Blum sur Pétain
Mémoires p 73-75
Mais comment le Maréchal s'était-il laissé attirer dans une équipée si misérable? Il y avait là, pour moi, une énigme que j'essayais en vain de déchiffrer. Je l'avais rencontré à d'assez fréquentes reprises, mais seulement dans des occasions officielles. J'avais été frappé et je puis dire séduit, comme tous ceux qui l'approchaient, par la noblesse de sa stature et de son port, par le regard simple et bon de ses yeux bleus à fleur de tête, par l'air de gravité et de noblesse qu'exprime son beau visage. J'avais toujours rendu pleine justice à son rôle pendant la guerre de 1914. Mêlé de la coulisse aux débats intimes du Gouvernement, confident et parfois conseiller des ministres socialistes, Sembat, Guesde, Thomas, lié de longue date avec nos anciens camarades Briand et Viviani, ami de Paul Painlevé depuis ma jeunesse, je savais comment Joffre, quittant le commandement des armées, s'était appliqué à en écarter Pétain, alors appelé par la. voix publique du front, pour y installer après lui le général Nivelle. Je savais comment Painlevé, après l'offensive générale du 16 avril 1917, montée par Nivelle et dont il espérait un succès offensif, avait enfin désigné Pétain. L'armée et la nation venaient de tomber du haut d'un bien grand espoir. Je me souviens fort précisément que le lundi de Pâques, peu de jours avant l'offensive, j'avais déjeuné avec Briand chez une amie commune; son second cabinet avait tout juste cédé la place, après un incident confus de Comité secret, au Ministère Ribot-Painlevé; nous étions repartis ensemble à pied, et je l'entends encore me dire, en me serrant le bras, tandis que nous montions vers le Bois la rue de la Faisanderie: « C'est dur tout de même de s'en aller trois semaines avant la victoire ... » La déception avait donc dû être cruelle; pour l'armée, elle avait été sanglante et s'était traduite par des effets de toutes sortes, et même par des mutineries .durement réprimées. Les mains calmes et humaines de Pétain, avaient pansé cet état saignant; il avait repris l'armée en mains, il lui avait rendu confiance par une suite de petites opérations à objectif limité, et d'un succès presque assuré; il l'avait ainsi réentraînée peu à peu ou plutôt rééduquée, et mise en mesure de faire front aux terribles offensives allemandes du printemps de 1918. Ce n'était pas lui qui avait remporté la victoire, mais c'est lui qui avait mis l'armée en état d'attendre, durant quinze mois, le moment de la victoire, c'est-à- dire l'entrée en ligne des tanks légers et des divisions américaines.
Tel était resté dans mon souvenir et dans ma pensée le Pétain de la guerre. Je savais que de grands témoins comme Clemenceau, Poincaré, Joffre, avaient porté sur lui un jugement moins respectueux, mais j'étais cependant resté convaincu que, pendant l'année qui a suivi le désastre d'avril 17, il avait rempli un rôle salutaire et dont, seul peut-être, il était capable. M'étais-je mépris ? Comment l'attitude présente du Maréchal était-elle compatible avec ce noble passé de soldat ? Fallait-il s'en prendre au grand âge ? car, en 1914, au début de l'autre guerre, alors simple colonel, il approchait déjà la limite d'âge de son grade, c'est-à-dire la soixantaine. Fallait-il désormais voir en lui un vieillard débilité, vidé de toute pensée propre, soumis à un entourage intime dont les intrigues ou les flatteries le maniaient à leur gré? L'explication était plausible: plus d'un incident récent montrait à quel point le Maréchal était dépourvu de résistance devant l'influence, devant la commotion du moment. A Bordeaux, son cabinet à peine formé, sur le vu d'une note de police aussi vague qu'absurde, il avait brusquement ordonné l'arrestation de Georges Mandel, son collaborateur de la veille dans le cabinet Paul Reynaud. L'acte avait été public, scandaleux et bien entendu contraire aux dispositions élémentaires de la loi pénale comme de la Constitution républicaine. Deux heures plus tard, sans que Mandel, hautain et sarcastique, eût daigné fournir la moindre explication, il l'avait fait relâcher en le lestant d'une lettre d'excuses formelle. L'incident avait paru ridicule, mais il était significatif, et je conviens qu'il me revient de lui-même à la mémoire chaque fois que l'opinion publique me paraît s'interroger sur les dispositions réelles du Maréchal ou s'étonner de ses incohérences.
