palimpseste γνῶθι σεαυτόν
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Paradoxes ?

Étymologiquement, ce qui va à l'encontre- παρα- de l'opinion - δοξα - pour être à la fois ce qui heurte le sens commun, l'habitude, les idées reçues, mais aussi un jeu d'esprit mais encore ce qui présente une contradiction logique plus apparente que réelle, mais enfin un raisonnement fallacieux qui mettrait tout par terre s'il était admis. * Oui, sans aucun doute, l'homme est-il tout ceci à la fois.

Paradoxe qui tient tout entier dans ces deux tableaux juxtaposés où la mégalomanie de l'édifice céleste répond à l'humiliation de l'expulsion originaire comme si toute l'histoire d'entre l'homme et son dieu n'avait été qu'une longue lutte, un sempiternel rapport de forces où l'homme se fût ingénié, lui l'humble créature mais à la nuque si raide, à renier chaque geste venu d'en-haut, ou qu'il ne se résolût jamais, dans cette affaire, à n'occuper qu'une place subalterne.

Ici, résumés, les deux écueils de l'humain : la superbe triomphante et passablement orgueilleuse d'un côté ; la tentation de l'abnégation soumise, de l'autre.

Condamné aux extrêmes, l'homme ne parvient tout simplement pas à tenir son rang.

Un combat où l'un est si faible d'être, en tant que créature, subordonné et l'autre si puissant, à ce point la plénitude de l'Etre qu'on imagine à peine la lutte pouvoir s'engager mais dont on ne peut en tout cas douter de l'issue ; une lutte où celui-ci paraît toujours refuser ce qu'on lui offre mais en même temps tout attendre - et la réalisation de la promesse en premier lieu ; un face-à-face tout du moins où la place de chacun avait été distribuée avec minutie mais où l'homme, dès le début, d'être sans doute - tout simplement - brouille les cartes et sème le trouble.

A la fois troublant et troublé.

Comment imaginer que lui, si faible et si éminemment dépendant, parvînt à troubler les plans divins au point que sa destruction fût envisagée, qu'un grand tribunal fût à la fin nécessaire, et que Dieu dût s'y prendre à quatre fois pour que l'ordre fût entendu - à défaut d'être compris : l'interdit initial ; la loi noachide ; le décalogue ; la parole christique ?

Quelque chose comme un grain de sable dans un rouage si magnifique ; celui qui contredit la logique en laissant à voir moins d'être dans la cause que dans les effets. Si d'aventure la formule petites causes, grands effets devait avoir un sens, c'est bien à propos de l'homme ! Un paradoxe vivant, oui !

Qui fait entrer dans le cœur de la boucle servir <-> commander ; obéir <-> être libre. Une liberté qui ne peut lui être ôtée mais lui fait obligation d'acquiescer à l'ordre ; une situation étonnante qui le place dans cette posture étonnante de pouvoir toujours et à tout moment tout récuser - et tourner le dos à l'être, et, pourtant, de n'avoir d'autre issue qu'obéir - volontairement.

 

Être là ... entre deux

Nul assurément n'est besoin de revenir sur l'anomalie qu'il représente. Qu'on se le représente comme créé directement par Dieu ou indirectement formé par Prométhée à partir d'eau et de terre ; qu'on se l'imagine comme promis aux plus hautes destinées - ne fut-il pas chargé par Dieu de donner un nom aux différentes créatures Gn 2, 19 ? - ou qu'il ne trouvât pas de place dans le nouvel ordonnancement que Zeus avait conçu après le grand partage (30) au point que ce fût à Prométhée de régler la question (31), bref qu'on se le figure comme tout ou presque - la couronne de la création - ou bien comme un intrus, dans les deux cas, identiquement le plan déraille : Zeus, plus ou moins consciemment se fait berner par Prométhée ; Adam quant à lui, un peu niais, berné sans doute lui aussi par Eve, désobéit.

Dans les deux cas, une traîtrise : Prométhée qui est un Titan, qui avait pourtant combattu aux côtés de Zeus pour qu'il l'emportât sur Cronos, refuse la part congrue que Zeus avait réservée aux hommes et s'arrange, en leur donnant le feu, pour qu'ils ne disparaissent pas. Lucifer , quant à lui, ange parmi les anges, ment et fait mentir, provoque et tente, séduit et égare pour provoquer finalement la chute de l'homme et l'expulsion. Prométhée passe pour être philanthrope ; Lucifer, non ! Dans un cas, le souci de sauver l'homme contre les dieux ; dans l'autre celui divin de le sauver contre l'ange déchu.

Dans un cas pourtant c'est la ruse - après l'imprévoyance - qui sera mise en évidence ; dans l'autre, la culpabilité, la défaillance excitée par la méchanceté.

