ne suffit pas que l'un proclame son propre ; encore faut-il que l'autre l'admette. Pas plus que pour la connaissance, il n'est de propriété sans reconnaissance. Habiter suppose l'autre et bientôt la cité. L'habiter dessine ainsi deux lignes, l'une verticale ; l'autre horizontale. La première est celle de la naissance et de la formation, celle par quoi l'homme s'extirpe et se dresse, et, métaphoriquement au moins, s'éloigne de l'animalité ; en réalité s'invente. La seconde est une invite à l'autre en ceci qu'il l'implique. Ce lien qu'inaugure l'acte d'habiter est donc effectivement loin d'être anodin : à l'intersection de la morale, du politique et du métaphysique, il inaugure donc, non tant un lien avec la terre dont en réalité on s'extraie, qu'avec l'autre.

Se dresser

- Habiter c'est se dresser. L'homme qui se dresse, et fiche un bâton au sol, ne fait pas que dire ceci est à moi, je m'installe ici ; il dit, en même temps que la frontière, la nécessité de son ouverture ; de sa porosité tout du moins. Il ne dit pas seulement la générosité de la terre qui le fit naître et le nourrit : il dit sa propre et nécessaire générosité. J'aime assez que cet homme, qui exploite cette terre et en tire donc subsistance autant que profit, soit en même temps celui qui explicite, explique. Dans ce grand mythe de la verticalité que sanctionne l'autochtonie grecque, il y a bien quelque chose d'ambigu ou d'ambivalent, d'une geste qui à la fois s'extirpe de la terre mais la prolonge ; qui en même temps qu'il prétend la posséder en s'y installant ne ferait que poursuivre le grand mouvement propre de la terre. Issu de la terre, fécond et généreux comme elle : j'aime à me souvenir que ce que le grec nomme générosité est d'abord la qualité de la race. Sans doute, deux lectures du mythe grec originaire sont-elles possibles selon qu'elle insisterait plus sur le prolongement ou sur la rupture et il n'est pas faux que l'une serait plus aisément naturaliste quand l'autre serait plus volontiers civilisationnelle. Pour autant, que le mythe rappelle l'origine terrienne de l'homme aura eu au moins le mérite d'empêcher qu'il ne s'imaginât empire dans un empire, exception dans l'ordre de l'être ou crût pouvoir instituer un ordre qui y échappât jamais. La terre est turbulence et conflit : cela aussi l'homme le prolonge sans pouvoir espérer mieux que d'en atténuer les aspérités. Ce chemin ascendant - ανοδος - est un chemin escarpé comme de ceux, montagnards qui mènent aux cimes. Heidegger en évoquant les Holzwege n'était pas très loin.

Bifurquer

- Habiter le monde, c'est bifurquer ; non pas substituer une ligne à une autre mais les faire se croiser. Habiter c'est, au carrefour bifurquer, aller ailleurs ; prendre une autre direction. Cette seconde ligne, horizontale, on l'a retrouve dans le bauen - le bâtir - selon Heidegger. Notons que le terme Bauer - le paysan - désigne précisément celui qui édifie. Elle consiste bien à s'affranchir du chaos et des violences originaires, à s'affranchir d'un lien organique avec la terre pour lui substituer un autre lien, volontaire cette fois, tendant à créer un lien avec le collectif, avec l'autre. C'est bien d'un double mouvement dont il s'agit (s'arracher à la terre pour se lier) et il ressemble furieusement, effectivement, à ce que Freud nommait Kulturarbeit. Et que l'on retrouve dans la sublimation quelque chose de ce mouvement vertical montre assez combien via le refoulement, la violence y conserve sa part. L'homme qui n'avait jusque là affaire qu'au vertical qui ne pouvait porter ses yeux que soit vers la terre pour y tirer force et énergie, soit le ciel pour y nourrir quelque espérance, de s'être redressé porte désormais son regard devant lui. Le grec savait qu'il n'avait pas grand chose à attendre des dieux, qui s'occupaient finalement assez peu de lui - ou seulement pour lui mesurer chichement sa place - et bien peu à espérer de la terre dont la violence et les conflits ne lui prodiguent subsistance que pour les lui retirer aussitôt.