Je me demandais toutefois si des causes d'un autre ordre ne venaient pas s'ajouter à cette faiblesse versatile et, pour dire toute ma pensée, si ce noble soldat n'avait pas subi lui-même la contagion de ces tares et turpitudes du régime parlementaire que ses messages dénonçaient à toute occasion. Tout se passait en somme depuis six ou sept ans -comme s'il avait contracté ou comme si on lui avait inoculé l'ambition du pouvoir politique. On conçoit sans peine qu'il ait pris part comme ministre de la Guerre au cabinet Gaston Doumergue, constitué au lendemain d'une émeute dangereuse, dans une intention visible de concorde nationale. Mais comment s'expliquer qu'un an après ce 6 fëvrier, Fernand Bouisson ait pu l'enrôler comme ministre d'État -et cela dès son premier appel -dans son cabinet éphémère? Que l'appétit du pouvoir se fût formé naturellement en lui, ou qu'on l'eût excité du dehors, le résultat était le même : dès cette époque il se posait comme un homme national, mais dans la vie politique. Si l'insurrection du 6 février avait été victorieuse, si, au soir de la victoire, ses chefs avaient constitué un gouvernement de coup d'État, il est vraisemblable que le Maréchal en eût été membre. Bien des indices permettent de supposer qu'il avait entretenu des contacts avec le complot dit de la Cagoule, étouffé en 1937 par l'énergique vigilance de Marx Dormoy, alors ministre de l'Intérieur. J'ai déjà dit qu'à partir de septembre 1939, c'est en se couvrant du nom et sans doute de la personne du Maréchal que Laval avait amorcé son intrigue. Jusqu'où allait leur connivence, je l'ignore, mais ce que je me rappelais fort bien, c'est l'étrange incident qui s'était produit lorsque Daladier, quelques semaines après l'entrée en guerre, s'était avisé de refondre et de fortifier son gouvernement. Il avait alors sollicité la collaboration d'Herriot, à qui il proposait, au lieu et place de Georges Bonnet, le portefeuille des Affaires étrangères. Herriot avait accepté; au cours de l'entretien, consulté par Daladier sur l'aménagement d'ensemble de la combinaison, il lui avait suggéré de faire appel au Maréchal, alors ambassadeur à Madrid ; sur quoi il était allé passer deux ou trois jours dans sa ville de Lyon. Daladier, sensible au conseil, avait convoqué le Maréchal à Paris et lui avait fait son offre. Le Maréchal s'était dit d'accord en principe, mais avait demandé quarante-huit heures avant de fournir sa réponse définitive. Le délai passé, il avait refusé par une lettre où la formule la plus apparente était une condamnation insultante d'Herriot et de toute la politique passée des Gauches ; mais dont le fond contenait déjà, à le bien examiner, un programme de gouvernement, marquait une prise de position pour un avenir jugé prochain. Oui, la chose était claire : depuis longtemps déjà on avait accoutumé le Maréchal à l'attente de l'autorité suprême, dévolue dans un jour de trouble ou de malheur, et, pour atteindre le but, il s'était entraîné à des passes assez subtiles.
