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Les mutineries

 

Est-il image plus troublante que celle-ci ? que celle d'un soldat fusillé par les siens ? C'est assez souligner que les fameuses mutineries de 17 peuvent d'autant moins être entendues comme un mouvement passager de lassitude et de révolte qu'elles s'inscrivent dans un contexte autant géographique qu'historique bien précis, mais qu'en même temps l'image négative de ces mutineries aurait hanté si longtemps la mémoire collective qu'il fallut attendre 1998 pour qu'un Premier Ministre (Jospin en l'occurrence) en appelle à la réintégration de ces hommes dans l'histoire nationale. 1

C'est qu'une mutinerie représente pour la chose militaire le paroxysme de la désobéissance, le comble de l'opprobre. C'est qu'en même temps, vu du côté du soldat de la troupe, se rebeller ne saurait en aucune manière représenter un acte anodin, sans valeur ou conséquences tant il est plongé dans un système où tout le pousse à obéir et se taire. C'est donc de ces deux côtés qu'il faut tenter de comprendre ce qui s'est alors passé.

Vues du côté des autorités militaires

Si Clausewitz a évidemment raison en avançant que la guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens, il est tout aussi exact qu'elle représente en regard du quotidien d'une société en paix, son exact antonyme : dans l'ordre normal ce qui est requis d'un individu - et ce sera d'autant plus vrai dans la conception républicaine - c'est d'abord d'être un individu c'est)à)dire un être conscient de ses actes, responsable - i.e qui en assume les conséquences - un être libre qui obéit volontairement aux lois qu'ils s'est données, pour reprendre l'expression de Rousseau, et dont la liberté ne s'épuise ainsi jamais dans les réseaux sociaux ou économiques dans lesquels ils se meut ; un individu qui renonce à la violence enfin par un pacte tacite mais originaire qui fonde tout ordre social et toute sécurité.

Or dans l'état de guerre, c'est tout le contraire qui prévaut. Tout se passe comme si le pacte social suspendu, cédait la place à cet état de guerre de tous contre chacun qui préside aux relations entre les états. Ici, l'individu renonce à toute autonomie suspendu qu'il est à l'ordre - dans les deux sens du terme - supérieur. Nul écart n'est toléré, nulle affirmation d'une quelconque réticence par rapport à la loi du groupe n'est possible ni supportable. Il fait corps ! il n'est plus qu'un corps collectif. Ainsi l'ordre social autant que moral est suspendu : la violence, la mise à mort est requise quand elle était proscrite ; l'affirmation de son individualité devient impossible quand elle était nécessaire et toute autonomie devient quelque chose comme un parjure qui vous voue à l'opprobre sinon à la potence.

L'ordre militaire n'est jamais vraiment sorti de l'antique précepte selon quoi l'appartenance à un groupe social, tribu ou société, passe toujours par un pacte de sang, celui par lequel tout individu consent au sacrifice suprême de sa propre vie pour marquer sa pleine intégration au groupe. N'est jamais sorti de l'archaïque partition où le pouvoir, détenu par les armes bien plus souvent que par les clercs, ordonne l'ensemble du corps social - ce vaste mais indifférencié Tiers État ! Et si désormais, via la conscription, c'est le peuple entier qui est appelé sous les drapeaux, et non plus des volontaires que des sergents recruteurs allaient glaner à la mesure des besoins, demeure cette partition étanche entre le corps des officiers souvent issus encore de la noblesse et républicains parfois de fraîche date, et la masse de la troupe souvent considérée avec mépris ; avec dureté en tout cas ; avec morgue toujours. Cette dichotomie laissera des traces et donnera plus souvent qu'à son tour l'impression au poilu de n'être que de la chair à canon envoyée à l'abattoir sans plus de considération. Des généraux comme Mangin ou Nivelle passeront aisément pour ce type d'officiers distants et souvent brutaux.

