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Philippe Pétain

Celui-ci aussi, à l'instar de Laval, commencera véritablement son histoire en 14. Pourtant à cette époque, il est loin d'être jeune : il est même à 6 mois de la retraite quand la guerre éclate. 58 ans et toujours colonel - pas même général ... sa carrière est modeste, pour ne pas dire ratée.

Célibataire mais homme à femmes qu'il cueille dans les milieux bourgeois aussi bien que chez les professionnelles, il tranche sur ceux de sa génération par l'absence d'opinion politique affichée ce qui lui vaudra dans l'entre-deux-guerre la réputation d'être un des rares républicains dans un milieu de monarchistes invétérés. N'a-t-il en réalité aucune opinion ou se garde-t-il d'en faire état, toujours est-il qu'il sera tout particulièrement discret durant l'Affaire Dreyfus.

Il se fait remarquer durant les premiers jours de la guerre en Belgique et lors de la bataille de la Marne et passe ainsi en quelques mois du grade de colonel à celui de général de division dès septembre. Il brillera encore dans le secteur de l'Artois - qui est sa région - où son souci d'épargner la vie de ses soldats lui vaut une popularité - et bientôt une légende - qui finira d'assurer sa promotion. A l'heure des Foch puis des Nivelle, partisans de l'offensive à outrance, peu regardants sur le coût humain de leurs stratégies et qui passeront bientôt pour des bouchers, Pétain lui se fait tranquillement une réputation d'officier humain, proche de la troupe ce qui permettra de voir en lui bientôt un antidote efficace.

Sa définitive notoriété, il la devra à Verdun qui sera sa grande affaire.

Sans revenir sur le détail de cette bataille qui deviendra le symbole même de cette guerre, non pour son aspect décisif d'un point de vue stratégique mais au contraire pour sa dimension inhumaine et sa totale inutilité - 300000 morts ; 500000 blessés en dix mois pour un retour aux positions de départ - il est intéressant de souligner qu' l'apport de Pétain, lors de cet épisode, tint essentiellement à l'organisation qu'il aura su déployer : il réorganisa la défense par un renforcement de la défense, le réarmement des forts ; la logistique en faisant de la voie sacrée l'artère où transitera un flot continu de camions, d'armes, de munitions, d'ambulances ; l'artillerie enfin en se dotant d'une artillerie lourde directement placée sous ses ordres.

Mais Pétain n'est pas homme à offensives bien plutôt à défensive et Foch le trouve bien trop pessimiste. Il enverra donc Nivelle et Mangin. D'où curieusement deux lectures de cette bataille : celle, politique, qui fera de Nivelle et de Mangin les vainqueurs de Verdun, après la reprise des forts de Douaumont et de Vaux ; celle, populaire, des soldats qui en attribueront la gloire à Pétain. Deux explications suffisent à cela, outre le fait indéniable que la légende pétainiste de Verdun fut évidemment exacerbée durant les années Vichy : son invention du tourniquet qui faisait alterner rapidement les troupes en première ligne et qui fit que 70 des 95 divisions françaises se battirent à Verdun contribuant ainsi à faire de Verdun une bataille emblématique mais surtout était un moyen de soulager les hommes ; son souci constant d'épargner les hommes en face de quoi la morgue d'un Mangin ou de Nivelle constituera un contraste tranchant et décisif.

Nivelle y gagnera le titre de Commandement en chef des armées avec la mission explicite d'en finir avec la guerre d'usure et de position et d'en revenir à l'offensive à outrance. Ce sera le désastre du Chemin des Dames ; les mutineries qui offriront la grande revanche d'un Pétain, habile à traiter la délicate question des mutineries. IL y gagnera en mai 17 le commandement en chef des armées françaises. L'objectif est clair : redonner confiance aux troupes, en améliorer les conditions de vie autant que sanitaires et en finir avec l'image détestable de généraux bouchers peu soucieux de la vie des soldats mais uniquement de leur gloire militaire. Ce qu'il fera plutôt bien tout en réussissant au Chemin des Dames en octobre 17 en reprenant l'essentiel des positions perdues à moindre coût humain.

