Blum Notes d'Allemagne
p 500- 501
Un monde est en train de crouler sous nos yeux. Ses éléments matériels se décomposent. Ses éléments moraux se dissolvent. La tempête a soufflé sur « les lampes nocturnes qui éclairaient le monde». Les religions en veilleuse s'éteignent. Est-ce un monde nouveau qui naît? « Si la Providence efface, sans doute c'est pour écrire. » Qu'est-ce qu'elle est en train d'effacer? Qu'est-ce qu'elle écrit?
Interrogeons les hommes qui luttent et qui vont mourir : «Morituri te salutant. Avant de mourir, que saluez-vous ? » Tous répondent : «Nous dédions notre vie en holocauste pour la liberté, pour la paix ... » Qu'étaient la liberté et la paix dans le monde qui coule comme un bateau sabordé? Comment la liberté et la paix feront-elles émerger un autre monde ?
Il y a deux siècles que la liberté était apparue dans la conscience de l'humanité. Une révolution héroïque et éloquente l'avait fondée. Mais elle n'était pas venue seule. L'égalité et la fraternité l'accompagnaient. A elles trois, elles composaient la justice. Mais l'égalité et la fraternité se sont évanouies, sans qu'on ait eu le temps de reconnaître clairement leur visage. La liberté est restée seule.
Elle resta - ou l'on a cru qu'elle restait - isolée. Elle resta -ou l'on a cru qu'elle restait -immuable, dans un univers que transformait chaque jour une autre révolution, sans héroïsme, celle-là, et muette parce qu'elle était fatale, une révolution de fer, de charbon et de ciment agglomérés par la sueur humaine. Elle resta -ou l'on a cru qu'elle restait -bornée, enclose dans les frontières de ce que l'on appelle une nation, tandis qu'entre toutes les nations du monde les deux révolutions, l'héroïque et la fatale, l'éloquente et la muette, liaient chaque jour des nœuds plus serrés.
Or, la liberté amputée de l'égalité et de la fraternité, ne s'appelle plus la liberté, elle s'appelle l'égoïsme. La liberté rendue aveugle aux transformations mécaniques du monde ne s'appelle plus la liberté, elle s'appelle l'exploitation. La liberté enfermée dans les murailles de la nation ne s'appelle plus la liberté, elle s'appelle la guerre
P 513
Je ne crois pas aux races de déchus et de damnés. Je n'y crois pas plus pour les Allemands que pour les Juifs. Je ressens cruellement cc qui se passe chaque jour.
Tout ce qui se dit ou s'écrit aujourd'hui du peuple allemand et de sa responsabilité collective, on le disait et l'écrivait du peuple français, en Angleterre comme en Allemagne, au lendemain de Waterloo. Un bien léger déplacement de circonstances suffit pour ranimer la brute chez l'homme, chez tous les hommes.
Mais je suis convaincu, par contre, et c'est là mon optimisme foncier, que l'homme, que tous les hommes, sont sensibles à une cure mitigée de bonté et de raison, de fermeté et de confiance, qu'il existe chez eux, chez eux tous, à côté de la sauvagerie séculaire, un sens de fraternité qu'on peut ranimer lui aussi, en agissant à la fois sur leurs sentiments et sur leurs intérêts. Si la paix se décidait dans un autre esprit, la brutalité n'aurait fait que changer de camp pour quelques années, et les peuples continueraient à se repasser les uns aux autres, comme disait Jaurès, « la coupe empoisonnée des Atrides ».
Il y a des époques de vainqueurs, il y a des époques de vaincus. Une époque suit l'autre. Le danger des époques où chacun se croit vainqueur est plus grand que celui des époques où chacun se sent vaincu.
P 514
Vous êtes déjà vainqueurs en ceci: vous avez fini par communiquer à l'univers entier votre haine et votre cruauté. En ce moment même votre résistance sans espoir, dans laquelle on devrait reconnaître de l'héroïsme, n 'apparaît plus que comme la marque extrême d'une férocité sadique, comme le besoin de pousser jusqu'au bout le saccage et le carnage. Et nous répondons en menant la guerre comme vous avec une rage exaspérée: de part et d'autre elle prend la figure des exterminations bibliques.
Je tremble que vous ne soyez encore vainqueurs en ceci: vous aurez insufflé de vous une terreur telle, que pour vous maîtrisez, pour prévenir les retours de votre fureur, nous ne verrons plus d'autre moyen que de façonner le monde à votre image, selon vos lois, selon le Droit de la Force.
Ce serait votre victoire véritable. Dans une guerre d 'idées, le parti qui triomphe est celui qui a inspiré la paix.