Il y a 100 ans ....
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Partir ... rester

Combien furent-ils à partir ainsi ? fuyant les pogrome ou la misère - ou les deux à la fois ? Combien d'entre eux crurent-ils, arrivant en France, avoir enfin une terre qui les accueillît et où ils pussent enfin s'imaginer être chez eux ? Ne disait-on pas que tout juif avait deux patries - la sienne et la France ? Souvenir émouvant de la patrie des droits de l'homme ! Combien d'entre tous ceux-là s'engagèrent-ils, fiers de pouvoir défendre leur terre d'accueil ? Combien d'autres, poursuivant leur chemin, traversèrent-ils l'Atlantique pour tenter l'aventure d'une radicale nouveauté ?

Russes pour la plupart avant 14, puis polonais après 18, fuyant les pogromes et une vie de plus en plus difficile. On estime à environ 3,5 millions ceux qui partirent ainsi dont 2,6 millions pousseront jusqu'aux USA et 100 000 s'installant en France. Parmi eux 8500 se portèrent volontaires ; peu revinrent.

Ils changeront la physionomie des juifs français. Communauté - mais faut-il employer ce terme ? - composée pour l'essentiel des juifs alsaciens et lorrains (15000 soit 40% optèrent pour la France en 1872), de ceux du Comtat Venaissin et d'Avignon. L'arrivée des polonais après la guerre - environ 50000) fera monter à 200000 le nombre de juifs en France.

L'arrivée de ces populations, pauvres, habillées étrangement, aux chapeaux improbables, aux caftans noirs, aux barbes interminables ne se fit pas toujours avec facilité ; elles furent même froidement accueillies par les juifs français trop craintifs que leurs bigarrures exotiques n'attirassent l'attention sur eux qui avaient mis tant de peine et d'effort pour s'assimiler ... Je l'entends encore, mon arrière grand-mère maugréer contre Blum non pour la politique qu'il avait menée - qu'elle envisageait plutôt favorablement toute grande bourgeoise qu'elle fût - mais pour le projecteur qu'il lançait sur les juifs au moment même, disait-elle, où il aurait fallu rester discret ! Car c'est bien de cela dont il s'agissait : s'assimiler ! Mieux même : disparaître ! Être plus français que les français eux-mêmes. Ne surtout pas se distinguer de peur de réveiller l'hydre assoupie mais certainement pas évanouie.

Il faudra deux autres guerres dont celle d'Algérie - pour que cette population change encore une fois radicalement : après la disparition quasi-totale des juifs polonais suite au génocide et l'arrivée massive des juifs d'Afrique du Nord ce sera une autre manière de vivre sa judéité et de marquer sa différence qui se fera jour balayant d'un seul coup le scrupule que mirent les juifs français tout au long du XIXe à se mettre trop en avant.

Et puis il y eut tous ceux qui partirent plus loin encore et n'oublièrent jamais l'émotion pétrie d'espérances infinies que suggérait la statue de la liberté - ou, pour certains, le retour en terre d'Israël ? 1

Il en faut bien du courage ... et du désespoir pour partir ainsi et s'arracher à cette terre dont on finit toujours par croire qu'elle vous définit ! Il en faut bien de l'acharnement pour tout reprendre à zéro et se heurter vaille que vaille au regard suspicieux de l'autre quand ce n'est pas à sa vindicte.

Ces populations qui émigrent traduisent finalement deux réalités paradoxales sinon contradictoires :

- les redoutables effets à long terme de politiques ségrégationnistes d'abord : c'est bien parce que l'empire russe aura adopté de manière continue et systématique une politique antisémite, favorisé les pogromes et assigné des populations entières à résidence qu'elles finirent par émigrer quand elles le purent, ou par mourir, toute concentrées en des terres repérables où la folie meurtrière des nazis n'aura plus qu'à les cueillir.