Vues du côté du soldat

Être citoyen enrôlé dans les armées place assurément l'individu dans une position impossible dont il ne peut que très difficilement s'extirper : c'est ce qui rend au reste l'épisode des mutineries si intéressant dans la mesure où, même d'ampleur circonscrite, il ne se réduisit pas à des cas individuels. Rien ne résume mieux le dilemme que l'ordre du jour de Joffre à la veille de la bataille de la Marne en 14. Tout plaide pour qu'il obéisse : et d'abord ce code de valeur qui, à l'amour de la Patrie savamment inculqué et au sacrifice qu'on lui doit, s'adjoint toutes ces valeurs viriles ( doit-on rappeler que vertu est une flexion étymologique de viril ? ) où courage, sens du sacrifice font partie intégrante avec la famille que l'on fonde et le respect du credo masculin. Se mettre en retrait reviendrait non seulement à désobéir mais encore à mettre ses camarades de combat en danger - et rompre ainsi la solidarité qui est l'autre grande vertu prescrite. Arraché aux siens souvent pour la première fois de son existence, parfois très loin de chez lui quand il s'agit des coloniaux, il est pris en charge par tout un réseau de contraintes et un tissage fin des commandements mais aussi par un corpus idéologique et moral relayé par l'Eglise qui rend tout écart à proprement inconcevable. Ce qui explique à la fois qu'avant-guerre il put y avoir et pas seulement chez les ouvriers, une réticence très forte à la guerre mais que, sitôt celle-ci enclenchée, les soldats se plièrent spontanément, et au début avec enthousiasme, à ses contraintes.

Non décidément rien n'était fait pour favoriser quelque mutinerie que ce soit et il fallut bien un écheveau de circonstances bien particulières pour que celles-ci pussent se produire. Honte par excellence pour son auteur, punie sévèrement avec la menace de la sanction suprême, la mutinerie représente très exactement la négation même du fait militaire, le moment où le soldat retrouve ses réflexes de citoyen.

Et toute la question réside justement en ceci : comment ce qui est a priori impossible peut-il s'avérer subitement possible au point qu'au niveau collectif l'horizon s'ouvre qui paraissait bouché.

Il en va ici, sans doute, comme de ces grands moments de l'histoire collective, où brusquement ce qui paraissait impossible et figé pour longtemps, s'effrite et ouvre l'horizon : on peut penser à 1789 mais aussi à 1989 quand, en quelques semaines le glacis de l'est s'effondre. La tentation est grande d'expliquer le phénomène par une chaîne causale linéaire et on le fera bien ici en reliant les mutineries à l'échec sanglant de l'offensive Nivelle. Elle ne rend pourtant compte que des circonstances de l'événement, pas de son ampleur ni du fait qu'elles se produisirent plus d'un mois après et notamment sans tenir compte du remplacement de Nivelle par Pétain.

Que les autorités militaires y virent le résultats des menées de quelques agitateurs révolutionnaires qu'il fallait endiguer à n'importe quel prix est logique et s'entend de soi seul mais si l'on ne prend pas en compte le contexte général on ne saurait comprendre pourquoi cela se passa ici et à ce moment précis et non pas par exemple à Verdun quelques mois plus tôt - qui après tout fut une bataille tout aussi sanglante et bien plus longue.

Plusieurs faits méritent l'attention :

- la guerre dure depuis trois ans et cette paralysie du front depuis septembre 14 si lourde en prix humain si ténue en résultats militaire a manifestement épuisé non seulement les soldats mais aussi l'arrière où les conditions de travail et de vie sont de plus en plus dures et où les tickets de rationnement ont fait leur apparition

- le consensus de l'Union Nationale d'Août 14 est désormais bien fragile : ce n'est certainement pas un hasard si après une certaine stabilité ministérielle (2) ( Briand par exemple est au pouvoir 18 mois , d'octobre 15 à mars 17) subitement la machine s'emballe pour ne retrouver durée qu'avec le retour de Clemenceau : le débat est toujours le même qui divise les partisans de l'offensive à tout prix et les temporisateurs mais il prend subitement un caractère d'urgence que traduit assez bien l'éviction de Joffre, puis très vite de Nivelle et pose radicalement la question de la conduite de la guerre que le politique, à ce moment-là tente de reprendre aux militaires.

- de plus en plus de grèves surviennent - notamment des femmes - s'insurgeant contre les conditions de travail dans les usines d'armement notamment. C'est assez souligner combien le poids de la guerre ne suffisait plus à masquer dès lors la réalité de la vie sociale et économique et que les patiences et retenues que les uns et les autres mirent dans l'attente de la fin de la guerre s'étaient épuisées. Or que la base s'insurge et manifeste n'est pas anodin qui traduit combien la parenthèse consensuelle est fermée. N'oublions par au demeurant que l'information circule entre l'arrière et l'avant : entre les permissions et les lettres que s'échangent les poilus avec leurs familles, avec la presse nationale mais aussi les journaux du front qui apparaissent, indéniablement l'on sait au front ce qui est en train de se passer à l'arrière.