Regarder

- Habiter c'est regarder, devant soi, voir sans doute l'horizon s'éloignant à mesure que l'on avance et demeurer ainsi toujours à égale distance illustrant à sa manière l'inanité de l'effort humain. Mais c'est, surtout, rencontrer l'autre. Jusqu'à présent, coincé entre ciel et terre, l'homme n'avait affaire qu'à des dieux ou des puissances chtoniennes ; en s'ouvrant à l'horizontalité, il s'offre la découverte de l'autre ; il n'avait affaire qu'au même, à ce foyer si profondément ancré dans le sol qu'il ne lui était loisible que de tournoyer et tout ramener autour de ce point d'ancrage. Désormais, confronté à cet autre, si étranger mais si proche néanmoins, il apprend le nouveau, l'étrange - extraneus, celui qui est du dehors, qui n'est pas de la famille, du pays, l' étranger. Le geste même change : lui qui s'acharnait à vouloir ancrer ; désormais cherche à déterrer, déceler, dévoiler. Le geste change autant de sens que de direction. Le mot le dit, le geste le répète : qui trouve, τροπη, dessine un tour, une conversion ou un retournement. Sans doute a-t-il cherché auparavant, hésité assurément, malhabilement testé mais sa recherche elle-même dit l'alentour, dit le tour - circa. Se retourne-t-il pour fuir, ou par simple quête ? les deux, sûrement. Quelque chose, dans le parcours humain dit cette révolution, qui bien sûr peut-être entendu comme le retour inéluctable au point d'origine, et ceci ne comptera pas pour peu dans la perception si pessimiste de l'aire grecque, mais qui suggère avant tout tour et cercle.

S'inventer

- Habiter ainsi c'est s'inventer un monde. Une extériorité, un espace donc. La terre tout à coup est une surface que l'on parcourt, un sol que l'on exploite : elle y perd assurément de la profondeur ; y gagne en extension. Habiter c'est marcher, parcourir et, sans doute, l'espace qui n'existe pas en dehors des objets et des êtres, s'invente-t-il, se déploie-t-il à la mesure de cette marche. L'inventeur c'est bien celui qui trouve, qui découvre - invenio ne dit-il pas venir sur quelque chose ou quelqu'un, rencontrer ?

Errer, se tromper

- Marcher, donc errer, donc aussi se tromper. S'il est une différence radicale entre le juif et le grec, elle tient bien dans cette errance. Le juif se trompe d'avoir désobéi et son errance demeure le signe de sa faute ; expulsé de terre en terre, mais d'abord de son lieu d'origine, il est l'errant par excellence qui attend un signe et patiente. le grec quant à lui s'est extirpé de lui-même mais s'il erre et se trompe c'est d'abord de n'avoir pas de référence, de vérité ou d'aune à quoi se mesurer.