- l'invraisemblable impuissance, à l'inverse, des politiques nationales ou en tout cas la vanité des frontières. Qu'on les veuille fermées ou ouvertes, de toute manière elles sont poreuses. Les guerres sont, on l'a écrit souvent, de formidables accélérateurs de l'histoire mais la prétention des politiques à croire qu'en redessinant les frontières on pourrait résoudre la question des nationalités se révélera, à chaque fois, une bien mortifère illusion. Il y a de la mégalomanie à croire que guerroyer résolve quoi que ce soit ; il y a sottise à imaginer que dessiner une nouvelle carte géopolitique contraindrait les populations à se maintenir où on les assigne.

Mais elles disent aussi la plus étonnante méprise de l'histoire occidentale : son incapacité à envisager le rapport à l'autre - et donc la reconnaissance de la différence - en même temps que l'universalité de la condition humaine ; sa sinistre propension à opposer assimilation, intégration à communautarisme. A stipendier le philosophe en quête d'universalité face à l'anthropologue à l'affût de toute diversité.

Je ne crois toujours pas, non vraiment pas, que les deux soient exclusifs ; suis en revanche certain que l'identité, les racines sont autant de boucliers que l'on oppose à l'autre pour qu'il se taise, s'éloigne et vous laisse en paix. Qu'elle est usurpation mortifère pour confondre les réseaux d'appartenance qui nous caractérisent peut-être mais ne nous définissent pas, avec notre être qui est invention incessante et pur devenir. L'enracinement est la plus belle escroquerie intellectuelle qu'on imaginât jamais pour contraindre et asservir les peuples : c'est leur dire vous êtes ceci, qui est votre terre, qui est votre vérité à quoi vous ne pourrez jamais vous soustraire. C'est incruster de la nature où il y avait de l'histoire. Si le peuple juif est historiquement exemplaire c'est bien de ceci : on peut avoir une identité forte et ne pas avoir de terre ; on peut avoir une histoire ancestrale et des traditions puissantes et néanmoins changer, pouvoir s'adapter et s'inventer un avenir où que ce soit, avec tous - si différent parussent-ils au premier abord.

Ceux-ci très tôt partirent pour la Palestine ; ceux-là restèrent et se crurent tellement allemands qu'ils n'imaginèrent jamais qu'on pût un jour les exclure de la nation et les éliminer scientifiquement. Beaucoup moururent, mais quelques uns survécurent : et que ce soient les revenants des camps ou les nantis des Amériques, que ce fussent les quelques rescapés des stettls polonais ou les bourgeois apeurés des faubourgs berlinois ; que ce fussent les déçus du communisme qui n'en revinrent pas d'un antisémitisme stalinien pire encore que celui tsariste ou les bourgeois parisiens qui ne virent plus tout à fait la France de la même manière depuis le statut des Juifs de 1940, tous ils parvinrent à construire un avenir, maussade parfois, inquiet toujours et même une Nation ; tous, de leurs différences pétris et de leur rêve exhaussés, ils surent se retrouver devenant la preuve vivante que l'on est seulement ce que l'on devient.

Je comprends ceux qui revinrent des camps plus croyants encore qu'ils n'étaient partis ; mais entend aussi bien ceux qui, effrayés, surent alors qu'ils étaient tragiquement seuls au monde. J'en sais qui ne supportèrent pas même l'idée de rester et firent le grand saut d'inventer la terre d'Israël ; j'en sais d'autres qui s'acharnèrent à rester. Ils eurent d'égales raisons et dignité. Mais on ne dira jamais assez combien la leçon de 40 aura été entendue et qu'elle ne sera plus jamais oubliée. Que même la France pût succomber et imposer aux siens un statut infâme avant même que l'occupant ne le lui demandât ; qu'elle revînt ainsi sans honte sur l'émancipation de 1791 et sur le décret Crémieux de 1870, qu'elle n'hésitât pas, aux heures les plus noires, à donner les juifs à l'occupant - femmes et enfants compris - n'ignorant en rien ce qu'il adviendrait d'eux, ne jeta pas seulement l'opprobre sur ce régime honni, obscurcit pour longtemps la gloire qu'en son histoire la France s'était acquise : plus jamais elle ne serait un havre sécure ! On n'avait pas oublié les prurits antisémites du temps du boulangisme ou de l'affaire Dreyfus ... mais après tout, en ces temps encore la bave haineuse se contentait de souiller le verbe. Là ce fut une bien plus tragique histoire ! Il n'y aurait plus jamais, nulle part de terre d'asile hormis celle qu'on se donnerait à soi.