L'image de l'officier proche de la troupe, soucieuse de la vie de ses soldats est définitivement ancrée dans la légende. Si Foch ou Joffre seront adulés par les autorités, Pétain lui est un chef selon le coeur. Pour les poilus, et plus tard, pour les anciens combattants, le grand homme c'est lui et cela comptera évidemment beaucoup dans les événements de 1940 et le culte qu'on fera de lui dans les années vichystes.

Mais Pétain c'est aussi l'homme de la défensive, celui qui, parfois à raison comme pour le Chemin des Dames, mais de manière systématique en tout cas, développera toujours des arguments contre toute offensive. Il n'est pas étonnant alors qu'en 18, quand Clemenceau cherchera toute solution pour sortir du guêpier mais aussi pour donner quelque cohérence au commandement qui manquait d'unité avec les Anglais, on confia le commandement en chef des troupes alliées à Foch et non à lui.

Quoiqu'il s'y opposât, lui préférant dans les années Vingt la constitution d'une puissante armée mécanisée - il avait compris à Verdun que tout se jouait autour du moteur - la ligne Maginot dont il fit plus tard interrompre l'édification le long de la frontière belge estimant que la forêt des Ardennes était un rempart suffisant, reste finalement la figure emblématique de ces années-là et d'une stratégie militaire plutôt défensive dont il demeurait le chantre. Durant toutes les années 20 et 30 il n'aura de cesse de se plaindre du manque de crédits militaires - mais tout haut commandement militaire n'a-t-il pas vocation à le faire ? - et son pessimisme naturel qui lui fait rapidement entrevoir l'impossibilité de gagner une guerre contre l'allemagne préparera tôt l'argument selon lequel la faute en incomberait aux politiques et non aux militaires.

Personnage clé évidemment de la grande dérive vichyste, Pétain est aussi l'exemplaire troublant - bien plus encore que Laval qui n'aura finalement été qu'un maquignon toute sa vie - d'une dérive idéologique et politique qui demeurera pour l'histoire - et pour longtemps - la part d'ombre de la France.

Comment expliquer cette glissade ? Comment expliquer aussi que personne, pas même les politiques, ne l'ait soupçonnée ? Car enfin derrière le recours à Pétain en juin 40 pour signer un armistice, il y a bien plus que la seule question militaire et politique de la reconnaissance d'une défaite alors incontestable. Il y a une idéologie, manifestement fasciste, qui sera celle de la Révolution Nationale, la destruction de la République au profit d'un régime autoritaire et une politique ouverte de collaboration avec Hitler.

On ne se trouve pas ici dans la configuration plus classique mais déjà troublante d'un homme comme Laval qui passe de gauche à droite puis à l'extrême-droite, on se trouve dans celle d'un homme sans d'apparentes positions politiques bien tranchées qui, au nom de sa gloire passée, se fait subitement le chantre d'une dictature ; d'un militaire prenant le pouvoir et qui, dès 34 en tout cas, et sa participation au cabinet Doumergue suite au 6 février 34, semble avoir désormais des idées assez précises sur la nécessaire réforme de la République.

Il y a, évidemment, l'interprétation de de Gaulle qui, comme pour Laval, du reste, fait appel à une explication psychologique - au delà de l'âge perçu comme un naufrage - l'orgueil. On sait les rapports un temps étroits mais vite conflictuels qu'il entretint avec Pétain durant ces années-là mais on demeure frappé en tout cas parce qu'après tout de Gaulle n'était pas moins dépourvu d'orgueil non plus ni de la certitude de sa grandeur, combien demeure, sous la condamnation ferme, une réelle sollicitude à l'égard de son ancien mentor. Mettre sur le compte de son grand âge le fait que le militaire ne se fût pas repris et tenté de poursuivre nonobstant la guerre est quand même faire fi de tout le contenu sulfureux de la Révolution Nationale !

