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Bâle 30 et 31 mai 14

Ils se retrouvent après le Congrès de 1912, la Conférence de Berne l'année suivante : comité interparlementaire franco-allemand dont la tâche est de partager la vision respective que socialistes français et allemands ont de leurs propres problèmes, et d'échanger des information.

Beaucoup sont là, Jaurès et Sembat notamment du côté français : peut-on imaginer seulement que deux mois seulement après, ils voteront chacun de leurs côtés, les crédits d'une guerre qu'ils auront pourtant tout fait pour éviter ?

Mais la question n'est pas là encore ou, disons mieux, c'en est une autre ; importe de comprendre ce que ces hommes crurent et tentèrent, au delà des discours convenus et des postures patriotiques :

- que la guerre n'était pas une fatalité et qu'il y avait bien plus de raisons de ne pas la faire que de la tenter

- que se parler, s'informer, tenter de se comprendre, et ses divergences d'abord, était encore le meilleur moyen d'y parvenir.

Rêve d'idéalistes invétérés ou bien premières esquisses d'un droit international qui aille au delà d'un simple droit de la guerre ? un peu des deux à la fois sûrement, ne serait ce que parce que cette réunion se réduit à la rencontre de parlementaires volontaires et engagés - pas tous socialistes d'ailleurs.

P d'Estournelles de Constant 1

D’Estournelles de Constant, c'est le théoricien français de l’arbitrage international : notable sarthois, député puis sénateur, avant et après la guerre de 1914-1918, libéral affirmé, il avait tout pour ne pas être là : il y est pourtant tellement son refus de la guerre et fort et sa conviction qu'il y a moyen sérieux pour lutter contre sa pseudo-fatalité. C'est dans ce combat pour la paix qu'il rencontrera Jaurès, qui est son opposé politique, et que le chemin qu'ils parcourront ensemble dans les années précédant 14 rapprocheront singulièrement au point de susciter une réelle fascination pour Jaurès dont il dressera un portrait émouvant dans une lettre à Butler.

Sans attendre des miracles de la Conférence de La Haye de 1899, initiée par Nicolas II, qui devait d'ailleurs déboucher sur des résultats modestes, Jaurès ne pouvait non plus la tenir pour rien

Il serait assurément puéril d’attendre la paix du monde de congrès diplomatiques comme celui de La Haye ou de conférences interparlementaires comme celle qui vient de se tenir à Paris […] Pourtant il y aurait une présomption et un aveuglement coupable à dédaigner ou à négliger les premiers symptômes de la volonté pacifique du genre humain, les premiers efforts vers la paix. [où il faut voir] un hommage forcé des puissants au voeu pacifique des peuples Jaurès 2

En mars 1903, d'Estournelles fonde le groupe parlementaire de l’arbitrage international ; Jaurès en sera membre et même bientôt vice-président. Un groupe révélateur parce que non partisan dont l'objectif est de

généraliser la pratique de l’arbitrage international, amener les gouvernements à résoudre raisonnablement et honorablement, non pas tous les conflits, mais le plus grand nombre possible de ceux-ci par les voies de droit ; étendre aux relations de peuple à peuple les progrès lentement obtenus dans les relations d’homme à homme, de commune à commune, de province à province dans un même pays 3

L'idée d'une action préventive contre la guerre, celle d'un droit international et d'une instance supranationale capable de les empêcher et pas seulement de les réguler étaient en marche : elles cessent d'être l'apanage d'illuminés utopiques ou des seuls socialistes : ce groupe comptera jusqu'à 511 parlementaires - tous courants confondus, donc. Certes, les résultats de la seconde conférence de La Haye seront décevants ce qui sera l'occasion pour Jaurès d'en appeler à l'arbitrage des peuples

Si vous voulez l’arbitrage international, nous aussi. Mais nous en voulons la vérité et nous allons prendre dans notre forte main de prolétaires la cause que vous servez si mal et que vous trahissez en prétendant la servir […].Oui l’arbitrage international est possible ; oui la paix du monde est possible. Mais comme vous [les gouvernants] êtes trop débiles pour l’établir, comme vous êtes sollicités entre le prolétariat qui veut la paix et des groupes capitalistes qui ont intérêt à la guerre, ce que vous ne pouvez pas faire, nous le faisons et nous vous signifions dès maintenant que c’est par la volonté des ouvriers de tous les pays lassés de payer de leur sang vos rêves et vos crimes que l’arbitrage international va s’établir 4

Il n'empêche ! même si Jaurès crut bien plus que d'Estournelles en l'action des peuples et bien moins que lui en l'efficacité des institutions diplomatiques, il n'en participa pas moins en mai 1913 à la rencontre des parlementaires français et allemands de Berne, à la constitution d'un comité interparlementaire franco-allemand dont d’Estournelles de Constant est président et Jaurès vice-président ; et à celle-ci donc de mai 1914 qui dénonce la course aux armements et préconise les moyens de conciliation prévus par la conférence de La Haye.

Ils se retrouveront dans leur égale opposition à la loi des 3 ans : l'Humanité consacre d'ailleurs à l'intervention de d'Estournelles au Sénat un article plutôt élogieux.

