Il y a 100 ans ....

Lionel Jospin, au Chemin des Dames,
à l'occasion des commémorations de l'armistice de 1918,
pour l'inauguration d'une statue, à Craonne (Aisne), le 5 novembre 1998

 

« Mesdames et Messieurs les élu(e)s,
Mesdames et Messieurs,

Nous sommes réunis, aujourd'hui, dans un lieu sacré.

Lieu sacré, parce qu'y furent rassemblés la volonté, l'obstination et l'héroïsme.

Lieu sacré que Louis Aragon, combattant à quelques kilomètres d'ici, dans l'univers furieux des tranchées, appela « cette arête vive du massacre » : l'éperon du Chemin des Dames.

Situé à son extrémité orientale, Craonne - Cranne, comme on l'appelle dans l'Aisne - marque la jonction de la Picardie et de la Champagne, théâtres d'opération placés sur cette ligne enterrée et fortifiée qui, après la « course à la mer » de l'automne 1914, fut défendue avec acharnement, quatre longues années durant, de la Suisse jusqu'aux rivages belges de la mer du Nord.

À quelques jours du 80e anniversaire de l'armistice du 11 novembre 1918, dans ces hauts lieux de la mémoire combattante, nous venons ensemble d'inaugurer le monument réalisé par Haïm Kern. La symbolique de cette œuvre s'accorde parfaitement avec le lieu où son auteur a souhaité qu'elle soit implantée : au-dessus du vieux village de Craonne, sur le petit plateau au débouché de ce qu'on appelle ici la laie de Californie. Cette statue a été financée en partie par le Conseil général de l'Aisne dont je salue ici le président, Jean-Pierre Balligand.

Ce filet de bronze, planté dans l'humus, ce filet d'anneaux soudés se dresse vers le ciel de France. Il enserre dans sa tresse des visages d'hommes. Il est dédié à tous les anonymes qui perdirent d'un coup leur jeunesse et leur avenir. Dans cette guerre, en effet, près du quart des morts ont été portés disparus. Et la mort était d'autant plus fulgurante qu'elle provenait de coups aveugles : avec la Première Guerre Mondiale apparait la mort mécanique, frappant au hasard des corps anonymes et avec une violence jusque-là inconnue. Blaise Cendrars, qui combattit en Champagne, dans l'Aisne et sur la Somme, nous a laissé, dans L'Homme foudroyé, le témoignage de « l'épouvantable cri de douleur que poussait cet homme assassiné en l'air (...), ce cri qui durait encore alors que le corps était volatilisé ».

L'écho de ce cri ne doit pas s'évanouir.

Car la cohorte de ces morts tend à se fondre lentement, dans la conscience de nos concitoyens, dans l'anonymat d'une geste collective. En replaçant ces morts sans nom dans nos mémoires, l'œuvre de Haïm Kern est œuvre d'espérance. Elle s'implante dans l'écrin de l'arboretum de Craonne où la vie, par les arbres, a repris le dessus. Dans cet endroit rendu à la paix, les promeneurs pourront s'approprier cette œuvre en contemplant la lumière qu'elle laisse passer, en regardant le ciel sous lequel elle se dresse, ce ciel sous lequel se sont superposées les cicatrices de notre Histoire.

Car, de par sa position tactique, Craonne a vu se succéder les combats les plus acharnés, depuis la dernière victoire du Premier empire dans la campagne de France, les 6 et 7 mars 1814, si couteuse en vies humaines, jusqu'à la bataille d'arrêt du colonel de Gaulle en 1940. Mais Craonne, c'est d'abord le lieu de la terrible bataille engagée, entre le 16 avril et le 10 mai 1917, au cœur de l'offensive du Chemin des Dames. C'est, selon un communiqué militaire, « l'enfer de Craonne » où « les unités françaises semblent fondre sous le feu de l'artillerie ennemie ». Je souhaite rendre hommage à la mémoire des soldats de ces unités, comme à celle de tous les autres soldats français de la Grande Guerre armée de soldats professionnels, mais aussi d'intellectuels, de paysans, d'ouvriers et de coloniaux, levée dans l'unité de la Nation.