Rien n'est plus symbolique à cet égard que la narration biblique de l'exode dans le désert qui correspond à la fois à une libération du joug égyptien mais aussi à la promesse bientôt réalisée d'une terre. Événement fondateur à coup sûr que cette errance-ci qui porte en elle tous les signes ambivalents de l'espérance et de l'abandon. La ligne n'est assurément pas droite qui mène à la terre, qu'il faudra quarante ans pour parcourir, non plus qu'elle n'est éthiquement pure puisqu'elle contient à la fois le risque réitéré de la faute - le Veau d'Or - mais aussi le don de l'Alliance. Le juif n'est jamais seul même dans son errance : toujours, avec lui, un signe, un prophète, un guide qui lui offre un signe, un sens, une direction. Le grec au contraire, n'a ni vérité à préserver, ni prophète à écouter. Lui est seul. Il ne trouve pas une terre mais se l'invente. Dans les deux cas, demeure pourtant l'idée d'une humanité qui se doit d'autant plus d'inventer son rapport au monde qu'elle n'en serait pas. Exilé, seul, non décidément son royaume n'est pas de ce monde. Si le monde chrétien utilisera le mot déréliction pour désigner cet état d'angoisse que susciterait le regard détourné de Dieu, le terme issu de linquo laisser, abandonner vient de λειπω laisser derrière soi, faire défaut, rester en arrière, survivre, être privé de quelque chose. L'homme est être en creux, à qui il manque quelque chose et que l'on a abandonné derrière soi, ou propulsé seul devant, à l'extérieur ; ce qui revient finalement au même. C'est un être qui a peur et se cherche un abri.

Protéger

- d'où l'autre sens d'habiter - mettre à l'abri, (se) protéger. Le toit, la protection, dérivent de tego - στεγω- se protéger, cacher, supporter, résister ; couvrir. Du vent, de l'eau, qu'importe, de tout ce qui relève de la nature et qui met en péril, l'homme qui édifie, de sa maison à la cité, ne l'entend pas autrement que comme une protection - donc comme un écran le plus étanche possible au monde. Du coup, être au monde c'est à la fois le parcourir mais s'en protéger, y entrer mais s'en écarter. La maison - de mansio - est bien ce lieu où l'on habite, où l'on reste et se protège. Maneo - μενω - résonne encore dans maison que l'on retrouve dans la synonymie de maison et demeure mais qui outre l'idée de rester suggère aussi celle de tenir bon, d'attendre de pied ferme. L'homme est être en danger - et qui le sait - fragile face aux turbulences du monde .

Comment ne pas songer à ce ver nu qu'évoque M Yourcenar dans les premières pages d'Archives du Nord mais qui pour cela devient bientôt prédateur ?

Tous les mythes, de celui de Prométhée à celui de la Genèse, disent cette mutation, de proche en proche, qui fit de l'homme, le plus fragile, le plus redoutable des prédateurs. Qui bientôt fait qu'à la fois il se protège mais qu'on se protège de lui ; en même temps victime et prédateur, loup et agneau.

Se protéger, pour lui, c'est tracer des lignes, des frontières ; interposer des portes, ériger des murs et des forteresses qu'il n'aura de cesse d'abattre pour peu qu'elles appartinssent à l'autre.

C'est que la ligne, Serres l'a bien vu, est triple :

Décidément, il faut méditer sur la fonction de la frontière, de cette limite sur laquelle pissent les tigres et dont parle Rousseau. Même linéaire, même abstraite, c'est-à-dire presque infiniment fine, cette démarcation se compose, fort curieusement, de trois épaisseurs. La première, intérieure, protège l'habitant de sa douceur ; à l'extérieur, la dernière menace, de ses duretés, les envahisseurs possibles. En celle du milieu se percent des pores, des passages, portes ou porosités par lesquelles, et souvent par semi-conduction, tel vivant ou telle chose entre, se verrouille, sort, transite, attaque, attend sans espoir ... Les prépositions dans, pour, à, de... décrivent la première couche; hors et contre la troisième bande; entre, vers et à travers l'intermédiaire. Défendre, protéger, interdire ou laisser passer : ainsi, triplement, fonctionne une frontière
Le Mal propre p 41

Défensive, offensive, mais aussi d'échange, la frontière résume à elle seule toute l'ambivalence de l'habiter humain.

 

Fonder

Se demander ce que, pour l'homme, être au monde signifie, assurément suppose de comprendre ici être, et cela indique effectivement habiter ; mais demande de comprendre également ce qu'est ce monde - à quoi l'on est. Les deux ne sont pas étrangers l'un à l'autre et nous comprenons combien c'est ce mode d'être, entendu comme un habiter, qui détermine alors le monde comme monde mais qu'à rebours, c'est bien ce monde qui fait notre manière d'habiter.

