Il y a 100 ans ....

La gaîté de Jaurès
Marcel Sembat
l’édition anniversaire du 31 juillet 1920

 


Vous l'exigez, mon cher Crucy ? Vous voulez que je continue ces souvenirs que l'an dernier, en trois mots, j'avais évoqués ? Ah ! que j'en suis peu tenté ! Nous souvenir de lui ? le pouvons-nous sans un peu de honte ? et que penserait-il aujourd’hui s'il voyait nos déchirements, et l'impuissance où nous réduisent ces tiraillements convulsifs ?

N'importe ! c'est vous qui avez raison. Il faut dresser toujours devant nos yeux son souvenir. Cette vigueur débordante, cette puissance joyeuse, ce génie de bonne humeur, à les contempler nous retrouverons le goût de lutter et la force de continuer cet éternel combat qui ne l'a jamais lassé.

Quoi ? s'il nous voyait nous débattre ? hé bien ! il nous dirait que les pires épreuves ne l'ont jamais découragé, jamais fatigué ! et qu'au milieu des déchirements et des convulsions de l'affaire Dreyfus, il n'a jamais perdu ni l'espoir, ni la souriante bravoure, ni la gaieté.

Car il était puissamment gai. C'est cela que vous voulez que je vous raconte, n'est- ce pas, Crucy ? et vous me rappelez que l'an dernier j'avais parlé à la hâte d'un certain voyage à Lyon où il avait emporté Vaugelas ?

Ah ! ce wagon ! Je vois Jaurès y arriver tout suant, tout riant, serrant sous son aisselle de vieux volumes.

Il s'assied, et s'écrie : « Je ne veux pas les perdre ! je viens de les emprunter à la bibliothèque de la Chambre. Regardez ! c'est Vaugelas ! »

Là-dessus, il se met à feuilleter les bouquins, à les commenter, en poussant des cris d'émerveillement, à chaque phrase frappante qu'il rencontre : « Tenez ! tenez ! écoutez encore celle-ci ! est-il profond, dites, ce vieux grammairien ? „
Le wagon était plein d'amis. Nous allions tous à Lyon pour je ne sais plus quel Congrès ou quelque manifestation colossale. Survient Groussier, qui nous, parle de la proportionnelle. Jaurès lâche le dix-septième siècle et discute la R. P. que le Sénat était, en train de massacrer.

Dans le coin opposé au sien, il y avait, égaré dans ce compartiment tout empli de socialistes, un monsieur silencieux. A nos clameurs irrévérentes, il nous parut - nous nous trompions sans doute -que ses sourcils se fronçaient un peu. Jaurès se pencha vers nous, et à mi-voix : « Chut ! C'est un sénateur ! »

Le brave monsieur n'était pas sénateur du tout-, mais il le demeura pour nous jusqu'à Lyon. D'ailleurs, même sénateur, ses oreilles n'eussent pas été longtemps offensées. Car tout de suite, après quelques railleries coupées d'éclats de rire, Jaurès revint à Vaugelas, à la langue du dix-septième siècle, à toute la vie française sous Louis XIV.

Il la connaissait à fond et jusque dans le menu détail, cette! existences (lu dix-Sep- tième siècle. Campé dans son coin, son Vaugelas ouvert dans la main droite et l'index de la main gauche tendu, vers nous, il la ressuscitait en phrases hachées, précipitées, coupées de mots lumineux,

Je me rar lie qu'il nous faisait voir à côté de  la vie pompeuse de Versailles, cette vie cordiale et familière des gens de lettres, et leurs déjeuners au cabaret, comme ce fameux repas où l'on pleura tant la mort de Pindare.

Le train roulait, et dans le grondement de l'express cette voix prenante, et ces yeux pleins  d’âme, et cette belle face rayonnante de pensée nous rendaient vivantes l'époque disparue, nous chauffaient de la flamme qui brûlait alors ces grands écrivains. Nous sentions la  volonté d'une langue très pure et  leur souci de la grande tradition ? leur familiarité intime avec les chefs d’œuvre de la Grèce et de Rome.

.L'un d'entre nous, était-ce Francis de Pressensé, était-ce moi, je ne m'en souviens pas exactement , avait par hasard –un in octavo récemment paru chez  Plon sur un  contemporain de Vaugelas qui était son ennemi. Dans ce livre, Vaugelas, était fort maltraité, et présenté comme une sorte d'espion.

« Espion ! s'écria Jaurès, quand on lut montra le passage, espion ! où suis-je ? me voilà bien ! Ainsi mon héros n'était- qu'un mouchard ! je me laissais séduire pur un homme de police l Et pendant quelques instants, il parut prêt à lâcher Vaugelas. Mais cela ne dura pas. Il rebondit tout de  suite.

Vaugelas, espion ? non ! non . c'est une calomnie ! Votre individu nous raconte des calomnies pour vider sa bile ! Je le soupçonnerais plutôt lui-même.  Vaugelas un espion ? Non ! il pensait trop profondément ! Penser profondément ! quel beau mot ! vous souvenez-vous qu'il est dans La Fontaine ? vous vous rappelez ? Les Anglais, dit-il, les anglais pensent profondément ! Oh ! comme c'est vrai  et -comme c'est beau î entendez-vous ? Les Anglais pensent profondément… » Et sa voix appuyait, découpant les syllabes.

Merci, mon cher Crucy, de m’avoir fait penser à ce voyage que je ne puis malheureusement faire revivre pour vous ni pour nos lecteurs: Causerie étincelante, interrompue parfois d'un léger somme de vingt minutes : il s'assoupissait de fatigue, ronflait un peu, puis se réveillait, portait la main à son faux-col pour arracher le bouton déjà arraché depuis longtemps, et tout aussitôt repartait sur une saillie joyeuse, et le merveilleux entretien rejaillissait

En descendant à Lyon, le monsieur silencieux ne fronçait plus les soumis. Il jetait du coin de l'œil, sur Jaurès, des regards déférents et admiratifs.