Il y a 100 ans ....

Léon Blum sur Laval
Mémoires p 69

Je connaissais Laval familièrement depuis vingt-cinq ans bien comptés, et je croyais assez bien le connaître, mais jamais je ne l'avais vu tel qu'il m'apparut durant cet entretien de dix minutes. Il avait été modeste autrefois, et cette modestie n'était pas complètement hypocrite. Il paraissait s'excuser tout le premier de sa réussite. Je sais le peu que je suis, semblait-il dire, mais, que voulez-vous? J'ai eu de la chance, peut-être un peu de tour de main... Vis-à-vis des hommes dont il flairait la valeur, la culture, la dignité de caractère, il affectait, non sans gentilIesse parfois ni sans esprit, des airs de déférence et de surbordination. Déjà, pourtant, en 1935, quand une étrange intrigue parlementaire l'avait ramené au gouvernement, quand il avait obtenu pour lui Laval, ces " pleins pouvoirs" dont Gaston Doumergue n'avait pas usé et que la Chambre venait de refuser à M. Flandin, déjà la tête lui avait un peu tourné ; le vertige de la toute-puissance l'avait entamé et je crois qu'il s'était sérieusement piqué de rajuster l'économie française à coups de décrets-lois sur le plan de la parité-or et de la déflation générale. Mais maintenant, à ma grande stupeur, je dévisageais un autre homme. Une morgue incroyable gonflait sa petite personne. Il lançait d'une voix sèche et avec un regard irrité des verdicts et des ordres sans réplique, «Je fais ... je veux ... je refuse ... c'est ainsi ... » Il s'essayait visiblement au personnage du despote et croyait tenir la France dans sa main. Sa manière avait quelque chose de bouffon, tant elle jurait avec la laideur mesquine, bizarre et presque repoussante de sa personne, mais elle avait aussi quelque chose d'effrayant. Il était difficile de la prendre tout à fait au sérieux, mais on pouvait la prendre au tragique. Ce qui me frappait surtout, c'était l'âcre méchanceté qu'exhalaient tous ses gestes, toutes ses paroles. Sa ·courte dictature de 1935 s'était effondrée misérablement dans l'affaire d'Éthiopie. Sa chute, dont avec Herriot et Paul Reynaud j'avais été l'un des instruments, avait dû nourrir en lui une sourde passion de revanche et de représailles; ses haines, longtemps dissimulées, trouvaient maintenant l'occasion de s'assouvir.

P 92-93

Sur ces sujets capitaux, aucun éclaircissement, aucune donnée positive;  mais toute l'allure de Laval, tout le trouble mélange de ses insinuations,  de ses récriminations, de ses promesses, obligeait aux prévisions  less plus sinistres. Quand il laissait s'exhaler son adoration pour les  dictatures naziste et  fasciste, quand il s'attaquait rétrospectivement au  Gouvernement parlementaire, non dans ses vices ou dans ses excès, mais  dans son principe le déclarant coupable  tout à la fois de la guerre et de  la défaite ; quand il traitait de criminels et de fous les hommes qui  avaient voulu honorer les engagements souscrits par la France,  comme ceux qui auraient voulu persévérer dans la lutte imposée par  l’ennemi ; quand il dénonçait sous le nom de politique sectaire le  refus de consentir à l’asservissement de la patrie; quand il vitupérait  l’opposition des partis, la lutte fictive des classes, la complicité des  deux Internationales capitaliste et marxiste secrètement conjurées  pour la domination des Etats - Il ne parlait pas encore des Juifs, le  moment n’était pas venu mais leur place était déjà aménagée - on  ne pouvait se méprendre sur les intentions  qu'il n'osait pas formuler.  Son objet visible était de détruire radicalement tout ce qui constitue  la Démocratie, de trancher toutes les racines qui attachent la France  d’aujourd’hui à son passé républicain et révolutionnaire. Sa« Révolution Nationale » serait une contre-révolution éliminant d'un coup  tous les progrès acquis, tous les droits conquis depuis cent cinquante  ans. L'État nouveau qu'il entendait édifier sur ces décombres serait  un État de type totalitaire, un État qui absorberait toutes les formes  de l'autorité sous un maître unique, mais soumis lui-même à la  domination spirituelle et matérielle du vainqueur, bref un État nazifié  et un État vassal. Il laissait entrevoir déjà de quels profits serait  récompensé l'hommage; le premier serait le retour du Gouvernement  à Paris ou à Versailles qu'il annonçait comme certain, comme  imminent, à ces parlementaires en exil, séparés pour la plupart de  leur maison et même de leur famille.   

Il laissait percer sa pensée intime par petits jets, par petites touches  mesurées et hypocrites. En réalité, le fond était dur, presque féroce  parfois, mais sa manière extérieure conservait toutes les apparences  de la familiarité, de la longanimité. Il continuait d'aller et venir, de  monter et de descendre. Complaisant, lénifiant, infatigable, il répétait  sans se lasser que son désir était de tout apaiser, son intention de  tout expliquer, qu'il restait à la dévotion de l'Assemblée, qu'il ne  laisserait pas un point dans l'ombre, pas une question sans réponse.  Il parlait, parlait encore, avec sa mine basse, son regard humble et  cruel, et cet accent d'Auvergne un peu chantant qu'il traînait vulgairement  à la fin des phrases comme des savates sur un plancher.  Pas une fois, je l'atteste, durant ces longues heures qu'il occupa  presque entières, une idée, une formule, un transport de l'esprit ou  du cœur ne le mirent, fût-ce par rencontre, au niveau d'une telle  circonstance; il semblait au contraire la galvauder à son contact, la réduire à la mesure de ses calculs, de ses astuces, de ses roueries.  En dévisageant ce petit homme en cravate blanche, cherchant à  placer sa marchandise comme un commis voyageur dans une boutique,  tirant l'un après l'autre de sa mallette, avec les mines professionnelles,  les articles qui pourraient séduire le chaland, on aurait  presque souhaité un soldat botté, maniant la cravache et faisant  sonner le sabre. Alors, on en était tombé là, alors c'était ça la France!  Le spectacle levait le coeur. Personne d'ailleurs n'osa applaudir,  même parmi ses plus sûrs affidés, et l'ovation faite à M. Flandin  accentuait encore le contraste. On écoutait, on subissait, tête basse.  La plupart, envahis totalement par le poison, se courbaient sous la  fatalité. Les complices et les corrompus laissaient deviner le triomphe  sur leurs faces muettes. Les autres, résignés ou désespérés, étaient  réduits à l'immobilité et au silence. Dans la salle, dans les galeries,  dans le hall, les équipes spécialisées poursuivaient cependant leur  sourd travail, et, par bouffées, on entendait passer le· souffle du  dehors s'engouffrant par les portes sitôt ouvertes et venant raser les  têtes.