 

On le voit d'Estournelles avait fait de la paix son grand Oeuvre qui lui vaudra en 1909 le prix Nobel : à ce titre, il n'entre pas pour peu dans ce droit de la guerre qui commence à se mettre en place avec la Conférence de La Haye. On ne le dira jamais assez, avant le pacte Briand-Kellog de 1928, qui la met hors-la-loi, hors cas de légitime défense, la guerre demeurait un des outils légitimes, au même titre que la diplomatie, des relations internationales au point que, même considéré comme agresseur, un Etat n'était considéré comme hors-la-loi.

Il est assez clair que La Haye se sera contenté de définir le jus in bello :

- fixer les droits et devoirs des belligérants dans la conduite des hostilités ;
- limiter leur moyens afin de les protéger des comportements les plus meurtriers ;
- définir un certain nombre de règles applicables au combat ;
- prévoir des sanctions en cas de non-respect.

bien plus que de prévenir les guerres. C'était une étape ; il faudra la catastrophe de 14 pour passer à l'étape suivante, qui sera manifestement insuffisante, puis celle de 39, pour se donner des institutions internationales dont l'objectif, jamais vraiment atteint cependant, serait d'éviter les guerres, de les empêcher en se dotant de moyens de contraintes.

Reste la rencontre de ces deux hommes, émouvante parce que servie par le cause qui les dépassait et à quoi ils consacrèrent le meilleur d'eux-mêmes.

Ce combat commun, en dépit de leur opposition politique, d'Estournelles ne l'oubliera pas non plus que la sincérité de Jaurès :

Jaurès a voulu la paix, il l’a voulue avec la France, les élections de 1914 l’ont prouvé, il l’a voulue jusqu’à la dernière minute de sa vie. Il ne s’est pas contenté de la vouloir au Parlement, dans ses journaux et dans son pays, il a été la prêcher à Berne, à Bruxelles, à Bâle

et ailleurs

Une heure avant d’être assassiné, je l’ai vu; il accourait au Quai d’Orsay, ce 31 juillet au soir, adjurer Abel Ferry (une autre victime de la guerre). Je vois, j’entends encore la douleur, la sainte révolte de ce noble coeur, impuissant à briser les intrigues qu’il soupçonnait et dont le triomphe épouvantable allait éclater. Il demandait à chacun de nous ce que nous suggérions, ce qu’on pouvait faire pour empêcher l’explosion; et je le vois allant de l’un à l’autre, se tordant les mains, s’écriant, hurlant : “Rien! Voilà tout ce que vous trouvez à faire ! Rien! Rien!” J’entends encore sa belle voix déchirée et ce mot terrible, son dernier cri : “Rien, rien à faire !” Mais j’en comprends mieux aujourd’hui, après tout le sang répandu, la terrible signification

Cette photographie de Jaurès est la dernière qu’on ait prise de lui, précisément à l’époque où vous l’avez vu. Elle le montre déjà grave et préoccupé, inquiet des nuages qui assombrissaient l’horizon, interrogeant du regard les hommes responsables de l’avenir. C’est bien lui, comme je l’ai vu, à Berne et à Bâle, à nos conférences franco-allemandes de 1913 et de 1914.- Et c’est ce regard que les dirigeants d’alors ne pouvaient supporter. d'Estournelles lettre à Butler

Ce combat, ces deux hommes révèlent finalement plusieurs choses sans forcément de rapport les unes avec les autres mais qui méritent d'être relevées :

- il n'est pas vrai que la catastrophe de 14 n'ait pas été anticipée ; certains le virent, le craignirent et en eurent une vision assez précise. A ce titre ce serait une erreur colossale de lire l'opposition à la loi des 3 ans comme une simple joute parlementaire où la règle voudrait que s'oppose l'opposition. Il en allait d'intérêts supérieurs;

- ils sont ensemble une belle illustration de ce que peut être la noblesse en république parlementaire et combien, au delà des divergences partisanes on peut se retrouver sur des causes essentielles

- ils sont ensemble l'illustration de ce qu'est la volonté en politique - en réalité de ce qu'est l'essence de la politique. Cette formidable capacité volontaire de dire non, à la fatalité, à la réalité, à la norme, aux habitudes.

La politique est affaire de dépassement, de rencontre et d'idéal. Elle n'est honteuse que lorsqu'elle y renonce. Ces deux nous ne rappellent.

 


1) Petit neveu de Benjamin Constant, Paul d’Estournelles de Constant est né le 22 novembre 1852 à La Flèche et il est donc à peu près de la même génération que Jaurès. Il a fait d’abord une carrière diplomatique, à l’ambassade de Londres, en Tunisie, au Quai d’Orsay, qu’il a couronnée comme ministre plénipotentiaire à Londres. En 1895, propriétaire d’un château à Créans (Sarthe), il se présente à une élection partielle dans la circonscription de Mamers et est élu. Il abandonne son siège en 1898 à Joseph Caillaux, et, candidat cette fois à La Flèche comme « républicain sincère », il est à nouveau élu dès le premier tour. Il est réélu en 1902, puis passe assez classiquement au Sénat en 1904 où il siège au groupe de l’Union républicaine. Il demeure sénateur jusqu’à sa mort en 1924.

2) La Petite République, 7 août 1900

3) L. BARCELO, Paul d’Estournelles de Constant…., p. 225

4) Jaurès discours au Tivoli Vaux Hall, le 7 septembre 1907