Cet hommage embrasse tous les soldats de la République. Craonne est cet endroit où une armée d'élite, qui avait déjà durement et glorieusement combattu, une armée choisie pour sa bravoure, fut projetée sur un obstacle infranchissable – 200 mètres de buttes et de crêtes, balayés par le souffle mortel de l'artillerie et des mitrailleuses. Certains de ces soldats, épuisés par des attaques condamnées à l'avance, glissant dans une boue trempée de sang, plongés dans un désespoir sans fond, refusèrent d'être des sacrifiés. Que ces soldats, « fusillés pour l'exemple », au nom d'une discipline dont la rigueur n'avait d'égale que la dureté des combats, réintègrent aujourd'hui, pleinement, notre mémoire collective nationale.

Lieu sacré, Craonne fut au printemps 1917 le cœur ensanglanté de la Première Guerre mondiale. Champ de bataille du monde en 1918, la France devient, en 1998, centre de la mémoire de ces nations.

Alors que les survivants de cette tragédie héroïque sont devenus si rares et que l'ombre de l'oubli s'étend toujours davantage sur son souvenir direct, sur sa transmission vivante, restent les dates, les lieux, les documents, les textes. Des textes produits par nos meilleurs écrivains et qui rapportent la réalité, une réalité où, le plus souvent, le pardon et l'amour de l'humanité ont supplanté le désir de revanche. Écoutons Henri Barbusse, dans Le Feu :

« On discerne des fragments de lignes formées de ces points humains qui, sortis des raies creuses, bougent sur la plaine à la face de l'horrible ciel déchainé. On a peine à croire que chacune de ces tâches minuscules est un être de chair frissonnante et fragile, infiniment désarmé dans l'espace, et qui est plein d'une pensée profonde, plein de longs souvenirs et plein d'une foule d'images ; on est ébloui par ce poudroiement d'hommes aussi petits que les étoiles du ciel. Pauvres semblables, pauvres inconnus, c'est votre tour de donner ! Une autre fois, ce sera le nôtre. »

Ce texte souligne l'unicité des expériences des anciens combattants, unicité qui transcende le caractère mondial de cette guerre et fonde une citoyenneté combattante. Cette inspiration a guidé la commission exécutive qui a préparé cette célébration, sous le haut patronage de Monsieur Jacques Chirac, le président de la République et sous la direction de Monsieur Jean-Pierre Masseret, le secrétaire d'État aux Anciens Combattants. Célébré dans la plus grande solennité, dans les départements du front comme dans chaque commune, dans chaque département de France, le 80e anniversaire de l'armistice est l'occasion de s'adresser à celles et ceux qui n'ont connu ni la Première Guerre mondiale ni la Seconde, ainsi qu'à leurs enfants.

La Première Guerre mondiale fut une page écrite par un grand nombre de nations des cinq continents – nations dont beaucoup, d'ailleurs, n'existaient pas encore et qui parfois forgèrent là leur première prise de conscience. Représentant sept drapeaux de nations combattantes, le dessin réalisé par Raymond Moretti pour ces cérémonies traduit visuellement cette volonté de mémoire. La remise de la Légion d'honneur aux combattants alliés survivants, l'organisation de quatre hommages aux troupes coloniales et de seize cérémonies bilatérales, préparés avec tant de soin et d'émotion avec nos homologues, contribuent à rendre compte du caractère global, international, total, de la Grande Guerre. J'évoquerai, ici, devant vous, trois de ces cérémonies – celles respectivement consacrées aux anciennes colonies, aux nations alliées, à l'ennemi d'hier.