Dans les deux cas, pourtant, l'intuition d'un homme trop écrasé par des forces supérieures à lui, incapable d'abord de se forger à lui seul son destin, étonnamment passif, bien trop faible pour n'attendre point d'elles qu'elles régissent son existence. Dans les deux cas, une rupture qui change la donne. Dans les deux cas, l'homme tiraillé entre les termes et les protagonistes d'un conflit qui ne le concerne pas mais dont il est l'objet .

Pourtant ! En dépit de sa faiblesse ou à cause de sa position si particulière, un homme susceptible de contrarier - plutôt que contre-carrer les plans divins.

Anomalie c'est le terme qu'utilise Yourcenar(32) : ανωμαλια en grec (idem en latin) dit l'inégalité, l'inconstance, l'irrégularité et si l'on songe à ομαλος dont il est l'antonyme, désigne le fait d'être facteur de discorde, de désunion. Le terme est bien choisi au moins en ceci que l'homme apparaît effectivement comme fauteur de troubles, voire de discordes. Qui ne reste jamais à sa place, de n'en avoir finalement aucune ou de n'en vouloir jamais se contenter, qui semble, où qu'il soit, toujours de passage mais d'un passage dévastateur. Animal, il l'est, et même le plus mal fichu qui soit, doté de si peu d'instincts mais capable de tant de violence mais en même temps impuissant à s'en tenir ni à son programme génétique, ni à ses déterminismes physiologiques. Doté de raison ou d'intelligence, doué de langage et capable de mettre entre lui et le réel tant de réseaux de représentations qu'il n'est jamais à sa place nulle part et n'y veut de toute manière pas demeurer. Sa place semble ne jamais être acquise et devoir être arrachée tant aux volontés olympiennes qu'aux colères divines et lui qui se veut exhausser au plus haut, au plus près de l'Etre au point de s'imaginer le résumer à lui seul n'est pourtant qu'un point infime écrasé entre deux infinis (33) , capable tout juste de détruire ou de recouvrir de ses fientes la modeste parcelle qui lui fut allouée, effrayé assurément de n'être d'ici et maintenant que par hasard qui n'entrevoit parfois d'autre issue qu'un dieu pour conférer quelque signification à cet absurde-ci sans pour autant cesser de regimber contre une autorité qu'il n'appelle de ses voeux que pour la rejeter incontinent. Anomalie que celui-ci qui semble devoir résister à toute définition, ne jamais correspondre à nulle nature ou essence, de n'être déjà plus qui l'on croyait avoir discerné, pas encore qui il se targue de devenir. En éternelle transhumance, l'homme qu'Heidegger définit comme le berger de l'Être, semble bien en être plutôt le troupeau, celui que l'on conduit mais qui invariablement s'égare ; celui qui s'agite mais exagère - au sens étymologique aussi - celui qui dans le mouvement brownien de ces peurs et de ses ambitions co-agite ; cogite.

Ambiguïté du δεινος

Est-il vers qui le résument mieux que ceux de Sophocle ? (34)

Πολλὰ τὰ δεινὰ κοὐδὲν ἀν-
θρώπου δεινότερον πέλει·

Beaucoup de choses sont admirables, mais rien n’est plus admirable que l’homme.

Admirable traduit Leconte de Lisle. Sauf à considérer que le terme utilisé par Sophocle dit tout autre chose : δεινος c'est d'abord ce qui inspire la crainte, l'effroi, au bas mot l'étonnement ; désigne ce que l'on craint et mauvais ; et par extension seulement, ce qui est extraordinaire, étonnant. Voici qui nous ramène au plus près de Yourcenar rappelant la tradition rabbinique ou les contes arabes : l'effroi peut certes être provoqué tout aussi bien par l'extraordinaire que par le funeste ; bien sûr l'homme peut incliner autant vers le bien - εσθλος : probe, honnête, courageux, habile, sensé, sage, prudent - que vers le mal, mais n'est-ce pas dire qu'il ne serait extraordinaire que parce qu'inachevé ?

Heidegger quant à lui le traduit, en se servant de Hölderlin, par ungeheuer - monstrueux- avant de choisir unheimlich - étrange, terrible, sinistre. On voit bien ce qui se joue dans ce glissement où la violence a sa part : l'homme ne serait que dans cette lutte qui lui ferait systématiquement refuser ce qui est familier, ne serait que dans cette construction de soi, serait violent parce que créateur en refusant toute idée d'achèvement.