Donner naissance à un enfant c'est le mettre au monde. L'expulser d'entre les entrailles et le poser, ici, devant soi. Faire de lui, un être distinct, séparé - un individu, certes encore dépendant, qui cherchera bientôt à se préserver une autonomie de plus en plus forte, mais un individu néanmoins. Or, mundus, dit cela d'abord : ce qui est ordonné, raffiné, net ou à disposition.

Comment ne pas songer aux rites de fondation des Etrusques où le mundus représentait cette fosse circulaire destinée aux offrandes accordées aux divinités souterraines, rites repris par les romains ? Il s'y agissait, certes, d'organiser l'espace de la cité mais bien de le faire à partir de l'image inversée du ciel que représentait le mundus. L'augure distinguait dans le ciel un secteur (templum) où le vol des oiseaux est guide pour interpréter la volonté des dieux et faciliter la décision. Le mundus inverse l'image du ciel et l'axe vertical équilibrera les axes horizontaux et orthogonaux du monde. Oui, décidément, c'est bien une révolution, un tropisme que cette invention du monde et il ne saurait être hasardeux que κόσμος ait en grec ce même double sens de parure, d'ornement, de bienséance lié à celui d'ordre, d'organisation. Qui invente vient à la rencontre ; celui qui enfourche, écarte les jambes - βαινω, d'où le latin tirera venio - c'est bien celui qui se fichant au dessus du sol s'en empare, l'arrange, le pare; l'orne ; y plaque sens ou trace. Celui-là se dresse, se campe droit sur le sol et se l'approprie au moins en cela qu'il l'aura orné de son humanité.

Est-ce lui qui vient au monde ou le monde qui viendrait à lui ? Les deux sans doute mais ce qui est certain est qu'il n'est de monde que par cette advenue, cet avènement qui est un retournement en même temps qu'une invention.

Celui-là sait qu'il ne crée rien ex nihilo et ses fondations ne sont e plus souvent que le rassemblement de cités ou de familles déjà réunies. C'est le sens du synœcisme - συνοικισμός - au reste ordonner ne revient-il pas à recueillir sous une aune commune, à classer mais donc aussi à exclure, de l'autre côté de la ligne, ce qui est dissemblable. Dans cette fosse qu'est le mundus, chacun met un peu de sa terre d'origine mais y mêle ces objets objets jugés bons par la loi et nécessaires par la Nature : sans doute s'agit-il encore d'un enfouissement et ce sera bien le lieu commun de l'aire grecque de plutôt enfouir sa trace que de l'aller chercher dans le ciel, il n'empêche que, dès l'abord, c'est ensemble, cité et terre, que l'on enterre. Il n'est pas de geste plus anodin, ni en même temps plus archaïque, que celui préalable de creuser pour édifier. Comme si pour s'élancer vers le ciel, il fallait préalablement sacrifier au geste inverse de creuser, ou que ce qui fût solidaire ne le put qu'en étant solidaire des tréfonds ; ou qu'encore il ne fût point d'oeuvre sans hommage préalable à la terre. Celle-ci n'est décidément pas réalité que l'on pût nier et la cité, dès lors, n'est pas tant la négation de la verticalité au profit de l'horizontalité que la croisée de ces deux élans. Le monde est l'intégrale de ces deux lignes.

Édifier (aedes facere) c'est étymologiquement faire un temple et c'est bien après tout ce que firent les Romains. A la fois segmenter, sacraliser, vénérer et fonder. Heidegger le note, dans ce bauen où il entrevoit la signification ultime d'habiter, on retrouve à la fois le soin accordé à la terre pour qu'elle prodigue ce qui est nécessaire à la subsistance ; et l'édification de bâtisses, monuments. Si on le suit, cela révèle effectivement combien l'habitat renvoie à la fois au vivant et à l'inerte ; aux choses et aux hommes.