- au niveau international, on l'a déjà souligné, la révolution de février 17 en Russie, la présence en France de soldats russes qui semblent bien vouloir prendre leur part de cette rébellion, l'exemple que peut représenter ces bataillons votant pour accepter ou récuser leurs chefs et l'opportunité des combats ne pouvaient pas ne pas laisser de trace, en tout cas éveiller chez les soldats les rudiments de cette culture politique et militante d'avant-guerre qui n'avait pas disparu mais fut seulement mise entre parenthèse depuis 14.

- l'horizon d'attente des soldats à qui l'on avait promis d'en finir avec les tranchées et d'enfin achever la guerre. A ce titre c'est sans doute moins l'offensive Nivelle en elle-même qui fut déclencheur que son échec cuisant, indépendamment même de son coût humain. L'idée d'en revenir à une vie de tranchées s'avérait subitement insupportable.

Au bilan, c'est bien un contexte global qui a rendu ces mutineries possibles et non seulement l'échec de l'offensive Nivelle. Que les atermoiements de l'Etat-Major, la lutte au niveau gouvernemental entre les tenants de l'offensive à tout prix et ceux préconisant d'attendre l'arrivée des américains aient renforcé le sentiment chez les soldats qu'ils pouvaient - devaient - se faire entendre, est vraisemblable mais il serait tout à fait inexact de voir dans ces mutineries ni un simple ras-le-bol ni surtout une vague de fond révolutionnaire que rien ne vient confirmer. Pas plus, d'ailleurs, qu'il n'est justifié d'opposer ici patriotes et mutins : ces derniers, s'ils refusèrent de monter en ligne, ne désertèrent que rarement, et s'ils se refusèrent aux offensives vaines, ne renoncèrent en tout cas jamais à tenir le front face à un ennemi occupant une partie du territoire national.

C'est bien aussi un mouvement largement improvisé qui tient beaucoup au contexte local, aux rumeurs qui remontent de l'arrière et emprunte souvent les formes de l'action politique traditionnelle : manifestations, revendications, grèves etc. Un mouvement complexe d'ailleurs qui va du refus pur et simple de la guerre au refus de la manière dont elle est conduite, laissant percevoir à la fois des soldats exigeant d'être mieux traités à côté de citoyens revendiquant leurs droits.

 

Vues du côté du politique

Assez amusant de ce point de vue que chacun finira par se rejeter la responsabilité : lors de la commission d'enquête, Pétain rappela que lors de la réunion de Compiègne début avril , en dépit des réticences manifestées, le gouvernement renouvela sa confiance à Nivelle et porte donc la responsabilité de l'échec ; que le gouvernement - en la personne de Painlevé surtout - chercha manifestement à se défausser sur les militaires et, en tout cas, et, par la formation de cette commission d'enquête composée exclusivement de militaires, rappelons-le, sinon à se trouver un bouc émissaire en tout cas à temporiser suffisamment pour que les troubles puissent cesser et la ligne stratégique avoir le temps de se redéfinir.

C'est en tout cas la même démarche qui conduira quelques mois plus tard Clemenceau à accuser devant la Haute Cours à la fois Caillaux pour son pacifisme et Malvy, ministre de l'intérieur jusque là, pour son traitement trop complaisant des opposants à la guerre et notamment sa non utilisation du carnet B.

C'est que, finalement si l'obéissance demeure fait compréhensible dans le contexte de la soldatesque qui conduit chacun à n'avoir en réalité pas d'autre solution que de se soumettre, même à une guerre qu'il réprouverait, en revanche la désobéissance, pour limitée qu'elle ait pu demeurer, demeure fait extraordinaire que seuls les canons paresseux de la doxa anti-révolutionnnaire croient pouvoir cerner.

Avec la question de la désobéissance c'est bien celle de l'autorité, en tant que telle, qui ne laisse pas de soulever des questions.(3) Assurément il serait exagéré de voir dans l'enthousiasme de la mobilisation un effet de la victoire de l'Etat-Nation, tant la réponse produite est aussi celle, convenue, que le corps social ne peut que produire dans un contexte contraint (puisqu'il y a la guerre, faisons-là) mais dans la croyance aussi, entretenue, d'une guerre courte finie au plus tard à la Noël. En réalité l'Etat-Nation réagit au moins autant aux injonctions du peuple que celui-ci aux siennes : l'appareil d'Etat répondra à mesure des mois de guerre, à une rhétorique adaptée : on passera vite du patriotisme triomphant à la guerre civilisatrice, puis de celle-ci à l'injonction du tenir !