C'est justement ce que ne fait pas Blum qui bien sûr relève son âge, tout autant que son caractère influençable ; souligne surtout que dès après 34, son goût frustré mais de plus en plus grandissant du pouvoir l'aurait fait se rapprocher de la Cagoule et proclamer en tout cas dès 36 la nécessité d'un pouvoir fort - dont implicitement il ne pouvait qu'être le détenteur. Ce glissement vers l'extrême-droite qu'il n'avait pourtant pas véritablement relevé lors de son passage au pouvoir en 36 devint manifeste aux yeux de tous dans les deux années qui précédèrent la guerre - nul doute de ce point de vue que la victoire du Front Populaire en 36 marqua pour lui un fâcheux contre-temps qui l'éloigna de ce pouvoir qu'il avait commencé de goûter avec Doumergue en 34.

L'alliance avec Laval dut bien se nouer dans ces années-là même si ces deux-là, c'est le moins que l'on puisse dire ne s'estimaient pas : Laval représentant pour lui l'exemplaire typique des affairistes de la IIIe ; à l'inverse Pétain n'étant qu'un vieillard insipide dont seule l'aura a quelque intérêt pour rallier à son projet les forces politiques et populaires nécessaires.

Mais ici encore, comme pour Laval, j'ai quelque difficulté à admettre que la seule frustration d'une gloire qu'on lui aura comptée et qu'il dut bien partager avec Joffre et Foch en 1918 fût le seul ressort d'une dérive idéologique qui n'était pas évidente en tout cas pas visible ; en tout pas peu entrevue sinon tellement tard - tellement trop tard quand il ne fut plus possible de l'enrayer.

Pétain est un militaire et, comme tel, surtout en cette IIIe République qui avait refusé le droit de vote aux militaires de carrière- on peut imaginer que sa conception de l'ordre et du pouvoir fût calquée sur l'organisation militaire dans une hiérarchie descendante bien ordonnée où prime le chef et l'ascendant qu'il peut avoir sur ses subordonnés via un éventuel charisme dont il n'ignorait pas être pourvu. Après tout, des militaires s'emparant du pouvoir, ce n'est pas si rare que cela - à commencer par Napoléon ! Même s'il est vrai que l'armée française n'a pas de tradition putschiste et qu'elle fut à tout prendre plutôt respectueuse des institutions républicaines depuis 70 quoique avec une méfiance savamment entretenue par les milieux monarchistes, il n'en reste pas moins qu'après l'Affaire Dreyfus où elle avait perdu beaucoup de son autonomie et totalement son aura d'infaillibilité, la guerre gagnée lui fit retrouver son prestige qu'elle n'entendait plus se laisser disputer.

Or,, de Gaulle mis à part, qui joua souvent les contre-emplois, on a rarement vu des généraux prendre le pouvoir pour rétablir la République. Or sa figure trouble incontestablement les représentations qui nous fait croire en l'innocuité des généraux : maurassien par ses assises idéologiques, militaire et donc porté naturellement à l'obéissance, il sera en même temps celui qui s'insurge et rétablit la République en 44 ; celui-là même qui en 58 lui donnera une constitution solide même si l'on peut faire la fine bouche sur les conditions passablement douteuses de son retour au pouvoir en 58 après le coup d'Alger.

Pétain, lui, est militaire d'un autre ordre et rien que par la génération à laquelle il appartient, un homme du XIXe siècle pour qui les guerres doivent être menées que parfois l'on gagne parfois l'on perd - en ceci de Gaulle a raison dans son jugement. Que son image d'officier soucieux de ses troupes, le poussât à arrêter les frais en 40, d'une guerre impossible à gagner peut se comprendre.

Mais il y a délibérément plus.