Que dans tout processus, il y ait à la fois élaboration mais aussi destruction de ce qui précède ne fait aucun doute et il paraît assez clair qu'il n'est pas de progression - même au sens le plus faible et le moins idéologique du terme - pas de marche en avant qui ne soit, parce que visée d'un ailleurs, l'oubli, la négation voire l'effacement de l'ici ; de l'avant. De là pourtant à voir dans cette violence le propre même de cet homme en train de se construire, il y a un pas, portant peut-être la marque de ces années 30, voire de l'illusion qu'Heidegger aura nourri sans nul doute au sujet du nazisme. Ce que suggère la fin de cet ouvrage et la fameuse formule sur la vérité interne et grandeur du national-socialisme, phrase qu'il n'a jamais retirée.

C'est pourquoi celui qui fait violence ne connaît pas la bonté et la conciliation *

Castoriadis y verra une interprétation clairement nazie (37) : pour la part si constamment ambiguë de légitimation de la violence qu'elle comporte, pour l'insistance incroyable portée sur la dimension destructrice de l'humanité de l'homme décelée dans δεινος, c'est incontestable ; c'est au moins glisser un peu rapidement sur l'autre terme de l'ambivalence : le merveilleux, le créatif ...
Oui, il y a bien dans ce terme, certes, le dangereux et l'effrayant, mais aussi à puissant, admirable et sans doute étrange. Où Castoriadis verra un homme qui se crée lui-même : on n'est pas très loin de l'hominescence de Serres !

Unheimlich

Si Heim désigne en allemand la maison, le foyer, le chez soi, heimlich assez logiquement renvoie au secret, à l'intime, unheimlich signifie effectivement sinistre, étrange, inquiétant. On peut aussi prendre le terme au pied de la lettre : ce qui est unheimlich c'est précisément de n'être pas chez soi ; ce qui provient de l'extérieur, ou le fait de n'avoir pas de foyer. Si pour Freud, cette inquiétante étrangeté a à voir avec le même, le semblable se présentant subitement comme un autre mais résultant ni plus ni moins d'un retour du refoulé, on peut la considérer surtout comme la réaction spontanée que suscite cette ambivalence humaine.

C'est bien, après tout le sentiment que suscite cet ordinaire, paisible, coutumier qui subrepticement se fait menaçant ; c'est bien après tout ce même trouble que ressentit H Arendt devant Eichmann : subitement le mal ne se présentait plus sous l'allure de l'horreur absolue mais sous celle, cruelle, de la banalité la plus impavide. Le ventre est encore fécond, d'où a surgi la bête immonde (38) oui, c'est vrai, avec l'homme l'épouvante ne provient jamais de l'extérieur mais des tréfonds ....

Aporie

Il est un point, imperceptible, qui n'occupe aucun espace, qui les rassemble tous. Qui en est l'intégrale. On appelle démon, en logique, cette position, virtuelle, mais fût-elle possible qu'elle ne saurait être que celle de Dieu. Je crois bien que Leibniz en inventant son dieu calculateur, choisissant d'entre toutes les combinaisons, le meilleur des mondes possibles, dut bien un peu le concevoir comme une sorte d'ordinateur avant la lettre. C'est au reste, ce même terme de démon, on le sait, qu'utilisa Socrate pour désigner cette voix intérieure lui conseillant chaque fois qu'il était possible, de se détourner des affaires politiques.

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Au fond, condamnés au partiel, à des scénographies successives mais tellement tronquées, nous n'accosterons jamais que sur des iles éparses, stochastiquement éparpillées devant nos yeux. Atteindre le savoir total voudrait dire, non pas seulement faire le tour de la question, et se tenir là, fichant en terre nos pas assurés - que signifie épistémé - mais embrasser d'un seul tenant la sphère globale de tous les points de vue ; ce qui est évidemment impossible.

Ne nous reste, successivement, qu'à scruter le point de vue de chacun, n'ignorant pas l'impossibilité de les épuiser jamais ...

Car la sagesse de ce monde est une folie devant Dieu
1Cor,3,19

Folie ou sagesse ... question de point de vue ; de scénographie. Sublime ou terrifiant, comme l'écrit Yourcenar, question encore de regard, de moment. J'appelle folie, non pas la sagesse du monde, mais l'illusion qu'on puisse l'atteindre jamais.

Alors, oui, on doit bien pouvoir essayer d'appeler les points de vue successifs de l'homme, du diable et de dieu, dans cet étonnant vis-à-vis qui s'engage dès les origines en n'omettant pas que seul le point de vue divin en serait l'intégrale et que ceux de l'homme ou du diable n'excéderont jamais les frontières de leurs propres rébellion.