La mondanéité, pour Heidegger est ainsi une quadrature partagée entre ciel et terre ; divin et mortel. Déchiré, écartelé ou seulement partagé ?

Perdu en tout cas. Il ne relève pas du divin et, même s'il en surgit, il n'est pas tout à fait terrien. Dans l'idée latine de perdere, il y a celle de la destruction, de la ruine mais aussi de ce qui a été inutilement employé. Dans son synonyme égaré, il y a l'idée de ce à quoi l'on n'a pas pris garde, de ce qui n'est pas préservé. Mais dans ce wahren-ci, puisque le terme est d'origine germanique, sonne aussi celle de vérité (Wahrheit)

Accueillir

L'homme grec est être, coincé ou écartelé entre terre et ciel, non pas exilé mais éperdu dans un monde qui n'a pas besoin de lui et où Zeus, cherche à lui mesurer, plutôt chichement d'ailleurs, sa place - ce qu'illustre assez bien le mythe de Pandore (22) . A distance - mais pas nécessairement à équidistance - du monde des dieux où il ne peut prendre aucune part mais contre quoi il lui faut nécessairement garder, préserver une place, d'un côté, et du monde des hommes, de l'autre, où règne une violence presque aussi puissante, dont il est d'ailleurs à la fois victime et acteur, un monde où il se mesure un espace qui parvienne autant à s'en préserver qu'à s'en nourrir. Je ne m'étonne absolument pas que le grand item de la sagesse grecque soit alors cette juste mesure, ce ni trop ni trop peu, non plus que de cette figure si ambivalente d'Hermès qui, à la fois, incarne le message mais la tromperie, le gardien des routes mais encore le binôme d'Hestia ; l'inventeur des poids et mesure. Mais, précisément, mesurer c'est à l'aune d'un étalon, comparer et quantifier ; or, le grec qui se sait n'avoir aucun repère, nulle certitude, ignore la limite au delà de quoi il y aurait hybris. Contrairement au juif qui attend tout du ciel - et d'abord une terre - qui voit sa place assignée, dont le dieu donne le la, le repère et la mesure, le grec, quant à lui, est perdu. Car c'est peut-être tout un de mesurer la terre et de tromper ; se tromper en tout cas de croire que cette mesure puisse avoir un quelconque caractère d'absolu ; encore moins de certitude.

Le grec distribue ainsi d'entre l'intérieur qu'il veut préserver et l'extérieur dont il cherche à se prémunir mais comment ne pas voir que cette porte que l'on ferme sur l'extérieur est en même temps invite de l'autre ? Pris dans ce sens, habiter revient à recevoir, chez soi, à accueillir l'autre et il n'est pas de règle d'hospitalité qui n'en témoigne. Récuser cet habitat revient à expulser. Hospes, en latin, mais comme en français, désigne à la fois celui qui offre l'hospitalité mais aussi qui la reçoit, comme si cette ambivalence voulait désigner combien d'entre offrir et recevoir, il n'était pas tant de différences que cela, que celui qu'on appelle hôte mais aussi étranger n'est jamais que celui qui passe par rapport à qui réside et que l'étrangeté, après tout, est décidément réciproque. Nul plus que les romains n'auront joué sur l'ambiguité, misant tour à tour sur l'hostilité et sur l'hospitalité (enlèvement des Sabines) mais même s'il est vrai que les romains venaient tous d'ailleurs et étaient de ce point de vue à parité avec tous, il n'empêche qu'ils auront au mieux illustré cette évidence que celui que l'on accueille est toujours déjà celui que l'on avait préalablement sinon exclu, en tout cas distingué.