Je me suis souvent demandé pourquoi les miens ne partirent point - mais quand j'écris les miens devrais-je plutôt écrire mon père qui fut le seul à revenir hormis mon arrière grand-mère déjà si âgée qu'elle n'imaginait déjà plus d'autre avenir que d'attendre une mort qui allait d'ailleurs tarder. Quand il rentra, tardivement, dévasté par des hurlements qui le persécuteront toute sa vie, silencieux pour longtemps, il était seul, tellement seul qu'il se laissa charrier en des épouvantes d'où il eut peine à revenir. Rien n'y personne ne le retenait à Strasbourg mais sans doute les abysses furent-elles trop lourdes pour lui laisser rêver d'un ailleurs ou d'un lendemain. Il s'amusait d'être alsacien ; ne détesta point d'être français - mais après tout ceci n'était-il pas affaire de circonstances ? - mais jamais il n'en nourrit quelque fierté que ce soit. Il savait, par expérience autant que par conviction, et je lui dois cette leçon, qu'il n'est d'autre chemin qui vaille que celui, si intime, qui, à coup d'épreuves, d'efforts et de confiance, vous fait approcher de l'humble dignité d'être homme. Pour lui, partir ou rester revenait au même. On lui avait volé ses origines : pourquoi s'en inventer d'autres ?

Il m'arrive seulement de penser que pour souhaitable que pût paraître la création de l'Etat d'Israël en 1948 - et sans doute l'était-elle au regard de ce qui venait de se passer - elle n'en aura pas moins été une tragique méprise. Ces juifs de partout, parce que de nulle part, étaient citoyens du monde et proclamaient, par leur existence et rage de survie, combien l'homme ne saurait se résumer jamais à ses origines. Désormais ceux-là aussi seront de quelque part ; auront un lieu, une terre à défendre et réinventeront d'autres formes de la folie identitaire.(2)

L'élection de ce peuple tenait à leur vocation d'universalité. Jamais nulle part chez eux, ils furent, partout, l'exemplaire d'une humanité qui s'invente, se cherche tout en préservant la fidélité à une alliance qui les obligeait ; désormais, leur terre acquise et à défendre, subitement ils deviennent comme les autres, de quelque part : ils ne sont plus que singuliers. Dans cette réponse initiale à l'érection de la tour de Babel, qui fit Dieu disperser les hommes sur la surface de la terre, je lis au fond moins une punition qu'une extravagante opportunité : Dieu sauvait son peuple en lui ouvrant l'infinité du chemin, l'universalité du devenir ; l'obligation de cheminer, encore et toujours. (3)

La France a su longtemps être la patrie de ceux qui n'en avaient pas et ce n'est pas pour rien qu'on répétait inlassablement en allemand comme en yiddish glücklig wie Gott in Frankreich !

Elle ne l'est plus ; le paradoxe est que ce soit au prétexte de la mondialisation qu'elle négligea cette noble vocation. Il fallait sans doute ce monde ouvert et désormais si petit pour qu'on comprît que la bête immonde, tapie et patiente, restera à jamais prompte à surgir.


1) sur l'histoire de l'immigration juive aux USA on peut écouter cette conférence de Kaspi

2) comment ne pas songer à cette chanson de Brassens ?

 

3) Gn, 11,1