 

DelacroixA supposer une ligne où, à l'une extrémité, admettons au point le plus haut, serait juché le bien, le puissant, le divin ; ou, à l'autre, comme son négatif photographique, le méchant, le faible, l'animal brut, le barbare - dont Attila, le fléau de dieu, demeure dans l'imaginaire occidental une figure emblématique. Toutes nos histoires sont hantées de ces confrontations-ci qui nous fascinent - et désolent parfois de constater que le meilleur rarement l'y emporte. On nomme parfois manichéisme cette attitude qui désire voir nettement distribuée la répartition d'entre les deux pôles : vérité/erreur : bien/mal ; fort/faible ... Attitude fustigée pour ce qu'elle exclut toute nuance et conduit fréquemment à la plus cruelle des intolérances ... Attila, oui, coup de butoir de la barbarie contre la civilisation, Lucifer contre Dieu, avec l'homme au centre ; mais aussi, comme Serres en esquissa l'augure dans Détachement, Diogène contre Alexandre ; Antigone contre Créon ou bien encore François d'Assise face aux loups de Gubbio...

L'essentiel n'est peut-être pas ici mais dans la triple illusion qu'il renferme :

- il ne dit ni le mouvement ni le processus mais fige : on y est, soit puissant soit faible etc mais jamais on ne glisse d'une position vers l'autre. Pourtant toute notre histoire est hantée par ces combats sans fin où l'un escompte la place de l'autre ; pourtant, et la dialectique le désigne assez bien, les contradictions se peuvent dépasser quand bien même le troisième terme, sujet lui aussi à dépassement, ne ferait que déplacer l'opposition ou se contentât finalement de la reproduire, au risque de la légitimer.

- il n'y a pas de place pour l'homme : il y apparaît bien moins comme le terme de l'enjeu que comme son objet. La grande lutte, eschatologique, oppose Dieu et Lucifer ; l'homme n'y est qu'un pion que l'on avance ou recule. εσχατος - qui est à la limite, mais décidément, l'homme ne s'y trouve pas, coincé qu'il est, dans la hiérarchie des êtres entre le divin et la matière inerte, juste avant les animaux ; déchiré qu'il se trouve dans une lutte dont il est un terme mais certainement pas un protagoniste essentiel. Le mal ce n'est pas lui, mais seulement la défaillance ...

- les deux extrémités se rejoignent et jamais les positions ne sont aussi nettement tranchées. Ce que montre assez bien Serres, dans le passage évoqué - Détachement, Enjeux, fétiches, marchandises- c'est combien, à la fin la ligne s'incurve, combien en réalité Diogène, d'accepter le challenge avec Alexandre, fit gagner ce dernier en avalisant la logique du combat, combien Antigone de se poser en victime éternelle de la raison d'État devint pour l'histoire et la tradition le symbole même de la victime propitiatoire, certes, mais l'emblème même de la haine du pouvoir, combien l'agneau propagea, de s'ériger en éternelle victime, une vindicte perpétuelle contre le loup.

L'échelle de grandeur, lentement, se courbe. Le plus fort et le plus faible sont mutuels, le plus faible et le plus fort sont souvent jumeaux, il se forme un cercle, une sorte de cirque, une sorte de bague ronde où le chaton, dans sa pierre transparente, gèle et fait voir ces couples liés, qu'on croyait séparés de toute l'étendue large du ciel. La droite s'incurve et les stations rivales, complémentaires, réciproques, se boutonnent. Fermeture éclair. Serres p 161

On sera ainsi passé du matériel au logiciel, du dur au doux ; du réel à sa représentation. C'est assez dire que les deux extrémités de la ligne se confondent à la fin ; que les protagonistes finalement ne sont que des jumeaux. C'est cela qu'on appelle je crois une révolution : le début vaut la fin : le combat aura déserté les choses pour patauger dans la connaissance ; et l'on y aura oublié le réel.

Une histoire mais une histoire inversée

Curieuse histoire que celle-ci qui, à en croire Serres, s'incurverait à la fin mais où il y aurait toujours un refoulé, un oubli : l'ordre même des choses. La philanthropie n'est pas du même côté : Zeus veut se débarrasser des hommes ; Dieu en revanche les sauver. L'intercesseur est ici pernicieux, mais là, salvateur. L'homme est ici défaillant ; là, rusé et ingénieux.

Mais cette histoire, de quel côté, de quel point de vue l'écrire ?

Du côté de dieu ? de l'homme ? du diable ?

De l'homme? mais à l'en croire tout, la création le monde et Dieu lui-même n'eussent d'autre finalité que lui-même, d'autre signification que d'accomplir sa destinée. Et c'est bien d'ailleurs cet anthropocentrisme qui lui est reproché dans les textes bibliques : se croire au centre de tout, se prendre pour dieu ou, en tout cas s'en vouloir l'égal.

De Dieu ? même si ses colères sont fulgurantes, surtout au début, mais qu'il eût néanmoins le souci de préserver sa survie, quoique fulminant contre l'itérative rébellion de l'homme - la nuque raide - l'issue est écrite d'avance (39) et ressemble à s'y méprendre à une remise des compteurs à zéro. Une histoire qui engage l'homme, et, par la bande, Lucifer mais derechef le monde est oublié. Il n'est mentionné que pour autant que l'homme le souille par sa faute, et que le diable l'enfonce par sa trahison.