Celui que l'on accueille (coligo) c'est à la fois celui que l'on cueille et que l'on se lie. C'est bien pour cela que l'autochtonie ne saurait aller sans accueil ; pour cela que l'origine, même profondément ancré dans les entrailles de la terre, appelle destin et destination faute de quoi elle serait mortifère. Habiter revient à se demander alors comment s'en sortir ; comment sortir - une excursion qui est un appel à l'autre. Il n'y a peut-être alors pas tant de différences que l'on imagina d'entre le nomade et le sédentaire même si ce dernier paraît plus actif que le premier de prendre en main les conditions de sa survie : tous deux, identiquement à la surface d'une terre dont ils ne peuvent que prolonger l'inaccessible horizon, lient ou se lient tout aussi provisoirement sans jamais trouver d'ancrage. L'un et l'autre couvrent et découvrent ; inventent - le monde ; l'autre ; eux-mêmes.

 

A la croisée des deux lignes

Il est bien un point, à la croisée qui est l'intégrale de cette croix de l'être où se dessine la quadrature. Les lignes ne sont pas équivalentes, on l'a dit, mais s'appellent l'une l'autre. La première, verticale, revêt une dimension presque passive, en tout cas réceptrice. Elle symbolise cette position où l'homme d'en haut ou d'en bas, reçoit force ou châtiment, quand la seconde incarne la puissance pourtant si fragile que déploie l'homme dans la peine qu'il met à errer dans le monde comme si ce qu'il recevait de la terre n'avait de sens que d'être restitué et que ce fût même geste, pris seulement d'une autre face, que de donner et recevoir.

Cette croix que les latins (crux) entendent comme synonyme de gibet et les chrétiens plus tard comme symbole même du châtiment mais donc aussi de la rédemption, cette croix signe la dimension (dimetior) où se déploie l'être-au-monde de l'homme : écarté du ciel, écartelé entre ciel et terre, mais y projetant sans cesse son regard, l'homme est cet être qui à la fois ne se contente pas de seulement y bâtir ou de la posséder mais toujours se projette - au moins son regard - vers le ciel. Celui-là décidément demeure dans l'entre-deux ; est cet entre-deux. Ni jamais seulement d'ici mais jamais là-haut ; rêvant de s'enraciner mais fuyant constamment vers d'autres cieux ou rivages. Heidegger y voit une mesure que seule la poésie saurait incarner ; on pourrait tout aussi bien y considérer la tension extrême qui s'y déchire entre la mégalomanie de qui se rêve divin et l'humilité à quoi il est sans cesse cloué. L'homme est la mesure de toute chose affirmait Protagoras : c'est dire vrai si l'on entend par là qu'il n'est de monde que par la manière dont il l'habite ; c'est approcher de cette humanité de l'homme si l'on suggère ainsi qu'il ne saurait se résumer à la terre d'où il surgit, se réduire à celle qu'il exploite et souvent détruit. A défaut de l'habiter; le ciel le hante tout ensemble comme un rêve et un cauchemar, un désir inassouvi mais une angoisse inextinguible.

Est-ce de ceci cette aporie béante qui laisse entrevoir l'humain bien plus comme une question définitivement ouverte que comme une réponse ? qui le ferait être plutôt la démesure de toute chose ?


19) Heidegger, ITV Spiegel 1966

* on y reviendra ci-dessous

20) Plutarque, Rom,

On creusa une fosse circulaire dans la zone du Comitium actuel, et l’on y déposa, d’une part les prémices de toutes les choses dont l’usage est bon dans la mesure ou` il est conforme à la Loi, et d’autre part de toutes celles dont l’usage est rendu nécessaire par la Nature. Et à la fin, chacun ayant emporté une petite portion de la terre d’où il venait, la jeta dans la fosse, et on mêla le tout ensemble. On appelle cette fosse le mundus, de la même manière que l’on désigne l’Olympe. Puis on traça les limites de la ville à la manière d’un cercle autour de ce centre.

21) Heidegger, Lettre sur l'humanisme, p 82-83

22) lire ou voir JP Vernant sur le mythe de Pandore