En réalité, ce n'est pas seulement l'Etat-Nation que la durée de cette guerre met en jeu, mais la République, dans ses idéaux comme dans son fonctionnement et ses valeurs, qu'elle met en péril. Il n'est pas difficile de constater que si les premiers mois de la guerre voient l'exécutif se livrer pied et poings liés à l'autorité et l'initiative militaires, il n'aura de cesse, à partir de 17 surtout, de tenter de reprendre la main - ce que l'arrivée à Matignon de Clemenceau illustre parfaitement. On a coutume de souligner que point de fut besoin durant ces quatre années de guerre de suspendre les institutions républicaines et que le rôle de contrôle du Parlement fut correctement assuré, même dans les pires moments : avec de légères nuances, c'est sans doute exact. Mais c'est aussi souligner que ni les valeurs ni les fondements du contrat républicain n'auront été mis sous le boisseau : la justice et l'égalité devant la justice en échange d'un usage contrôlé de la violence et la garantie de la sécurité. L'appel à la vigilance de la Chambre, le projet manifesté ici et là de marcher sur Paris, la dénonciation du déchaînement irresponsable d'offensives condamnées à l'avance montrent bien que c'est sur cette base, le rappel du pacte républicain, que se formulèrent, même dans le désordre et l'improvisation, ces mutineries qui en la sorte revêtirent bien une dimension éminemment politique, au sens le plus noble du terme.

On ne peut pas ne pas les rapprocher de ces grands moments révolutionnaires, non pas pour la dimension qu'elles prirent, encore moins pour les conséquences qu'elles enclenchèrent mais bien pour cette écheveau de circonstances dont aucune historiographie ou théorie ne parviendra jamais à rendre compte, qui les enclenchèrent. Comment se noue cette jonction de l'individuel au collectif qui fait que ce que l'on croyait impossible hier, soudain le devient ? Qu'elle se jouât, à la base, par une volonté de reprise en main de son sort, qu'elle se pensât dans les termes mêmes des fondements du pacte républicain souligne assez bien qu'il se fût agi sinon d'un moment révolutionnaire en tout cas d'une circonstance pré-révolutionnaire qui, certes, n'aboutit pas, mais était suffisamment grosse de dangers pour que les autorités militaires et politiques y vissent un péril majeur face à quoi réagir fortement, pour que les groupes anarchistes notamment y espérassent les prolégomènes d'une insurrection générale à organiser. La présence et la rébellion des troupes russes, dans la région, venant juste d'apprendre la révolution de février et la destitution de Nicolas II, cherchant à prendre leur part dans cette révolution qui ne faisait que commencer, et en vinrent, notamment le 1 mai, à proclamer les principes de liberté et à se constituer en comités de soldats destituant leurs officiers ou en tout cas négociant avec eux fut en tout cas perçu comme suffisamment dangereuse pour qu'on les éloignât rapidement au camp de la Courtine dans la Creuse où d'ailleurs eût lieu, un peu plus tard, une insurrection.

Il faudrait beaucoup plus d'informations et de documents (4) pour parvenir à comprendre à la fois comment de telle mutineries furent possibles mais aussi pourquoi, en dépit des circonstances militaires catastrophiques, d'un évident conflit à la tête de l'Etat-Major que traduit assez bien la destitution de Nivelle et la nomination de Pétain, en dépit aussi des rumeurs d'une situation pré-insurrectionnelle à l'arrière, ce mouvement pour important qu'il fût, n'aboutit pas à une situation révolutionnaire et n'affecta pas réellement les troupes qui se trouvaient sur la ligne de front. Sans doute la situation politique française n'avait-elle rien à voir avec l'autocratie à quoi la révolution russe entendait mettre un terme ce qui laisse à penser que la république était à la fois le motif des mutins et la digue pour les contenir. Car s'il est une constante ce fut bien le souci pour les mutins de se construire uns légitimité qui les conduisit à se situer à l’intérieur de l’espace politique de la République et à développer un égalitarisme intense. Sans doute, au même titre que les grévistes des usines d'armements en cette année 17 ou encore l'année suivante quand ils stoppèrent leur mouvement en apprenant que Luddendorf avait percé le front, les soldats ne veulent pas être ceux par qui le malheur arrive. La conscience de leur responsabilité devant la collectivité semble bien les avoir retenus devant la gravité de la situation et empêcher le mouvement de prendre plus d'ampleur.