Du diable ? Lui, le grand tentateur, le grand menteur demeure paradoxalement le grand muet de l'histoire. Mais lui, en plus de se dérober à la vue, quoique omniprésent à l'instar de Dieu, lui, au contraire, se tait. Il occupe pourtant la place mitoyenne par excellence, celle de l'ange ; celle du transmetteur. La tradition chrétienne a raison de le nommer Antéchrist : il occupe la même place, celle du Paraclet, de l'avocat, de l'intercesseur sauf qu'il l'inverse ; il ne traduit plus mais trahit ; ne sauve plus mais perd. Que l'homme, par faiblesse, défaille, mente et se trompe, soit ; mais que, dans la périphérie immédiate du divin, dans le cercle rapproché des anges et des conseillers (40) , une trahison soit seulement pensable, voici de l'incroyable qui, au delà de l'épopée et du mythe, se laisse difficilement penser.

Qu'il soit une figure personnifiée du mal ne fait aucun doute ; qu'il soit, pour cette raison même aussi difficilement concevable que celui-ci est somme toute assez logique. Il n'en demeure pas moins que dans une configuration monothéiste où serait incohérent qu'on réintroduisît par la bande un quelconque dualisme ; où par conséquent, il est impossible qu'il y eût une puissance alternative et adverse au divin, où seule est imaginable un mésusage de la puissance conférée , on peut tout au plus entendre le diable comme celui qui sépare au lieu de réunir, qui remplit, certes, sa fonction initiale d'accusateur, sans pour autant tempérer cette dernière d'un quelconque pardon, d'une seule once de grâce.

Que tout ceci se joue en terme de distance et de liberté, nous l'avons suggéré déjà. Pour autant que l'homme soit doté de libre-arbitre, pour autant que soit inscrite dans son être la possibilité de s'écarter du chemin tout tracé par la providence divine ; pour autant donc qu'il puisse dire non autant que oui, il peut, alors, être tenté, de lui-même ou incité par le serpent, de dire non !

Mais le diable ?

Point n'est besoin pourtant de chercher les motivations lucifériennes - le pourrions-nous du reste sans lui prêter des inclinaisons simplement humaines ? ; il suffit de constater combien lui aussi est apatride, bien plus que l'homme, pour ce que sa trahison le coupe définitivement de ses terres d'origine et qu'il dépend complètement, pour exercer quelque influence et avoir quelque pouvoir, de la faillibilité humaine. Cette histoire, il ne la peut écrire que par procuration et, assurément, notre schéma était fallacieux qui nous fit placer l'homme à l'extrémité de la ligne : du point de vue du diable l'objet du pari n'est pas l'homme - il n'en est que la mise - mais bel et bien Dieu. Où se joue l'opposition d'entre Dieu et le diable ? l'homme dont celui-ci a le souci ; celui-là le mépris.

Du souci comme être au monde

Attardons-nous sur ce souci (Sorge) dont Heidegger fit en son temps théorie : il dérive du latin sollicitus (sollus et cieo) : plein de souci, troublé, agité ; le terme provenant du grec κιω : aller, mettre en mouvement et κινεω : mouvoir ; agiter ; déplacer ; pousser légèrement ; toucher du doigt. Michel-Ange le savait-il quand il représenta la création sous la forme de ce doigt tendu vers Adam ? savait-il qu'il donnait ainsi à la création ce double sens de mouvement, certes, mais de sollicitude, surtout.

Il devait bien savoir combien de mise en mouvement- κινησις - se jouait ainsi dans l'acte de création, qui impliquât autant de danse que de trouble. Savait-il que l'inquiétude est ceci même qui naît de l'inertie désormais impossible.

Adam n'aura plus jamais cette attitude lascive d'avant le geste originaire.

Inquiet, bien sûr, autant qu'inquiétant, unheimlich assurément ! Ce qui va relier ces deux-là, on le voit ici dans cet interstice incroyable qui précède la naissance, tient à ce souci que l'on nommera plutôt sollicitude pour l'un et inquiétude pour l'autre mais qui se rejoignent dans la grâce ou ce que le Nouveau Testament nomme ἀγάπη.

Cette mise en mouvement initiale vaut départ : elle dit indubitablement l'exil qui se prononcera bientôt mais la pensée aussi qui éclôt - co-agitare - qui par la conscience qu'elle instille projette soudain, on le sait, un gouffre immense entre cet être qui subitement commence à se penser et le monde d'où et dont il ne parvient plus simplement à être.