À Nogent-sur-Marne, le 2 novembre, hommage a été rendu aux unités indochinoises qui vinrent sur le Chemin des Dames assurer le ravitaillement des troupes d'assaut ou l'entretien des tranchées, fonctions également dévolues au contingent arrivé de Chine. Je souhaite ajouter un hommage particulier aux combattants et aux travailleurs venus d'Afrique du Nord, d'Afrique noire et de Madagascar, d'Océanie et d'Asie, qui se battirent héroïquement dans des conditions auxquelles ils n'étaient pas préparés. Sur cet éperon du Chemin des Dames, en première ligne, les troupes des tirailleurs marocains et sénégalais ou les zouaves algériens montrèrent leur courage et essuyèrent des pertes considérables.

La cérémonie franco-canadienne aura lieu à Vimy, dans le Pas-de-Calais, le 7 novembre. Vimy, qui regarde l'ancien bassin houiller de Lens, fut le lieu d'une bataille de diversion déclenchée le 9 avril 1917 pour soulager les attaques menées, ici, sur le Chemin des Dames. Dix mille six cents soldats canadiens y tombèrent. Au-delà de cette cérémonie, il convient d'honorer tous les combattants des nations alliées qui, sur de nombreux théâtres d'opération à travers le monde, partagèrent les mêmes objectifs, la même détermination, le même et terrible effort. Rappelons-nous ainsi le poids décisif des 5 600 000 Britanniques qui tinrent bon à l'ouest du front, en Belgique et en France. La venue sur les Champs-Elysées de leur souveraine, la reine Elisabeth II, le 11 novembre, marquera le souvenir de cette épreuve partagée par nos deux pays. Enfin, le 15 novembre se tiendra à Versailles la cérémonie franco-allemande. À cette occasion, Jean-Pierre Masseret se rendra, avec l'ambassadeur d'Allemagne, au cimetière allemand de Versailles. Nous célèbrerons ainsi la solidité d'une réconciliation acquise il y a de longues années déjà, qui tire sa force non de l'oubli, mais bien du souvenir, et qui, dans le passé, trouve des leçons pour l'avenir.

Mesdames et Messieurs,

Le premier conflit mondial fut une déflagration qui ébranla jusqu'aux fondations du continent européen. Chaque village eut ses morts, ses veuves et ses orphelins. Dans les départements du front, comme l'Aisne, cet accablement fut doublé par les destructions matérielles. De très nombreux villages, des villes entières telles que Reims, Armentières, Lens, Saint-Quentin, Soissons, parmi d'autres, furent rasés. Trois millions d'hectares de terres riches furent transformés en dangereux déserts. Aujourd'hui encore, Monsieur le maire de Craonne est là pour en témoigner, un quart de la superficie de sa commune reste inexploitable. Il fallut donc reconstruire, rendre vie aux maisons, aux champs, aux usines et aux mairies. Une génération entière s'y consacra, par un labeur incessant, un engagement sans faille, par amour de la vie et de la terre. Ceci fut facilité par un élan de solidarité : votre mairie, Monsieur le maire, n'a-t-elle pas été reconstruite grâce à l'aide de la Suède ? Au plus haut niveau, des hommes courageux tentèrent de promouvoir cet effort de reconstruction en l'installant dans la paix et la coopération internationale. Aristide Briand et Gustav Stresemann furent ainsi les premiers artisans d'une nouvelle relation, trop tôt interrompue, entre la France et l'Allemagne. Nous sommes les héritiers de cette volonté de paix. Depuis un demi-siècle, au lendemain d'une autre épreuve terrible, cette deuxième guerre mondiale marquée par l'expérience insoutenable de la Shoah, nous avons bâti, patiemment, les conditions d'une paix durable, d'une fraternité retrouvée entre des peuples qui se sont tant combattus.

C'est le mérite sans prix de la construction d'une Europe unie que d'avoir préservé notre continent et nos peuples du retour de la guerre.

Mesdames et Messieurs,

La sculpture d'Haïm Kern, qui rend si tangible le passé torturé de Craonne, nous invite à être dignes du sacrifice de ces soldats. Gardons constamment présent à l'esprit, pour respecter le sang versé, pour saluer le labeur des survivants, le message de paix qu'ils nous laissent. »