Textes

M Serres
Le Mal propre p 44

Premier argument tiré de la frontière

 

Revenons au dur: telle usine laisse ses effluents couler dans une rivière proche, les diffuse dans l'atmosphère ou les transporte dans une mangrove éloignée ... nul ne voit évidemment qu'elle s'approprie ces lieux. Il faut donc que je le montre. Qui ne comprend cependant que personne au monde ne pourra plus boire de cette eau, respirer cet air, s'approcher d'une telle aire ... Voilà des endroits mieux défendus que par murs, serrures ou cadenas! Ceux qui laissent là traces et marques, horrifiantes, s'approprient les lieux, non en les hantant, mais en excluant toute autre personne de là.

Décidément, il faut méditer sur la fonction de la frontière, de cette limite sur laquelle pissent les tigres et dont parle Rousseau. Même linéaire, même abstraite, c'est-à-dire presque infiniment fine, cette démarcation se compose, fort curieusement, de trois épaisseurs. La première, intérieure, protège l'habitant de sa douceur ; à l'extérieur, la dernière menace, de ses duretés, les envahisseurs possibles. En celle du milieu se percent des pores, des passages, portes ou porosités par lesquelles, et souvent par semi-conduction, tel vivant ou telle chose entre, se verrouille, sort, transite, attaque, attend sans espoir ... Les prépositions dans, pour, à, de... décrivent la première couche; hors et contre la troisième bande; entre, vers et à travers l'intermédiaire. Défendre, protéger, interdire ou laisser passer : ainsi, triplement, fonctionne une frontière.

Exemples: ainsi fonctionnent les murailles d'un habitat ou les cloisons d'une chambre; ainsi fonctionnent la membrane d'une cellule, la peau, la coquille, les écailles ... d'un corps; ainsi, aussi, le corps lui-même, tout l'organisme, lui-même frontière entre deux milieux, intérieur et extérieur ; mais encore une ferme et la famille même qui l'habite et y vit, fermée, certes, mais que traverse un flux continu d'échanges, d'énergie ou de langage ; ainsi, une ville avec ses habitants, sise à l'intérieur de ses murailles, jadis, et de ses banlieues ou de son périphérique, aujourd'hui; une nation et ses citoyens ... une île, un continent, la Terre entière comme planète et les humains, ses cosmonautes, lancés sur sa boule dans l'espace ... Ainsi fonctionne le monde. Et nos âmes ? Ainsi soient-elles ... s'ouvrent, se ferment, rencontrent ... Décrire de cette manière les frontières par lesquelles des échanges et leurs restes passent ou ne passent pas m'oblige à les nommer ultrastructures et à les penser universelles. Et,
dans ce cas, déjà, les frontières ne se mêlent-elles pas ?

Nous retrouverons plus loin ce mélange.