On peut toujours - et M Serres le fait lui aussi - voir dans la tentation initiale non pas une faute mais une naissance : tout y est, de l'expulsion initiale à la prise de conscience et l'on peut effectivement y rajouter le refus de la loi initiale qui de l'homme fait à l'instar de la bête, un prédateur invétéré, inéluctable. Instiller d'entre lui et le monde cet océan de représentations ne revenait-il effectivement pas à déplacer la violence, sur cette ligne qui le reliait au monde, là, un peu plus à droite, le plus proche possible de l'extrémité, où l'espoir du devenir-homme cessait enfin d'être illusoire ?

Tout ce que Hegel nommait l'odyssée de l'Esprit, où le risque fut pris d'emblée de devoir invariablement abandonner le confort de la connaissance immédiate et absolue pour ne pouvoir désormais construire que des savoirs parcellaires et si fragiles ; tout ce que M Serres nomme le Grand Récit est écrit ici dans la geste originelle qui en même temps lie et délie, se soucie mais agite, appelle mais repousse.

La parturiente l'a toujours su : il ne saurait être de naissance sans expulsion et la générosité extrême qui sourde de la vie donnée s'accompagne paradoxalement de l'abandon. J'aime que naissance (nascor) soit un inchoatif : elle dit ce geste lent et brusque à la fois du geste qui s'approche et se retient ; appelle et repousse. J'aime que celui qui naît ainsi, d'abord, soit un apatride qui ne saurait habiter le monde qu'en se mettant en marche, en quête d'un sol où poser ses pas, un sol, on l'a vu, dont il ne saurait jamais être que le provisoire locataire. Naître c'est s'éloigner non seulement de celle qui vous abrita quelques mois durant, non exclusivement du havre protecteur, naître c'est se laisser éduquer, se laisser conduire au-dehors ; naître c'est cheminer sans vraisemblablement trop deviner où nous mènent nos pas mais avec la certitude que l'écart originel décisif nous éloigne du règne innocent de la vie où règnent violence et prédation. Le texte le dit effectivement qui nomme cet arbre de la connaissance du bien et du mal : pour qu'il y eût mal, encore fallait-il une conscience qui le perçût. L'homme naît - grâce à Eve ? - de cette culpabilité douloureuse de s'écarter en ne parvenant jamais à rompre véritablement l'engrenage infernal de la violence et de la vie.

Faute il y eût bien sûr ; désobéissance assurément : l'interdit n'a pas été entendu. Eve, déjà, regardait ailleurs. Savait, déjà, regarder ailleurs.

Oui, c'est le même doigt, non pas vengeur, mais stigmatiseur ; c'est ici même geste. Celui du souci, qui met en mouvement et n'autorisera plus aucune quiétude. Sans doute eût-il mieux valu écouter la langue : fallo dit bien la tromperie mais faut-il le conjuguer à l'actif ou au passif ? faut-il s'en imaginer l'auteur - comme celui qui en augmente la gravité avec toute la malignité de l'intention - ou bien au contraire la victime abusée au sens où Augustin affirmait si me fallor sum ? C'est en réalité l'origine grecque qui traduit l'essentiel : σφαλλοω dit d'abord la glissade, la chute, le renversement, ce qui fait vaciller et même chavirer voire échouer. Faute et glissade sont éminemment synonymes : c'est tout un ici de ne pas entendre et de faillir. L'homme est l'être de cette glissade qui le propulse hors du règne de la vie animale, innocente sans doute mais si implacablement violente ; est celui qui sait ne pouvoir véritablement échapper à cette malédiction mais se veut le tenter nonobstant. C'est même geste, qui agit et fait agir - αγω - fait penser - co-agito - et ex-agérer.

La glissade était inscrite, dès l'origine ; demeure le propre de l'existence, ou, si l'on préfère, de l'humanité de l'être-au-monde. Sublime et horrible, écrit Yourcenar : sublime dit assez bien ce sentier, ce passage étroit, cette frontière (limes) mais qui exhausse, comme suspendu dans les airs ; horrible - horreo - qui fait frissonner, trembler de peur, où l'on retrouve le δεινος de Sophocle : Maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance, il peut prendre ensuite la route du mal comme du bien

retour au diable

L'homme est dans cette croisée-ci, à l'intersection exacte du chemin qui éloigne pour mieux rapprocher et de celui qui, définitivement, rompt le lien et se dresse. A l'inverse, le diable, de se cantonner au rôle d'accusateur, entame une rupture sans retour.