La certitude où il est désormais, dès les années trente, d'un délitement de la IIIe République qui n'est plus capable de résoudre les problèmes d'un monde moderne - ce que son instabilité ministérielle exponentielle prouvait à l'envi à ses yeux : 45 gouvernements depuis le départ de Clemenceau en 1920 ; 19 rien que depuis 1932 ; mais surtout la peur du communisme et donc, plus généralement de la gauche. Depuis 17, toutes les cartes ont été rebattues dans le paysage idéologique : si jusqu'en 14, on pouvait encore croire que les socialistes, quoique éminemment détestables aux yeux de la droite pour son côté partageux, ne remettrait jamais en question les principes républicains, depuis 17, et en France, depuis le congrès de Tours, le communisme est perçu par elle comme le danger principal que son alliance avec les radicaux et les socialistes en 36 rendait plus imminent encore.

De Gaulle y fait allusion : pour Pétain, en finir avec la guerre revint à en finir avec le communisme qu'il fallait écraser comme il échut en son temps à Thiers d'écraser la Commune de 1871. Mais qu'il vît dans une probable défaite l'occasion d'écraser la Sociale comme ce fut le cas 70 ans auparavant est probable. C'est en cela qu'il est idéologiquement le plus daté !

Qu'il vît dans les Croix de Feux, le 6 février 34 et la Cagoule, des forces nationalistes suffisamment fortes que son prestige pût organiser et rassembler pour en finir avec la gauche est alors incontestable. Une brochure comme celle de Gustave Hervé - C'est Pétain qu'il nous faut - allait contribuer à créer sinon une attente en tout cas l'illusion d'un recours possible. Comment mesurer, plus que la peur, cette haine inextinguible que suscita le communisme et avec lui le socialisme même celui bien tempéré de Blum ? Comment mesurer le séisme non de la victoire de la gauche en 36 - après tout tant en 14, 24 que 32 on avait déjà connu cela - mais des socialistes qui, pour la première fois dans l'histoire de la IIIe République allaient gouverner ? Tant qu'ils demeuraient une force d'appoint pour des radicaux prompts à se centriser sitôt au pouvoir, les socialistes étaient gênants mais on pouvait encore s'en accommoder. Mais là, avec le Front Populaire, c'était bien autre chose ; là, ils devenaient dangereux d'autant que l'ombre des consignes de Moscou semblait planer au-dessus d'eux !

36, oui, les a tous rendus fous ! Toutes les dérives deviennent possibles dès lors qu'on commence à se dire qu'il vaut mieux être fasciste avec Mussolini ou nazi avec Hitler que communiste ! Ceux qui ne se proclament plus nationalistes mais nationaux avaient déjà fait pression quelques mois avant l'arrivée de Blum sur Sarraut pour qu'il n'intervienne pas suite à la remilitarisation de la Rhénanie par Hitler. Ce sont les mêmes qui avaient poussé la France alors dirigée par Laval afin qu'elle mît son veto à toute sanction de la SDN contre l'Italie de Mussolini qui venait de faire main basse sur l'Ethique ! Ils avaient choisi leur camp ; délibérément : plutôt fascistes que rouges ! Il leur manquait sinon un chef en tout cas une icône ! Ce serait Pétain.

Faut-il y voir une figure tragique comme Blum le laisse à entendre ?

Assurément son âme damnée fut Laval qui profita sans vergogne de ses faiblesses et moments d'absences mais est-ce explication suffisante. Laval sera fusillé ; Pétain gracié ! Celui-ci sans doute au bénéfice de l'âge et d'une gloire passée.

Tragique, oui, peut-être, que cette mégalomanie qui finit toujours par être la rançon mortifère du pouvoir. Peut-on durablement commander des millions d'hommes et les conduire à la mort ; durablement diriger un Etat, avec tous les moyens modernes que ceci suppose, sans finir par croire non seulement que l'on est indispensable - c'est le moins grave - mais qu'on peut à soi seul, à force d'habileté, de charisme et de visions écrire l'Histoire, incarner son peuple et faire l'humanité ?

Il y a des époques de vainqueurs, il y a des époques de vaincus. Une époque suit l'autre. Le danger des époques où chacun se croit vainqueur est plus grand que celui des époques où chacun se sent vaincu. Blum

Tout est dit ici du pouvoir qui ne laisse nul indemne ! Lui moins que les autres.


1) à voir ce documentaire sur les relations Blum/Pétain