Il y a 100 ans ....

Lettre de D’Estournelles de Constant

Créans, 7 août 1920

Mon cher Butler


Les socialistes, aujourd’hui décapités et divisés, ont célébré le 31 juillet, l’anniversaire de l’assassinat de Jaurès.

Vous vous souvenez qu’il était venu, en pleine santé, en pleine vie, pour vous connaître, peu avant sa mort, au mois de juin 1914, au déjeuner donné en votre honneur, à Boulogne, par le cercle de notre ami Albert Kahn, « Autour du Monde ». Je le vois encore causant avec vous dans les jardins de cette oasis de la pensée et du rêve. L’après- midi était radieuse. Nul parmi nous ne pouvait croire à la possibilité de la guerre. Nous voyions nos efforts combattus sans doute, dans les milieux chauvins ou prévenus, mais chaque jour mieux compris et plus soutenus par les peuples, particulièrement en France.
Jaurès vous interrogeait, avec sa pénétration géniale et son inlassable curiosité, sur tout ce qu’il tenait à comprendre de la pensée américaine, sur vos grands hommes, vos grands écrivains dont il connaissait, dans son extraordinaire savoir encyclopédique, les actions et les oeuvres essentielles. Et vous étiez comme nous tous, sous le charme de ce grand homme si simple, rayonnant de lumière d’activité et de bonté.

À l’occasion de cet anniversaire, on a publié quelques-unes des pages les plus remarquables qu’il a laissées dans l’immensité de cette vie qui fut relativement courte mais si prodigieusement remplie. Songez que ses livres, cette « Armée nouvelle », son « Histoire de la Révolution française », il les écrivait on ne sait comment, tout en menant son existence de journaliste, donnant chaque soir à l’« Humanité » ou à la « Dépêche de Toulouse », ou ailleurs, un admirable article d’actualité, sans rien sacrifier de ses campagnes apostoliques dans le pays, et encore moins de ses devoirs à la Chambre des Députés où il était plus assidu que tout autre et toujours prêt à prendre la parole avec une compétence, une autorité qui confondaient les plus exigeants de ses adversaires, dans tous les domaines, armée, éducation et instruction nationales, agriculture, finances, politique extérieure et intérieure, etc. etc. etc… Soit qu’il préparât ses discours jusqu’à les déclamer entièrement de mémoire, comme je l’ai vu, soit qu’il les improvisât, ce qui devenait de plus en plus fréquent, il ne relisait jamais les comptes rendus ; il n’avait pas le temps ; il s’en remettait aux sténographes ou aux secrétaires… indifférent à une incompréhension passagère. Et c’est à travers ces interprétations imparfaites qu’il nous faut essayer de le juger. Ceux qui l’ont entendu savent la différence profonde entre la flamme de ses discours et la fumée des comptes rendus.

Les quelques pages qu’on vient de publier ont été écrites par lui, je pense * .

Je viens de les lire au moment où je fais effort pour ne pas désespérer de la raison humaine, quand je vois ce que nous a laissé, ce que nous prépare cette guerre détestée ; quand je renonce à suivre sur un globe terrestre les progrès du désordre universel déchaîné ; quand je vois la Pologne envahie par les armées russes et la formation, pour ne pas dire la mobilisation, de tout un monde slave appelé par l’exemple de l’Allemagne sur notre occident ; quand je vois la question d’Orient aveuglément rouverte et les fanatismes d’Afrique et d’Asie menaçants… quand je disais à mes enfants que j’ai pu rejoindre à Créans : penser devient une souffrance ; on ne peut être heureux qu’à la condition de ne pas penser…

Mais j’ai fait amende honorable après avoir lu cette page de Jaurès ; « La houille et le blé ». Et j’ai compris pourquoi Jaurès qui lui, pensait pour tant d’autres, était en général, malgré tout, heureux et riant. Pourquoi, s’il avait pu survivre à cette guerre, s’il n’avait pas été assassiné dix fois pour une pendant ces cinq années tragiques, pourquoi il serait peut- être encore confiant sinon heureux ; car être heureux, après avoir voulu éviter cette guerre et lui survivre, c’est impossible. Oui, confiant, précisément parce qu’il pensait. Mais il ne pensait pas à moitié. Il pensait pour tout le monde, pour tous les pays et pour tous les temps. Il ressuscitait le passé ; il le voyait comme le présent, comme il prévoyait l’avenir. Mais il ne s’arrêtait ni aux ruines, ni aux obstacles, ni aux catastrophes ; il se réjouissait d’autant plus des grandes conquêtes morales de l’homme qu’il mesurait mieux qu’un autre les périls, les souffrances, les deuils surmontés. Et il concluait que si l’ignorance et la barbarie s’obstinent à contrarier sans cesse le progrès, rien cependant ne pourra l’arrêter vraiment, aujourd’hui qu’il est répandu sur le monde ; rien ne pourra le faire reculer, si lente et douloureuse que soit sa marche en avant.

Rien ne fera reculer le progrès, pourvu que nous ne nous découragions pas ; pourvu que nous aidions les hommes de bonne volonté qui restent innombrables à garder leur foi. Gardons notre foi, mon cher Butler, en nous pénétrant de la conviction des âmes vraiment fortes ; lisez cette page de Jaurès que je vous envoie en double exemplaire et que je conserve. Et s’il m’arrive parfois de douter, j’en suis honteux quand je ne me contente pas de sentir, quand je pense vraiment, comme pensait Jaurès, comme il faut penser, pour servir.


Votre affectueusement dévoué D’Estournelles de Constant