A bien y scruter, on réalise combien l'histoire qui se noue d'entre Dieu et les hommes, prend toujours la forme de l'expulsion se soldant immédiatement après par un mouvement contraire, qu'on peut légitimement nommer impulsion et qui prend la forme d'une promesse : l'aller vaut promesse de retour à condition qu'il résulte d'un mouvement intérieur, d'une conversion intime. La colère mosaïque relayera, celle divine, en éliminant tous les idolâtres mais l'issue sera bien, avec le passage du Jourdain, l'entrée dans la Terre Promise, la réalisation finale de la Promesse. Presque identiquement la trahison de Lucifer se soldera par une expulsion, mais celle-ci est définitive, vaut damnation éternelle et si elle devait contenir une promesse ce serait celle de l'écrasement final.

Mais, homme comme diable, sont des déracinés ; des expulsés. Des êtres sans terre ...

Combien, décidément, cette histoire, toujours, hésite d'entre excès et défaut ...

suite


30) Illiade, XV

Nous sommes trois, nés de Cronos et de Rhéa, trois frères : Zeus, puis moi, puis, le troisième Hadès, qui règne sur les morts. Du monde on fit trois parts (moirae), pour que chacun de nous obtînt son apanage. Moi, le sort m'a donné d'habiter pour jamais la mer blanche d'écume. Hadès reçut en lot les brumeuses ténèbres, et Zeus, le vaste ciel, l'éther et les nuages. Mais tous trois en commun, nous possédons la terre et l'Olympe élevé.

31)Vernant L'histoire n'est pas tout-à-fait finie, Pandora la première femme, p 132 et sqq

32) M Yourcenar Archives du Nord p 16-29

Mais déjà, et un peu partout, l'homme. L'homme encore clairsemé, furtif, dérangé parfois par les dernières poussées des glaciers tout proches, et qui n'a laissé que peu de traces dans cette terre sans cavernes et sans rochers. Le prédateur-roi, le bûcheron des bêtes et l'assassin des arbres, le trappeur ajustant ses rets où s'étranglent les oiseaux et ses pieux sur lesquels s'empalent les bêtes à fourrure; le traqueur qui guette les grandes migrations saisonnières pour se procurer la viande séchée de ses hivers; l'architecte de branchages et de rondins décortiqués, l'homme-loup, l'homme-renard, l'homme-castor rassemblant en lui toutes les ingéniosités animales, celui dont la tradition rabbinique dit que la terre refusa à Dieu une poignée de sa boue pour lui donner forme, et dont les contes arabes assurent que les animaux tremblèrent quand ils aperçurent ce ver nu. L'homme avec ses pouvoirs qui, de quelque manière qu'on les évalue, constituent une anomalie dans l'ensemble des choses, avec son don redoutable d'aller plus avant dans le bien et dans le mal que le reste des espèces vivantes connues de nous, avec son horrible et sublime faculté de choix.
Yourcenar

33) B Pascal Pensées Fragment Misère n° 17 / 24

Quand je considère la petite durée de ma vie absorbée dans l’éternité précédente et suivante, memoria hospitis unius diei praetereuntis,le petit espace que je remplis et même que je vois abîmé dans l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraie et m’étonne de me voir ici plutôt que là, car il n’y a point de raison pourquoi ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors. Qui m’y a mis ? Par l’ordre et la conduite de qui ce lieu et ce temps a‑t‑il été destiné à moi ?

34) Sophocle Antigone, v. 332-333 ; on lira ceci à la suite (v334-336)

Il est l’être qui sait traverser la mer grise, à l’heure où soufflent le vent du Sud et ses orages, et qui va son chemin au milieu des abîmes que lui ouvrent les flots soulevés. […] Parole, pensée vite comme le vent, aspirations d’où naissent les cités, tout cela, il se l’est enseigné à lui-même, aussi bien qu’il a su […]. Bien armé contre tout, il ne se voit désarmé contre rien de ce que peut lui offrir l’avenir. Contre la mort seule, il n’aura jamais de charme permettant de lui échapper. […] Maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance, il peut prendre ensuite la route du mal comme du bien.

35) Etienne Barilier, L’homme est-il merveilleux ou terrible ?

36) M Heidegger Introduction à la métaphysique, p 169

Le plus inquiétant (l'homme) est ce qu'il est parce que, fondamentalement, il ne cultive et ne sauvegarde le familier que pour faire éruption hors de lui, et laisser le prépotent faire irruption. C'est l'être lui-même qui jette l'homme sur la voie d'un entraînement qui, forçant l'homme à se mettre en- marche au delà de lui-même, le lie à l'être pour mettre celui-ci en œuvre, et par là maintenir ouvert l'étant en totalité. C'est pourquoi celui qui fait violence ne connaît pas la bonté et la conciliation (au sens ordinaire), l'apaisement et le soulagement par les succès et le prestige, et par la confirma­ tion de ce prestige. Dans tout cela, celui qui fait violence, étant créateur, ne voit qu'une apparence d'achèvement, qu'il méprise. Dans sa volonté d'inouï, il rejette toute aide. La ruine est pour lui le consentement le plus profond et le plus vaste au prépotent. Dans le brisement de l'œuvre opérée, dans le savoir qu'elle est une cacophonie et ce σαρμα (tas de fumier) mentionné plus haut, il livre le prépotent à son ordre ajustant. Mais tout cela non pas sous la forme d' « états d'âme » en lesquels l'âme du créateur irait se vautrer, ni sous la forme de petits complexes d'infériorité, mais uniquement sur le mode même du mettre-en-œuvre. C'est comme histoire que se confirme ouvrièrement le prépotent, l'être.