Après tout, il n'y avait rien là-dedans qui dût surprendre à l'excès. Comme au temps du premier Empire napoléonien, nous vivions dans un temps où toutes les destinées étaient devenues possibles. Des hommes, inconnus la veille, avaient ramassé des sceptres et des couronnes dans la confusion des peuples en détresse. Dans quel roman d'aventures aurait-on imaginé des biographies comme celle de Hitler, de Mussolini, de Staline? « On n'oserait pas rêver comme ils ont vécu », ainsi qu'a dit Saint-Simon d'un aventurier moins redoutable. Qu'y avait-il d'étonnant qu'un maréchal de France eût formé, ou accueilli, le rêve de voir un jour l'autorité royale posée sur son front, avant de mourir
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A cette unique exception près, les quatre séances ne furent guère autre chose qu'un monologue entrecoupé, qu'un sketch à acteur unique. Laval, à peu près seul occupa le tapis. Il débita deux ou trois discours de longue haleine, soigneusement concertés et pesés, et, par surcroît, il ne cessa de répondre aux demandes d'explications complaisantes qu'un certain nombre de « compères» avaient reçu mandat préalable de lui adresser. Il allait et venait sans arrêt du premier rang des fauteuils à la scène, montait, descendait, remontait. Mais, dans ce flux de paroles, on s'efforçait en vain de puiser quelque indication expresse sur le régime qu'une fois le vote émis il entendait imposer à la France. Sans doute, d'ailleurs, n'était-il pas lui-même fixé bien exactement. Un seul point était clair. Le Maréchal userait de la délégation du pouvoir constituant pour s'arroger la totalité du pouvoir gouvernemental. Les Assemblées républicaines allaient donc dresser et signer par leur vote l'acte de décès de la République. Les hommes qui allaient perpétrer cela étaient pourtant, en très grande majorité, des Républicains. La plupart des membres du cabinet, au nom duquel Laval se donnait, de temps en temps, l'air de parler, étaient sans nul doute des Républicains. Sorti un instant de la salle, je croisai Camille Chautemps, toujours membre vice-président du Conseil, le collègue et l'égal en nom de Laval. Je lui dis : « Alors, Chautemps, c'est la fin de la République! » et il se borna à me répondre: «Mais, oui ... » en laissant tomber ses bras d'un air désolé.
Le régime nouveau serait une monarchie absolue, ou plutôt une autocratie, une tyrannie au sens historique du terme, l'attribution de la souveraineté résultant, non pas d'un principe de légitimité, non pas d'une désignation populaire, mais d'une situation de fait, consacrée par la force. Ici se posait de lui-même un problème d'une gravité singulière. Comment, à qui, ce pouvoir absolu serait-il transmis? Le Maréchal était un soldat glorieux, mais beaucoup plus qu'octogénaire. Corneille a parlé quelque part de ce maître, « qui, chargé d'un long âge, a peu de temps à l'être» et il fallait bien songer, comme le vieux Tragique, « à qui dévorerait ce règne d'un moment ». On ne pouvait recourir ni à une succession héréditaire, ni à un plébiscite, puisque les principes de légitimité et de désignation populaire étaient également récusés. Le point fut soulevé par un compère que Laval remercia chaudement de son intelligente sollicitude. C'est vrai, la question était grave ; il n'y avait pas encore pensé ; il remerciait son prévoyant collègue de la lui avoir signalée ; il s'engageait à la faire trancher sans délai ; le premier acte constitutionnel pris par le Maréchal organiserait la transmission de son pouvoir... et chacun comprit, sans qu'il fût besoin de rien ajouter, que le Maréchal désignerait comme son successeur Pierre Laval, que Pierre Laval était dès à présent le « Dauphin », l'héritier présomptif du trône et du sceptre. Un autre point fut précisé, et ce fut le seul sur lequel Laval parut céder ou concéder quelque chose aux réserves de M. Flandin et aux objections des anciens combattants: la Constitution édictée par le Maréchal serait sujette à ratification après la signature de la paix ; seulement -et ici l'on touche bien du doigt la manière de Laval -la ratification n'émanerait pas d'un verdict populaire, mais d'un vote des Assemblées nouvelles, de celles « que la Constitution aurait elle-même créées », ce qui revient à dire que la Constitution se ratifierait elle-même. Voilà ce que Laval eut le front de proposer et ce que l'Assemblée parut accepter avec soulagement !