Il n'empêche : quelque réduite que fut la propagation des mutineries, l'extraordinaire dans un contexte qui logiquement les empêche, demeure néanmoins qu'elles eurent lieu. Qu'on en observât des manifestations équivalentes chez l'ennemi, qu'on les retrouve plus tard en 18 et prissent la forme de la mutineries des marins de Kiel et la formation des conseils d'ouvriers et de soldats qui précipitèrent le démantèlement de l'empire en octobre 18 ne saurait être pourtant un hasard. A Moscou en février puis en octobre 17 l'exemple avait été montré qu'on en pouvait à la fois finir avec la guerre et avec l'autocratie : ni l'exemple ni la crainte n'en seront oubliés.

Les prémisses dangereuses du XXe siècle

On a coutume de dire que le XIXe siècle s'achève en 14 : peut-être est-ce seulement en 17. Cette guerre en tout cas, d'un point de vue technique autant que militaire - enrôlement de masse, nombre de soldats mobilisés et tués, évolution rapide des armes, apparition des avions, sous-marins etc - marque évidemment une rupture avec les guerres antérieures. Si elle engage encore au début une stratégie classique, très vite, ne serait-ce que pour sortir de la paralysie du front il faudra inventer des stratégies nouvelles qui ajustent l'intervention de l'artillerie en fonction de ces outils nouveaux que sont les chars et les avions.


Où, en revanche cette guerre, et ce deviendra clair à partir de la bataille de la Somme, de Verdun et du Chemin des Dames, fait manifestement fi de la vie humaine. Qu'aucun des États, démocratiques ou pas, ne se fussent plus que cela préoccupés du coût humain de cette guerre, aura montré au yeux de tous leur impuissance - ou leur absence de volonté - à défendre la vie humaine. Cette leçon non plus ne sera pas oubliée. Les grands discours humanistes et précieusement philosophiques, les belles proclamations politiques ne leurreront plus personne : leur succéderont presque aussitôt sinon des discours ou des idéologies, en tout cas des pratiques politiques revendiquant fièrement le peu d'importance de toute vie humaine, notamment celle de l'ennemi. On pense évidemment au nazisme mais le stalinisme n'eut évidemment rien à lui envier sur ce point.

La peur du communisme sera le grand prétexte de tous les excès : on ne comprendra que plus tard combien la thèse stalinienne du socialisme dans un seul pays minimiserait pour un temps le risque de contagion mais on sait bien que les alliances douteuses et les politiques de collaboration avec les nazis n'eurent souvent pas d'autre argument, d'autre prétexte.

C'est cela qu'il faut sans doute comprendre : ce n'est pas seulement en 1919 le grand ratage de la paix à Versailles qui enclencha la suite : c'est peut-être d'abord et surtout la mise en évidence de la possibilité même de la violence de masse et le mépris assez généralisé de la vie humaine.

 

 

 


1) Lionel Jospin, premier ministre, discours prononcé à Craonne le 5 novembre 1998.

« Lieu sacré, Craonne fut au printemps 1917 le cœur ensanglanté de la Première guerre mondiale. (...) Certains de ces soldats, épuisés par des attaques condamnées à l'avance, glissant dans une boue trempée de sang, plongés dans un désespoir sans fond, refusèrent d'être des sacrifiés. Que ces soldats, « fusilés pour l'exemple », au nom d'une discipline dont la rigueur n'avait d'égale que la dureté des combats, réintègrent aujourd'hui, pleinement, notre mémoire collective nationale. (...) Gardons constamment présent à l’esprit, pour respecter le sang versé, pour saluer le labeur des survivants, le message de paix qu’ils nous laissent. »

2) rappelon les cabinets successifs de cette période (septennat de Poincaré) :

Aristide Briand

(4)

du 18 février 1913

au 18 mars 1913

Louis Barthou

(1)

du 22 mars 1913

au 2 décembre 1913

Gaston Doumergue

(1)

du 9 décembre 1913

au 2 juin 1914

Alexandre Ribot

(4)

du 9 juin 1914

au 12 juin 1914

René Viviani

(1)

du 13 juin 1914

au 26 juillet 1914

René Viviani

(2)

du 26 juillet 1914

au 29 oct. 1915

Aristide Briand

(5)

du 29 oct. 1915

au 12 décembre 1916

Aristide Briand

(6)

du 12 décembre 1916

au 17 mars 1917

Alexandre Ribot

(5)

du 20 mars 1917

au 7 septembre 1917

Paul Painlevé

(1)

du 12 septembre 1917

au 13 novembre 1917

Georges Clemenceau

(2)

du 16 novembre 1917

au 18 janvier 1920

Alexandre Millerand

(1)

du 20 janvier 1920

au 18 février 1920

3) ce que nous en écrivions

4) lire sur le sujet André Loez 14-18, les refus de la guerre. Une histoire des mutins Annexe