37) C. Castoriadis, Figures du pensable. Les Carrefours du labyrinthe VI, Anthropogonie chez Eschyle (...)

38) B Brecht la Résistible Ascension d'Arturo Ui

39) Ap, 20, 8

Quand les mille ans seront accomplis, Satan sera relâché de sa prison.
Et il sortira pour séduire les nations qui sont aux quatre coins de la terre, Gog et Magog, afin de les rassembler pour la guerre ; leur nombre est comme le sable de la mer.
Et ils montèrent sur la surface de la terre, et ils investirent le camp des saints et la ville bien-aimée. Mais un feu descendit du ciel, et les dévora.
Et le diable, qui les séduisait, fut jeté dans l'étang de feu et de soufre, où sont la bête et le faux prophète. Et ils seront tourmentés jour et nuit, aux siècles des siècles.
Puis je vis un grand trône blanc, et celui qui était assis dessus. La terre et le ciel s'enfuirent devant sa face, et il ne fut plus trouvé de place pour eux.
Et je vis les morts, les grands et les petits, qui se tenaient devant le trône. Des livres furent ouverts. Et un autre livre fut ouvert, celui qui est le livre de vie. Et les morts furent jugés selon leurs œuvres, d'après ce qui était écrit dans ces livres.
La mer rendit les morts qui étaient en elle, la mort et le séjour des morts rendirent les morts qui étaient en eux ; et chacun fut jugé selon ses œuvres.

40) Job, 1,6

Or, les fils de Dieu vinrent un jour se présenter devant l'Éternel, et Satan vint aussi au milieu d'eux.
L'Éternel dit à Satan: D'où viens-tu? Et Satan répondit à l'Éternel: De parcourir la terre et de m'y promener.
L'Éternel dit à Satan: As-tu remarqué mon serviteur Job? Il n'y a personne comme lui sur la terre; c'est un homme intègre et droit, craignant Dieu, et se détournant du mal.
Et Satan répondit à l'Éternel: Est-ce d'une manière désintéressée que Job craint Dieu? Ne l'as-tu pas protégé, lui, sa maison, et tout ce qui est à lui? Tu as béni l'oeuvre de ses mains, et ses troupeaux couvrent le pays.
Mais étends ta main, touche à tout ce qui lui appartient, et je suis sûr qu'il te maudit en face.
L'Éternel dit à Satan: Voici, tout ce qui lui appartient, je te le livre; seulement, ne porte pas la main sur lui. Et Satan se retira de devant la face de l'Éternel.

41) Milton, Paradis perdu, VII

" L’orgueil et l’ambition m’ont précipité ; j’ai fait la guerre dans le Ciel au roi du Ciel, qui n’a point d’égal. Ah ! pourquoi ? il ne méritait pas de moi un pareil retour, lui qui m’avait créé ce que j’étais dans un rang éminent ; il ne me reprochait aucun de ses bienfaits, son service n’avait rien de rude. Que pouvais-je faire de moins que de lui offrir des louanges, hommage si facile ! que de lui rendre des actions de grâces ? combien elles lui étaient dues ! Cependant toute sa bonté n’a opéré en moi que le mal, n’a produit que la malice. Elevé si haut, j’ai dédaigné la sujétion ; j’ai pensé qu’un degré plus haut je deviendrais le Très-Haut ; que dans un moment j’acquitterais la dette immense d’une reconnaissance éternelle, dette si lourde ; toujours payer, toujours devoir. J’oubliais ce que je recevais toujours de lui ; je ne compris pas qu’un esprit reconnaissant, en devant ne doit pas, mais qu’il paye sans cesse, à la fois endetté et acquitté.

42) Milton, Paradis perdu, III

Dieu, siégeant sur son trône, voit Satan qui vole vers ce monde nouvellement créé. Il le montre à son fils, assis à sa droite. Il prédit le succès de Satan, qui pervertira l’espèce humaine. L’Éternel justifie sa justice et sa sagesse de toute imputation, ayant créé l’homme libre et capable de résister au tentateur. Cependant il déclare son dessein de faire grâce à l’homme, parce qu’il n’est pas tombé par sa propre méchanceté comme Satan, mais par la séduction de Satan

43 ) Partir ... rester